BMCR 2015.06.29

Shameless: The Canine and the Feminine in Ancient Greece. Τranslated by Matthew Fox

, Shameless: The Canine and the Feminine in Ancient Greece. Τranslated by Matthew Fox. Oakland: University of California Press, 2014. ix, 294. ISBN 9780520273405. $60.00.

Preview

L’ouvrage dont il est ici rendu compte est la traduction en anglais (avec une nouvelle préface et un appendice) d’un livre précédemment paru en version originale italienne en 2003 ( Senza ritegno. Il cane e la donna nell’immaginario della Grecia antica, Bologne). Il avait alors fait l’objet d’un compte rendu Bryn Mawr dû à Sharon L. James ( BMCR 2005.08.17) auquel nous renvoyons pour la présentation du détail des démonstrations. L’importance du livre de Cristiana Franco mérite toutefois que l’on en rappelle le sujet pour ensuite évoquer ce que l’édition en anglais apporte de nouveau.

À la page 151 de ce livre, Cristiana Franco cite un proverbe grec auquel Platon fait écho dans la République (563c6). Ce proverbe dit, en grec : « οἵαπερ ἁ δέσποινα, τοία χἀ κύων », soit « telle maîtresse, telle chienne », alors qu’aujourd’hui nous exprimons l’idée au masculin : « tel maître, tel chien ». Pourquoi les Grecs ont-ils si souvent pensé le chien au féminin ? Pourquoi l’ont-ils associé à la femme ? Pourquoi le chien était-il présent dans tant d’insultes (p. 75)? Telles sont les questions que Cristiana Franco s’est posées en cherchant à comprendre pourquoi Hésiode avait écrit qu’Hermès avait doté Pandore d’un esprit de chien ( kuneos noos). De là, elle a été entraînée dans une enquête sur le chien et ses représentations culturelles dans la pensée grecque. Le résultat est ce livre, l’un des plus achevés en anthropologie historique que l’on ait publiés ces dernières années, à la croisée des traditions italiennes, françaises et anglo-saxonnes. L’historien y verra un modèle éclairant en matière d’histoire culturelle. Les thématiques qu’aborde Cristiana Franco sont diverses, à la rencontre de courants récents de la recherche. C’est un livre participant à l’étude des animaux dans les cultures du passé ( animal studies ou Human-animal studies selon Cristiana Franco) et aux études sur le genre.1 Nombre de passages de la littérature grecque archaïque et classique sont expliqués, ce qui rendra Shameless très utile même pour tous ceux qui s’intéressent à Homère ou aux Tragiques par exemple. La démonstration se fait au moyen d’un développement au raisonnement très structuré et qui s’organise en cinq chapitres d’inégale longueur. Il s’achève par l’explication de l’expression d’Hésiode à propos de Pandore. Le plan de l’ouvrage est d’une grande rigueur ; jamais le lecteur n’a l’impression de flou ou d’approximation. À cela s’ajoute une écriture nette et une langue élégante. Tout cela crée un charme qui fait que l’on ne s’ennuie jamais. Ces qualités devraient participer du succès à venir de ce livre, mais elles ne doivent pas dissimuler l’excellence du fond.

La traduction a été mise à jour pour tenir compte des nouvelles parutions et du développement de la pensée de son auteur. Si le texte principal est identique à celui de la version italienne,2 les notes ont été parfois développées pour tenir compte des parutions depuis 2003 et il y a même quelques notes nouvelles. La bibliographie intègre bien des références récentes qui témoignent du développement des études sur les animaux dans l’Antiquité ; elle rendra de grands services tant elle rassemble de travaux dans toutes les grandes langues scientifiques et relevant de disciplines complémentaires.3 Le volume est accompagné d’une brève nouvelle préface et surtout d’un long appendice à la pensée riche et complexe qui formera une contribution importante à la recherche sur les animaux.

La préface anglaise pose la problématique et explique l’originalité de la traduction anglaise par rapport à la version italienne. Elle laisse place à un prologue fondé sur la citation d’Hésiode pour constater que le chien, malgré sa proximité avec l’homme, a servi en grec à insulter l’autre, et souvent des femmes. Il y a donc une « chiennerie » ( bitchiness) de la femme. Une rapide conclusion rassemble les points principaux de la démonstration et ouvre sur l’appendice original dans la version anglaise ( Reflections on Theory and Method in Studying Animals in the Ancient World, p. 161-184). Cristiana Franco y réaffirme, après d’autres, la valeur heuristique de la comparaison. Elle expose ensuite les théories sémiotiques selon lesquelles le lecteur participe à la création du texte. L’auteur doit tenir compte des idées reçues du lectorat : elles forment une « encyclopédie ». C’était donc cette encyclopédie que Cristiana Franco devait reconstituer à propos du chien. Puis, pour comprendre comment un objet peut donner naissance à des représentations culturelles, elle s’appuie sur la théorie de l’affordance développée par M. Bettini dans un travail sur la belette.4 Elle postule que les représentations se rattachent toujours à une caractéristique réelle et qu’elles sont liées à l’interaction entre l’objet représenté et le groupe où nait la représentation. Le chien étant un sujet social, le mécanisme de représentation s’avère très complexe. Dans son cas, il est possible de constater combien la société grecque est androcentrique et combien le système des représentations l’est aussi (p. 171-172 ; cf. p. 106-108). De là la conclusion selon laquelle l’animal, dans la plupart des cultures, a permis de penser l’altérité : « it plunges the scholar straight into basic processes of anthropopoesis and social construction, including the politics of gender » (p. 172). Suit un appel au développement des travaux d’anthropozoologie (en anglais, anthrozoology). On y décèle l’influence des débats anti-spécistes. C’est surtout l’une des premières tentatives de bilan raisonné d’interrogations récentes nées de la rencontre de nouvelles disciplines, notamment l’éthologie cognitiviste — et donc de la question des cultures animales et de l’animal comme sujet — et qui s’appuie sur la réintégration dans le débat historique d’acteurs sociaux négligés, comme les femmes, les pauvres etc. Cristiana Franco termine en replaçant sa propre approche de l’animal pendant l’Antiquité dans les études de ces trente dernières années et dont le rythme s’est accéléré : c’est celle d’une via media entre l’animal réduit au statut de realia (un mot qui, me semble-t-il devrait être totalement banni des études sur l’Antiquité) et l’animal transformé en pure représentation. Tout l’ouvrage de Cristiana Franco témoigne que c’est bien là la méthode qu’elle a suivie.

Il faut le répéter : ce livre est un travail très important par la foule de pistes qu’il ouvre. Sa traduction en anglais en permettra une large diffusion et appellera aussi sans doute des discussions. C’est un maître-livre qui sera souvent cité par tous ceux qui font de l’histoire culturelle et s’intéressent aux problématiques touchant à l’animal.

Notes

1. P. 113, Cristiana Franco parle de human-kind au lieu de mankind.

2. Cela implique quelques remarques incidentes sur le sens de mots italiens qui pourrait parfois être différent en anglais, cf. p. 82.

3. Il y a un index thématique, mais pas d’ index locorum qui manque un peu dans ce travail qui apporte tant à la compréhension de passages importants des sources.

4. M. Bettini, Women and Weasels, Chicago, 2013 (éd. originale italienne en 1998).