Le volume Foundation Myths in Ancient Societies. Dialogues and Discourses, qui vient de paraître aux presses de l’Université de Pennsylvanie, réunit sept contributions sur le thème des mythes de fondation dans l’Antiquité gréco-romaine.
Comme l’explique N. Mac Sweeney dans l’introduction, l’omniprésence des mythes de fondation pendant l’Antiquité et surtout leur caractère contradictoire et incohérent n’ont pas été perçus comme problématiques par les Anciens, tandis que les raisons de la genèse et de la diffusion de chaque variante ou récit alternatif sont aujourd’hui plus difficiles à saisir à cause du caractère fragmentaire des sources. L’ambition de cette publication est alors celle de considérer les discours de fondation connus sur une même ville et d’étudier leur processus de mythopoièse, leurs relations réciproques, le contexte de leur création, de définir l’identité des créateurs et des destinataires de chaque variante, afin de déchiffrer le message politique que ces légendes sont chargées de diffuser. Cette démarche, ici affichée comme tout à fait originale, mais qui connaît de fait une longue tradition (les débats historiographiques entre « positivistes » et « constructivistes » auxquels fait allusion l’auteur étant terminés depuis longtemps) se décline par le choix de sept exemples couvrant un arc chronologique et des espaces géographiques très vastes : des « siècles obscurs » au III e s. ap. J.-C., de la Sicile à la Bactriane.
Le premier article, d’Irad Malkin (« Foreign Founders : Greek and Hebrews »), se signale par l’originalité de son approche qui établit une comparaison, dans les traditions grecque et juive, sur les fondateurs venus d’ailleurs. Dans le monde grec, à l’exception du modèle autochtone choisi par les Athéniens, c’est en effet le modèle allochtone qui prime dans les récits de fondation, où un héros étranger (ou l’œciste, dans le cas des ktiseis coloniales) fonde une nouvelle communauté à l’issue d’une migration. Ce schéma est mis en parallèle avec l’exemple biblique d’Abraham, dont la migration au Pays de Canaan lui permet de devenir l’ancêtre des tribus juives. D’autres points communs justifient un rapprochement entre les deux traditions : les modalités d’occupation, du partage de la terre et de la distribution des lots, le rapport avec le clergé et la volonté divine, à l’origine du déplacement (Dieu pour les Juifs, oracles de fondation pour les Grecs), tous éléments constitutifs de l’identité collective d’une communauté qui reconnaît à ses origines l’installation d’un individu ou d’un groupe immigré. Il serait légitime à ce propos de se demander si les ressemblances entre les mythes de fondation juifs et grecs ne sont pas à mettre sur le compte d’une similarité « universelle » ou, plus banalement, d’une influence culturelle réciproque, questions auxquelles des études plus approfondies que l’auteur souhaite conduire avec la collaboration de spécialistes d’histoire biblique et d’archéologie pourront sans doute donner des réponses convaincantes.
La fondation de Naxos fait l’objet du chapitre de Lieve Donnellan (« Oikist and Archegetes in Context : Representing the Foundation of Sicilian Naxos ») : les sources écrites, qui livrent un point de vue extérieur, non-naxien, sur la fondation de la colonie, sont ici étudiées avec les documents relevant plutôt de l’auto-représentation naxienne, à savoir les images monétaires et l’organisation spatiale du culte, notamment de celui d’Apollon Archégète. Si dans les textes l’accent est mis sur la figure de l’œciste historique Théoclès, dans le cadre d’une fondation présentée comme fortuite ou programmée, sur les monnaies c’est d’abord Dionysos et ensuite, à partir de 420, Apollon, qui sont célébrés. Le choix d’Apollon à Naxos s’explique comme la manifestation d’une volonté de rapprochement de Naxos (qui avait jusqu’alors privilégié l’image dionysiaque pour affirmer une identité propre), avec Catane et Léontinoi (qui avaient déjà fait d’Apollon leur emblème monétaire), afin d’afficher une identité pan-eubéenne confortée par le culte d’Apollon Archégète et se défendre ainsi contre les intrusions de Syracuse, devenues de plus en plus menaçantes dans le dernier quart du V e s. av. J.-C.
