BMCR 2015.09.34

Le monde, l’histoire: essai sur les histoires universelles

, Le monde, l'histoire: essai sur les histoires universelles. Paris: Presses Universitaires de France, 2014. 1237. ISBN 9782130631286. €29.00 (pb).

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Historien prolixe et par ailleurs directeur de la prestigieuse collection « Nouvelle Clio » aux Presses Universitaires de France, Hervé Inglebert nous livre une réflexion historiographique des plus originales sur la notion évanescente d’histoire universelle. Comme on le sait, il existe une quantité innombrable d’ouvrages portant cet intitulé et ce, dans de multiples langues; or, ceux-ci divergent considérablement de l’un à l’autre en raison d’une multitude de facteurs (liés à leur époque de rédaction, aux référents culturels, aux idéologies de moment, à la sélection opérée par leurs auteurs respectifs), comme autant de critères éminemment subjectifs ayant mené à leur élaboration et faisant leur unicité comparativement aux autres projets du même titre. Autrement dit, telle « histoire universelle » parue par exemple en Chine ou en Inde divergera diamétralement de celle parue en France au même moment ou à un siècle de distance. Naturellement, ce problème fondamental de l’histoire dite « universelle » ne date pas d’hier; la question de l’universalité se posait déjà à l’époque de la Grèce antique plusieurs siècles avant notre ère, notamment avec Hérodote, autour de 450 avant J.-C. (p. 198). Curieusement, ce questionnement semblait moins fréquent au 19 e siècle, lorsque l’histoire devenait progressivement une discipline professionnelle (p. 828) et à l’époque de l’eurocentrisme triomphant, qui délaissait négligemment le passé dédaigné de ceux que l’on nommait alors les « peuples primitifs » (p. 829). On aura compris que l’auteur n’ambitionne pas de rédiger une version définitive de « l’histoire universelle », mais bien de questionner cette notion d’universalité que tant d’historiens ont revendiquée.

Dans le chapitre d’ouverture abordant les questions de méthode, Inglebert utilise fort à propos l’expression « fausse évidence » pour qualifier cette illusion de l’histoire universelle qui a pourtant tenté plusieurs historiens éminents et guidé beaucoup de nations qui se retrouvaient, si on peut dire, au centre de l’histoire universelle (p. 40). D’ailleurs, cette idée d’illusion reviendra tout au long du livre pour décrire l’histoire universelle comme étant « une illusion des cultures qui l’ont pensée » (p. 989). Néanmoins, cette illusion persistante mérite d’être examinée dans ses innombrables manifestations et variantes, autant par l’historien que par le philosophe. Inglebert précise qu’en fait, les historiens ont, au fil des siècles, raconté et fabriqué plusieurs récits correspondant non pas à l’histoire universelle, mais plutôt à différentes versions de plusieurs histoires plus ou moins reliées entre elles : « Il n’y a pas eu plusieurs conceptions successives d’une même universalité, mais diverses conceptions successives de différentes universalités » (p. 41). A elle seule, cette phrase rectificative résumerait presque tout le propos de l’ouvrage mais elle ne saurait pour autant dispenser le lecteur d’en appréhender le contenu dans son intégralité. Des questions plus proches de l’épistémologie, de la philosophie et des sciences sociales sont inévitablement introduites, par exemple les dimensions méthodologiques et idéologiques : « Le concept d’universalité combine des aspects quantitatifs (des totalités concrètes formées de connaissances sur le monde) et généralement un aspect qualitatif idéologique (une globalité essentielle) » (p. 40). Au passage, Inglebert mentionne brièvement d’autres approches théoriques ayant influencé la manière de concevoir l’histoire dans les pays anglo-saxons, notamment avec la « World History » et les « Gender Studies » (pp. 67 et 899). Sur le plan théorique, il reconnaît sa dette envers les travaux fondamentaux de Michel Foucault sur l’archéologie et les archives, la causalité et la continuité, mais aussi pour sa contribution à créer des concepts opératoires comme l’épistémè et le discours (p. 110). Pour la résumer, l’épistémè se présente comme « l’ensemble des rapports entre les savoirs des différents secteurs scientifiques » (p. 110).

