Le titre peut paraître énigmatique, mais l’Introduction de Michele George (p. 3 – 5) a tôt fait de l’éclairer. Il s’agit des contributions que pourraient fournir à l’étude de l’esclavage romain des sources autres que littéraires ou juridiques. George explique pourquoi l’archéologie a été plus employée pour l’histoire de l’art que pour l’étude de l’esclavage et le regrette, puis elle présente les sept études qui constituent ce volume. Elle conclut sur le caractère servile de la société romaine : la difficulté à connaître le rôle des esclaves dans la culture matérielle tient aussi au fait que les esclaves n’étaient pas isolés mais intégrés dans la société romaine.
La première étude, due à Christer Bruun s’intitule Greek or Latin ? The owner’s choice of names for uernae in Rome » (p. 19-42). Dans son introduction Bruun rappelle la nécessité de combiner pour l’investigation des sociétés antiques les sources de toutes sortes, qu’elles soient archéologiques, épigraphiques ou littéraires. Il désire en l’occurrence établir un pont entre l’archéologie et l’épigraphie. Bruun entend interroger l’onomastique et n’a pas peur de risquer l’hérésie. Si la seconde génération tend à troquer le cognomen grec pour un surnom latin, le phénomène n’est que faiblement majoritaire et même l’inverse se produit : 10% des couples latins ont des enfants avec un cognomen grec ; celui-ci n’est donc pas forcément la macule à effacer. Pour les uernae les noms, sont majoritairement latins. Le cognomen latin n’est donc pas un indice de naissance libre et, alors que chez la masse des esclaves et affranchis les noms grecs représentent autour des deux tiers, contrairement à ce qui se passe pour les uernae, on pourrait en conclure que la majorité des esclaves provient du marché et de l’importation.
Constatant combien l’étude de l’esclavage romain manque de données chiffrées fiables, Henrik Mouritsen, Slavery and Manumission in the Roman Elite. A Study of the Columbaria of the Volusii and the Statilii (p. 43-68), entend utiliser les inscriptions recueillies au XIXe siècle de deux columbaria aujourd’hui disparus pour évaluer le taux d’affranchissement. Ces inscriptions font apparaître 53% d’esclaves chez les Volusii et 68% chez les Statilii, respectivement 45% et 32% d’affranchis. Plusieurs hypothèses pourraient expliquer cette différence : transmission partielle et aléatoire des inscriptions, rang social plus élevé de la partie de la familia attestée chez les Volusii. L’étude de détail fait apparaître la disproportion numérique entre hommes et femmes (deux tiers, un tiers) et les degrés de subordination qui vont du noble à l’affranchi, aux esclaves de l’un ou de l’autre et aux uicarii.
Peter Keegan, Reading the “pages” of the Domus Caesaris; pueri delicati, Slave Education and the graffiti of the Palatine Paedagogium (p. 69-98), entend d’abord montrer que le Paedagogium du Palatin était bien un centre de formation pour les esclaves impériaux et suggère à partir d’autres sources anciennes à quoi pouvait tendre cette formation. Dans une seconde partie, peut-être une quinzaine de graffiti (sur 369 s’étalant sur deux ou trois siècles) ou une liste de noms sont censés fournir des indices sur la pratique des esclaves, leur niveau d’éducation, leurs origines ethniques, la nature de leur formation. En troisième lieu, sous la rubrique « réalités matérielles », l’auteur, après avoir interrogé des noms d’esclaves liés à leurs fonctions, s’attarde, à partir de représentations de phallus et du mot paedico, sur les comportements homosexuels. Les dernières pages portent sur les moqueries que se seraient attirées les esclaves chrétiens.
Sandra Joshel, Geographies of Slave, Containment and Movement (p. 99-128), part de la double nécessité pour les maîtres de faire se déplacer leurs esclaves et de les cantonner dans un espace limité. Les propriétaires conçoivent un espace fermé à l’intérieur duquel ils s’entendent prévoir avec le plus de précision possible le déplacement de leurs esclaves. Joshel étudie d’abord l’espace de cantonnement que constitue la villa rustica à la fois telle qu’elle est présentée par les agronomes et apparaît dans les restes archéologiques où le souci d’une constante surveillance est évident. À ces espaces conçus par les maîtres, s’opposent la vision et l’utilisation du même espace par l’esclave : sans témoignage direct, on peut déduire son comportement des stéréotypes des maîtres qui voient en lui un être cupide, paresseux et malhonnête. Dans la maison de ville, si le labeur passe pour être moins rigoureux, le maître entend avoir constamment à sa disposition ses esclaves qui doivent être à la fois présents aux besoins et retranchés dans leur quartier : là aussi, les esclaves ont une vision opposée de l’espace si l’on en croit les plaintes des maîtres.
