L’un des charmes parfois discutables d’un site comme Pompéi tient au fait que la masse de documents disponibles est telle qu’une relecture est toujours possible alors même que l’on croirait la matière épuisée dans de trop nombreuses répétitions d’articles en ouvrage. Encore faut-il pour cela réussir à approfondir des points souvent délaissés lors de leur rapide utilisation comme exemples. La fresque de l’atrium des praedia de Julia Felix (II 4, 3) appartient à cette catégorie de documents, point de passage obligé de toute illustration de la « vie quotidienne » sur le forum dans le monde romain. Alors que de nombreuses contributions ont essentiellement considéré sans argumentation que la fresque – ou mieux ses fragments – représentaient un forum en général, celui de Pompéi en particulier, Olivito, dans cette publication de sa tesi di perfezionamento soutenue en 2012 à la Scuola Normale Superiore di Pisa, s’attache à préciser cette hypothèse tout en spécifiant le contexte, à la fois de représentation et d’exposition.
Le premier chapitre (13-35) est consacré à l’établissement des conditions qui ont amené au démantèlement et à la dissection de cette frise courant, comme le démontre l’auteur au fil de l’ouvrage, sur les quatre murs de l’atrium 24 des praedia de Julia Felix. Les archives constituées au moment du dégagement, entre 1755 et 1757, sont exploitées à frais neufs, en se fondant principalement sur leur récolement proposé en 1860 par G. Fiorelli et sur les travaux récents consacrés à ce vaste bâtiment ou à la seule fresque.1 Cette étude permet de suivre la fouille tout en soulignant la disparition d’une partie des éléments figurés : entre les descriptions du XVIII e s. et l’état actuel, un peu plus de 3,50 m de décor a disparu.
Les différents fragments, qui sont actuellement majoritairement conservés au Museo archeologico nazionale di Napoli (MANN), deux étant restés en place, sont l’objet du second chapitre (37-83). À fort juste titre, Olivito distingue des fragments qui ont été regroupés lors de leur restauration, avec des assemblages sur panneaux parfois assez hasardeux.2 Chacun de ces fragments est l’objet d’une description minutieuse qui, après avoir mentionné les principales interprétations publiées depuis la découverte, s’achève par des propositions d’interprétation, souvent prudentes mais rarement tranchées. Le texte est accompagné au moins d’une photo du fragment dans son état actuel assortie d’une reproduction tirée des Pitture d’Ercolano, le tout éventuellement complété en fonction des besoins par une vue de détail.
Après la description détaillée de la fresque, le chapitre suivant (85-168) s’attache à donner une vision mise à jour des différents bâtiments constituant le forum de Pompéi. Il permet de dresser un bilan, deux cents ans environ après son dégagement, des interprétations proposées pour cerner l’évolution de la place. La tâche est difficile, tant la sédimentation des connaissances a été importante. Cependant, de ce point de vue, ce chapitre constitue une réussite puisqu’il rassemble en un peu moins de cent pages l’ensemble des hypothèses sur une partie des bâtiments, en développant également tout particulièrement l’évolution du peuplement de la place par les statues honorifiques et sa fermeture progressive par des arcs.3 Les côtés méridional et occidental du forum ne sont qu’à peine mentionnés,4 probablement en raison de l’uniformité du portique qui les précède, construit au début du I er siècle avant notre ère ou de la période impériale. Bien que l’on puisse comprendre la difficulté d’effectuer une véritable synthèse — encore attendue — sur cet ensemble complexe, on regrettera la cote parfois mal taillée entre les différents choix opérés pour développer la description de tel ou tel édifice. Par ailleurs, passée sa joie d’avoir un bilan historiographique assez poussé, le lecteur reste souvent sur sa faim d’interprétation avancée par l’auteur lui-même. Enfin, il est étonnant que seuls le séisme de 62 et l’éruption de 79 – suivie d’une très probable récupération immédiate des matériaux de construction en raison d’une intervention impériale – soient mentionnés comme repères chronologiques. Outre les problèmes liés à la datation du séisme (62 ou 63), le paradigme du tremblement de terre unique avant l’éruption a été progressivement fortement critiqué depuis maintenant plus de 20 ans,5 ce qui n’est jamais discuté ou évoqué.