Subdivisé en six parties et 36 chapitres, Le monde, l’histoire: essai sur les histoires universelles se présenterait un peu comme les six tomes réunis autour d’une large réflexion historiographique et métahistorique; chaque partie aurait presque pu constituer un livre en soi. Toute la première moitié de l’ouvrage investigue et compare différentes manières de rédiger « l’histoire du monde » ou plus précisément « l’histoire universelle » depuis Polybe et Diodore. Ce parcours descriptif garde à l’esprit la nécessité de questionner les paramètres de l’histoire « en train de se faire », telle qu’elle s’est effectuée au fil des siècles. Ces questions méthodologiques élaborées dans la première partie (chapitres 1 à 5, mais aussi aux chapitres 21 et 32) méritent une attention toute spéciale, par exemple au cinquième chapitre consacré au rapport au temps (p. 135), aux systèmes de datation et au problème de l’historicisation des mythes qui préoccupait déjà les Grecs à l’époque antique (p. 139), avec cette précision importante pour le lecteur du 21 e siècle : « Il ne faut pas comprendre ici l’opposition mythe/histoire comme celle du vrai et du faux, de la réalité et de la fable » (p. 138). Réussissant à cerner le véritable enjeu de cette question centrale pour l’historien comme pour l’anthropologue, Inglebert poursuit en ajoutant que « Le vrai problème n’est pas celui de la vérité, mais celui de la signification, car le mythe – comme le récit historien – est d’abord là pour donner du sens au monde » (p. 138). Ce type d’articulation conceptuelle fait la force de cet ouvrage nuancé et interdisciplinaire qui rend habilement compte des apports complémentaires des sciences humaines et sociales, mais également des sciences de la nature et de la philosophie (chapitre 31).

Spécialiste de l’histoire romaine, Inglebert livre dans la deuxième partie des pages lumineuses sur les premières conceptions de la totalité, les chronologies et les totalités de l’ancienne Égypte, de la Perse et de la Grèce antique. Il rappelle que l’histoire est d’abord devenue universelle à l’époque romaine; bien que cette vision n’ait pas été partagée de tous, certains croyaient que « l’histoire devenait mondiale, universelle au sens géographique, grâce à Rome » (p. 256). En conséquence, la version romaine de l’histoire adoptait spontanément et sans questionnements une attitude ethnocentrique qui incluait des éléments mythiques et presque miraculeux, ce qui donnait à ce récit à prétention historique « un point de vue romanocentrique, qui commençait avec la fondation de la ville (vers 750 av. J.-C.), et qui insistait sur les raisons religieuses (la piété naturelle supérieure des Romains leur valait l’appui privilégié des dieux) » (p. 256). Mais comme on le sait, les Hébreux et la Chrétienté ont également apporté une dimension apparentée à la mythologie dans la Genèse – longtemps considéré comme un document d’histoire, de récit des origines et de chronologie du monde – avec des éléments comme le Paradis terrestre, Adam et Ève, le Déluge (p. 263). D’autres intersections entre mythe et histoire sont ensuite réapparues dans de nombreux récits recueillis au 16 e siècle chez les premiers peuples des Amériques, par exemple auprès des Incas, des Aztèques et des Mayas Quichés (p. 155).

Dans la troisième partie, Inglebert traitera des divers récits de l’histoire universelle en Europe de l’Antiquité jusqu’à la fin du moyen-âge; ces conceptions seront par la suite opposées aux visions musulmanes du passé, et particulièrement dans le monde persan (chapitre 16, p. 505) ou encore dans l’empire ottoman (chapitre 22, p. 727). La quatrième partie confirme que la réflexion sur l’histoire comme récit de l’humanité s’élabora et se complexifia avant la fin du moyen-âge et lors de la Renaissance (chapitre 19, p. 597). Se concentrant sur les 19 e et 20 e siècles, la cinquième partie reprend le thème de « l’histoire de l’histoire » et rend compte de fréquents « chocs des cultures » et des visions contradictoires de l’histoire, par exemple entre les historiens d’Orient et d’Europe, ou encore dans le monde socialiste au cours du 20 e siècle (URSS, Chine maoïste, Allemagne de l’Est) (chapitre 26, p. 918).