Sur les ambiguïtés de la tradition sur la paternité de Thésée s’interroge en revanche Susanne Turner (« Who’s the Daddy ? Contesting and Constructing Theseus’s Paternity in Fifth-Century Athens») : le héros, qui n’est pas à proprement parler un œciste—ce qui serait insensé pour une cité se proclamant autochtone—mais plutôt un « synœciste », est en effet alternativement présenté comme le fils de Poséidon et d’Égée. Cette généalogie flexible aurait répondu à deux exigences différentes. La parenté avec le dieu de la mer aurait renvoyé, avec l’épisode crétois, à la puissance thalassocratique athénienne, et donc à la justification de la place d’Athènes sur le plan international, alors que l’ascendance égéenne aurait servi à expliquer la place du héros en Attique : son accession au trône devient légitime grâce à cette paternité qui insère Thésée dans la lignée royale attique, donc autochtone. Finalement, cette double paternité, négociable selon les besoins, se révèle efficace aussi à cause de son évanescence : comme le souligne l’auteur, dans la saga de Thésée, ce sont surtout les figures féminines maternelles qui jouent un rôle véritable : Aithra, mère de Thésée, sa belle-mère Amphitrite, et Athéna, qui accueille le héros à Athènes à la place d’Égée, victime du parricide involontaire de Thésée.
Suivent deux chapitres sur les fondations d’Alexandre. Dans le premier (« The Founder’s Shrine and the Foundation of Ai Khanoum »), Rachel Mairs étudie les témoignages épigraphiques et archéologiques d’Ai Khanoum. Le nom ancien de ce site de Bactriane, demeure malheureusement inconnu, mais les données archéologiques permettent de déduire qu’il s’agissait d’un établissement achéménide transformé en garnison par les généraux d’Alexandre vers la fin du IV e s. et ayant évolué en véritable communauté coloniale dès la première moitié du III e s., sous les Séleucides. C’est à cette période qu’est datable un document épigraphique en langue grecque retrouvé dans le sanctuaire du présumé fondateur, un certain Kinéas. Le texte, fragmentaire, enregistre quelques maximes delphiques et précise que celles-ci ont été soigneusement recopiées à Delphes par un certain Kléarchos. Cette connexion avec le sanctuaire delphique constitue probablement un élément inventé (il est très douteux que la lointaine Delphes ait joué un rôle dans la fondation de cette garnison-colonie), introduit par la première génération de colons nés en Bactriane, qui créèrent un discours de fondation en rapport avec le site panhellénique et son oracle afin de souligner leur identité grecque.
Daniel Ogden («Alexander, Agathos Daimon, and Ptolemy : The Alexandrian Foundation Myth in Dialogue ») étudie le récit de fondation d’Alexandrie qui met en scène Alexandre dans le rôle du meurtrier du serpent Agathos Daimon. Cette légende rapportée par le Roman d’Alexandre, s’inspire probablement de versions remontant à l’époque hellénistique. Sa genèse est clairement débitrice du motif traditionnel du meurtre du serpent gardien (cfr. la fondation cadméenne de Thèbes) et vise de toute évidence à conférer une légitimité et une dignité à la fondation alexandrine. L’auteur s’interroge notamment sur les résonnances que ce récit, qui devrait sa première diffusion à Ptolémée, a pu avoir auprès de la population hétérogène d’Alexandrie : la figure du serpent était évocatrice non pas seulement pour les Grecs, mais aussi pour les Égyptiens, qui pouvaient la superposer à Šaï, et même pour les Juifs et les chrétiens (association du récit alexandrin avec la figure du prophète Jérémie chez le pseudo-Épiphane). Elle a été aussi récupérée et adaptée par les Séleucides, dans les récits de fondation d’Antioche et de Seleukeia, qui font écho au mythe d’Alexandrie, montrant ainsi l’impact que ce modèle a pu avoir en dehors des frontières du royaume ptolémaïque.