Le quatrième chapitre (157-168) synthétise les deux précédents en discutant les rapprochements et les dissemblances entre le forum représenté sur la fresque et la place publique de Pompéi. La solution adoptée, après un rapide jeu des sept différences entre les principaux fragments et l’architecture du forum, est habile. Au-delà du bon sens, les similitudes sont trop nombreuses pour supposer que le modèle de la place représentée soit autre que le forum de Pompéi. Cependant, il s’agirait d’une idéalisation partielle, réinterprétation éventuellement assez libre réalisée par les peintres.
Le cinquième chapitre (169-209) constitue le cœur de la thèse. Toutes les sources – textuelles, juridiques et épigraphiques – du II e siècle avant notre ère au V e sont exploitées pour valider la construction syllogistique suivante : la fresque représente le forum de Pompéi, les nundinae se déroulent préférentiellement sur le forum, donc la fresque représente ce marché hebdomadaire. Déjà proposée par E. Magaldi,6 cette interprétation n’est pas à rejeter. Il faudrait toutefois la tempérer en soulignant l’existence d’autre sites pouvant accueillir du commerce ambulant : autour de l’amphithéâtre, comme l’indiquent notamment les inscriptions CIL IV, 1096-1097 (mentionnées, p. 183) ou la fresque de la seditio de 59 (MANN inv. n o 112222 ; fig. 130 p. 221) ; dans la palestre, comme en attestent certains graffites (e.g., CIL IV, 8566 b). Si ce type de commerce peut se dérouler en plusieurs point de la ville, comment démontrer que les scènes de la fresque des praedia renvoie vers les nundinae ? La réponse proposée repose sur la mise en parallèle d’indices très précis provenant de la fresque avec des extraits de textes ou d’inscriptions. Le lecteur peut en ressortir avec un sentiment de convergence parfois forcée. Qu’il s’agisse des activités commerciales (170-192), et en particulier des enchères, de l’école (192-199), des activités administratives (199-206) — maigrement représentées par un scribe — ou de la religion (206-209), la justification d’une représentation des seules nundinae est parfois difficile. Par exemple, une relecture d’un passage des Satires Ménippées est mise en œuvre pour éviter que la scène d’école (fragment 12, MANN inv. n o 9066) n’apparaisse comme incongrue dans cette interprétation univoque. Est-il nécessaire d’évoquer l’épitaphe d’Aulus Clodius Flaccus ( CIL X, 1074d, 189-190) pour justifier la présence d’animaux sur le forum dans la fresque, alors que, par-delà la pompa pour les ludi Apollinares, des animaux étaient présents dans un cadre religieux pour être sacrifiés, sans « dérogation » ni rapport direct avec les nundinae ? Le paradoxe principal dans ce raisonnement tient à l’élasticité dans la représentation architecturale du forum d’un côté face à la trop grande précision des facteurs légitimant l’interprétation d’une représentation des seules nundinae.
Ce paradoxe est d’autant plus frappant qu’il sert de fondement au déroulement du sixième chapitre (211-228). Le but de celui-ci est d’abord de réfuter la confrontation de la fresque aux autres peintures « populaires » (autrefois « plébéiennes ») : après avoir utilisé des critères stylistiques en ce sens, l’auteur souligne son caractère extraordinaire lié au sujet représenté. Le chapitre s’achève par une mise en contexte de la fresque dans le reste de la décoration des praedia de Julia Felix, ce qui permet à l’auteur de supposer qu’elle constitue une commande particulière, pensée à dessein pour s’insérer dans l’atrium 24.
Ces remarques permettent d’introduire en douceur le dernier chapitre (229-245), consacré à la contextualisation de la fresque dans l’ensemble de l’édifice et donc à l’interprétation de celui-ci. Il s’agit certainement du chapitre le plus discutable de l’ensemble, ne serait-ce que parce qu’il est essentiellement fondé sur une lecture très douteuse de l’inscription CIL IV, 1136. Ce texte, lu sur la façade septentrionale de l’îlot, signale que l’ensemble était en location et qu’il appartenait à une certaine Iulia Sp. f. Felix. Une grande part de l’exposition fait de cette Julia la fille d’un improbable affranchi impérial nommé Spurius Iulius Felix ( sic) (229, 242-245), alors qu’elle devait plus certainement être une enfant illégitime. Passée la revue des exégèses antérieures sur l’inscription,7 l’auteur se livre à une construction périlleuse, dans laquelle les praedia deviennent pour partie siège d’un improuvable collège professionnel, tandis que la fresque et le douteux Spurius Iulius Felix sont rapprochés du sarcastique graffite lu sur la façade occidentale de l’îlot, vers le sud ( CIL IV, 10150). Ce rapprochement l’autorise à appeler Trimalcion en renfort et à suggérer une interprétation de la fresque comme un rappel de l’ascension sociale de cet affranchi.