Enfin, le lecteur assidu sera récompensé en appréhendant la sixième partie qui met pleinement à profit l’ensemble des apports des cinq portions précédentes, permettant une discussion riche sur le travail de l’historien et sur la notion si contestable de l’universel, au risque de l’eurocentrisme ou de l’occidentalisme (p. 1109). L’auteur traite également de l’intérêt méthodologique des histoires universelles puisque chacune apporte, outre un ensemble de faits et de dates, un angle d’investigation et un point de vue; Inglebert parle alors de « matrice » liée à son contexte d’émergence : par exemple la matrice mésopotamienne, perse, gréco-romaine, biblique, indienne, chinoise impériale, et ainsi de suite jusqu’aux histoires contestataires et à la « Global History » de la fin du 20 e siècle (pp. 855, 1138). Chacune de ces grandes perspectives implique son propre « principe dominant de signification » qui le caractérise et le distingue des autres.

Cet ouvrage étoffé mais aisément accessible au non-historien alimentera tout cours de premier cycle universitaire consacré au thème de « l’histoire de l’histoire » ou de l’histoire de « l’histoire universelle ». Du point de vue pédagogique, on apprécie la carté des définitions, le propos nuancé, la volonté comparative, l’efficacité de la conceptualisation et les diverses acceptions apportées : « l’histoire comme enquête sur le vrai », « l’histoire comme chronologie » (la datation devient le « critère du discours historien »), « l’histoire comme récit » (p. 146) ou encore l’histoire comme méthode. Mais surtout, on bénéficie des mises au point toujours utiles, par exemple sur les sept sens du mot « histoire » (c’est-à-dire les événements passés qui sont étudiés, les savoirs historicisés, l’histoire comme processus, la discipline elle-même, etc.) (p. 986).

Pour le présenter succinctement, on pourrait imaginer au moins deux manières de considérer cet essai ambitieux : soit comme un exercice exhaustif permettant un survol des multiples manières de concevoir « l’histoire universelle » usitées au fil des siècles et selon les cultures; ou encore comme une réflexion passionnante sur l’épistémologie historique illustrée par une infinité d’exemples alignés chronologiquement. Ces deux perspectives peuvent coexister et ne sont pas réductrices. Cependant, il faut une bonne dose d’ouverture d’esprit pour apprécier pleinement une démonstration aussi originale et résolument interdisciplinaire. L’approche transversale d’Inglebert séduira sans doute les jeunes chercheurs de 2 e et 3 e cycles ayant une ouverture interdisciplinaire et comparative, mais risque peut- être de faire buter les chercheurs plus conventionnels et les historiens qui seraient restés attachés aux manières classiques de « faire de l’histoire ». Cependant, l’entreprise est assurément profitable et intellectuellement stimulante. En somme, on pourra parfaitement apprécier ce livre monumental peu importe son champ de spécialisation.

Au terme de plus de 1200 pages denses sans tableaux ni illustrations, on hésiterait à en redemander. Il serait trop facile de reprocher à l’auteur de ne pas avoir tout dit sur tout; mais au terme d’un exposé aussi substantiel tenant en un seul tome et provenant de la plume d’un auteur unique, on comprend qu’il a fallu délimiter les exemples mentionnés pour parvenir à une synthèse équilibrée qui ne prétend aucunement se substituer à l’ensemble de toutes les histoires universelles. L’intérêt était à l’évidence ailleurs. Pourtant, l’absence d’un index à la fin d’un ouvrage si substantiel surprendra sûrement les lecteurs anglo-saxons; mais cette omission de l’index est plus fréquente chez les éditeurs français. Par ailleurs, compte tenu de l’ampleur de la documentation consultée, l’auteur semble avoir préféré l’inclusion de nombreuses notes en bas de pages à une bibliographie générale, qui aurait certes facilité la consultation mais aussi augmenté le nombre de pages. Ces remarques éditoriales restent mineures et ne réduisent en rien le plaisir de cette lecture éminemment formatrice. Le travail éditorial des Presses Universitaires de France est impeccable; il n’y a aucune coquille à signaler en plus de 1200 pages. D’une ampleur et d’une érudition difficilement égalables, Le monde, l’histoire: essai sur les histoires universelles constitue une contribution importante en historiographie, et restera sans doute le livre d’histoire le plus original à être paru en France durant l’année 2014. On ne peut que souhaiter qu’il soit rapidement traduit en d’autres langues.