Les deux derniers chapitres concernent l’époque romaine: dans le premier, Michael Squire (« Figuring Rome’s Foundation on the Iliac Tablets ») offre une analyse de la Tabula Iliaca Capitolina qui, mettant en scène des épisodes de l’ Ilioupersis, de la Petite Iliade et de l’ Aethiopis, accompagnés par un résumé en grec de l’ Iliade, reproduit de façon particulièrement explicite la version de la fondation de Rome diffusée par la propagande augustéenne et en particulier par l’ Énéide, sans qu’il y ait de traces de ce poème ni de langue latine. Le but idéologique est donc explicite, mais les modalités d’utilisation sont dans ce cas très particulières : comme l’explique l’auteur, ces tables étaient destinées à être admirées dans des contextes dépourvus de caractère officiel et tout particulièrement lors des occasions conviviales : ces reliefs auraient alors offert une sorte de plan narratif qui laissait les spectateurs libres de lire les images dans l’ordre qu’ils souhaitaient, dans le cadre d’une sorte de « jeu de société » où la tradition était connue, mais où il était possible de bénéficier d’un espace de flexibilité et d’innovations narratives dans un mythe, celui de la fondation de Rome, bien codifié.
Le dernier chapitre, d’Alfred Hirt (« Beyond Greece and Rome : Foundation Myths on Tyrian Coinage in the Third Century AD »), est consacré aux légendes de fondation de Tyr à travers l’étude des images monétaires entre la fin du II e et le III e s. ap. J.-C. Cette cité phénicienne qui pouvait difficilement se donner une origine grecque, à partir de la conquête d’Alexandre assume une physionomie et une organisation grecques. Elle développe alors une auto-perception grecque qu’elle entend affirmer encore à l’époque impériale, comme le révèlent les monnaies. La relation avec la Grèce est soulignée par le choix de personnages qui justifient une parenté avec le monde grec, voire une précédence de Tyr, qui s’affiche en quelque sorte comme ancêtre ou métropole des Grecs à travers les figures de Cadmos, fondateur de Thèbes et vecteur de l’alphabet chez les Grecs, et de sa sœur Europe. La légende d’Héraclès, ici récupéré comme fondateur indirect de Tyr, est également exploitée dans ce sens. D’autres monnaies, privilégiant la représentation de la fondation selon le rite romain (Tyr assume le statut de colonie en 198 ap. J.-C.) ou alors celle de Didon, visaient en revanche à souligner les liens avec le monde romain. Ces considérations poussent l’auteur à se poser la question de l’impact des images monétaires auprès des utilisateurs : si seulement une partie de ceux-ci disposait d’une culture littéraire permettant de déchiffrer entièrement la portée idéologique de ces messages, il est probable que la circulation de ces mêmes images sur d’autres supports (ex. décoration des édifices de culte) ait pu rendre leur exégèse moins obscure, du moins auprès des habitants de Tyr, en encourageant par conséquence l’autorité émettrice à se servir du mythe grec et romain afin d’affirmer l’envergure politique de la cité.
Le recueil se termine avec les belles conclusions de Robin Osborne qui livre ses réflexions sur la difficulté de la tâche de l’historien qui se retrouve confronté à de multiples histoires autour d’une même fondation. Celles-ci sont le résultat d’une superposition de mensonges sur le passé finalisés à influencer l’auditoire (ou le lectorat) qui les a transformés en vérités sociales. À l’historien de reconnaître le mensonge et ses raisons, de le rendre moins énigmatique, de discerner les rapports complexes entre les différents récits sur l’origine d’une même communauté, ainsi que le réseau d’intérêts personnels et de groupe qui sous-tendent ces discours contradictoires. Il n’y a donc pas une histoire définitive des fondations, il y a des histoires de fondation.
Cet ouvrage se signale donc par son unité thématique et a le mérite de présenter des réflexions sur les légendes de fondation appartenant à de réalités hétérogènes du monde ancien, faisant appel à des instruments d’analyse complémentaires, de façon à offrir aux lecteurs un cadre d’étude complet et critique. Cette démarche permet de comparer les cas choisis et de constater les affinités entre les dispositifs mis en place pour tisser ces récits, leurs rapports avec le contexte historique, politique et social qui en a favorisé la naissance et la diffusion. Pour toutes ces raisons, ce volume se révèle utile pour un lectorat de spécialistes, mais peut être abordé aussi par un public plus large, puisqu’il prend en examen des mécanismes intemporels, répondant à la volonté universelle de se donner une origine, la plus appropriée selon les époques et les conjonctures.
Nous signalons enfin le soin apporté à l’apparat de notes et à la bibliographie et la présence d’un index général à la fin du volume qui rend plus aisée la recherche ponctuelle.