Le livre s’achève sans autre conclusion, mais avec cependant deux appendices. Le premier met en images les hypothèses de reconstruction de l’agencement des scènes proposées par S.C. Nappo et C.C. Parslow,1 tout en exposant des lignes permettant une autre reconstruction non imagée (249-263). Le second appendice reprend d’une part une table synoptique des différentes interprétations proposées sur chaque fragment et d’autre part une table d’équivalence avec les descriptions proposées par P.G. Guzzo. Bien que très utile, cette seconde table est étonnamment classée selon la numérotation de Guzzo et non celle de l’auteur, ce qui ne facilite pas sa consultation.
D’un point de vue éditorial, on regrettera que les nombreux renvois internes au texte ne soient pas plus précis, vers des pages, d’autant que les divisions du chapitre 3, central dans le propos, sont absentes de la table des matières.
D’un point de vue général, malgré ses quelques bémols, ce livre rendra des services, notamment à ceux qui voudraient approcher de façon panoptique les travaux existant sur le forum ou sur cette remarquable fresque.
Notes
1. G. Fiorelli, Pompeianarum antiquitatum historia quam ex cod. mss. et a schedis diurnisque […] quae in publicis aut privatis bibliothecis servantur nunc primum collegit indicibusqve instruxit Ios. Fiorelli, Neapoli, 1860. Parmi les travaux les plus récents sur cette frise, on notera S.C. Nappo, « Fregio dipinto dal praedium di Giulia Felice con rappresentazione del foro di Pompei », Rivista di Studi Pompeiani, 3, 1989, p. 79‑96 ; C.C. Parslow, « The “forum frieze” of Pompeii in its archaeological context », dans M.T. Boatwright, H.B. Evans (éd.), The shapes of city life in Rome and Pompeii. Essays in honor of Lawrence Richardson, jr on the occasion of his retirement, New Rochelle, 1998, p. 112‑138. L’ouvrage en recension se place en complément et en contrepoint de P.G. Guzzo, « Sul fregio figurato dai Praedia di Giulia Felice di Pompei (II, 4, 3) », dans M. Sapelli Ragni (éd.), Studi di archeologia in memoria di Liliana Mercando, Torino, 2005, p. 102‑113.
2. Les fragments sont inventoriés au MANN entre le n o 9057 et le n o 9070 ; les n os 9058 et 9060 étant écartés. Les panneaux n o 9057, 9059, 9061 et 9062 ont été divisés en deux fragments, respectivement identifiés par les lettres a et b.
3. Ce dernier point s’appuie en particulier sur K. Müller, Die Ehrenbögen in Pompeji, Studien zur antiken Stadt, 10, Wiesbaden, 2011.
4. Le côté méridional n’est évoqué qu’à travers le supposé portique « de Popidius », ce qui donne lieu à une glose (88-96) autour de la mise en place de la colonie et de la transformation du forum. Le côté occidental du forum n’est pas évoqué.
5. Sur ces questions, voir T. Fröhlich, L. Jacobelli (éd.), Archäologie und Seismologie. La regione vesuviana dal 62 al 79 D.C. Problemi archeologici e sismologici, München, 1995 ; E. Savino, « Nerone, Pompei e il terremoto del 63 d.C. », dans A. Storchi Marino, G.D. Merola (éd.), Interventi imperiali in campo economico e sociale: da Augusto al Tardoantico, Pragmateiai, 18, Bari, 2009, p. 225‑244.
6. E. Magaldi, « Il commercio ambulante a Pompei », Atti dell’Accademia Pontaniana, 60, 1930, p. 61‑87.
7. Sur l’analyse de cette inscription, on préfèrera se référer à F. Pirson, Mietwohnungen in Pompeji und Herkulaneum: Untersuchungen zur Architektur, zum Wohnen und zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte der Vesuvstädte, Studien zur antiken Stadt, 5, München, 1999, p. 18‑19, 47‑52, non cité.