Noel Lenski Working Models: Functional Art and Roman Conceptions of Slavery (p. 129-157), rappelle quelques exemples d’esclaves utilisés comme des outils, poignard pour se suicider, serviette de toilette grâce à leur chevelure, cannes pour s’appuyer…Il entend montrer que cette conception de l’esclave outil transparaît aussi dans les objets d’art. Lenski considère en premier lieu les Human Tools, les instruments à forme humaine tels ce thymiateron de la collection Getty représentant un esclave comique juché sur un autel. Ensuite l’auteur traite des Human Props comme une série d’adolescents de bronze qui sont des candélabres. Il termine par une section intitulée Dumb Waiters, étudiant une série de statues de bronze destinées à recevoir des plateaux.
L’éditeur du volume, elle-même, Michele George, Cupid Punished: Reflections on a Roman Genre Scene (p. 158-179), décrit d’abord une statue d’époque antonine : un très jeune enfant nu, s’appuyant sur une souche, avec une chaîne qui va d’une ceinture de cuir à une entrave à sa jambe ; c’est Cupidon puni. George étudie ce motif et voit une différence entre son traitement grec ou hellénistiques et la façon dont il est décliné à Rome : plusieurs statues proches de la première, la peinture pompéienne montrant Némésis conduisant à Vénus pour le châtier Cupidon avec non seulement la chaîne mais encore une houe sur l’épaule. Chaînes, fouet, travail agricole forcé sont autant de références à l’esclavage. La multiplication des putti, marque d’intérêt pour les enfants, s‘allie au phénomène des deliciae, ces jeunes esclaves à l’usage équivoque. Les putti ailés sont aussi représentés en cage, vendus à des matrones en quête d’amour, la mise en cage comme la vente les assimilant encore à des esclaves.
Natalie Boymel Kampen, Slaves and Liberti in the Roman Army (p. 180-197), fournit des arguments pour voir sur la stèle de Marcus Caelius en ses affranchis Priuatus et Thiaminus des défunts lors de l’érection du monument. L’étude d’autres pierres tombales de militaires en Rhénanie lui font conclure que les représentations d’affranchie et d’esclaves que l’on y voit ne doivent pas concerner de simples calones.
Dans les trois premiers articles, « la culture matérielle » se résume aux inscriptions. Bruun se contente de poser des questions de bonnes questions : son échantillonnage de uernae serait insuffisant pour asseoir des conclusions. L’hétérogénéité et l’étalement dans le temps des inscriptions du paedagogium était difficile à maîtriser et Keegan imagine pour ces graffitis des interprétations certes possibles mais tout autant que beaucoup d’autres : Scaurus s’appelle-t-il ainsi parce qu’il servirait du poisson comme le veut Keegan ou parce que sa physionomie évoque le poisson perroquet ou pour mille autres raisons ? Mouritsen s’est donné comme but le taux d’affranchissement et la vérification de l’affirmation cicéronienne selon laquelle l’esclave devait normalement s’affranchir au bout de six ans. Les apports de son étude de deux columbaria sont autres. La proportion d’esclaves et d’affranchis sans que l’on sache leur âge à leur mort, encore moins lors de leur affranchissement ne permet pas de répondre à la question de départ.
Joshel écrit, page 102, que Columelle recommande l’usage d’esclaves enchaînés dans les vignobles. Columelle dit exactement le contraire : on y utilise le plus souvent les adligati, des délinquants, mais, pour lui-même, il écrit : « il n’est rien qu’un homme honnête … ne fera pas mieux qu’un vaurien. J’ai intercalé cette remarque afin que nul n’estime que je suis d’avis de préférer faire cultiver les champs par des délinquants plutôt que par des innocents » (1,9, 5). Columelle le confirme en conseillant d’acheter cher un esclave vigneron plutôt qu’un délinquant à bas prix (3, 3, 8). Joshel nomme la maîtrise que d’après Columelle leurs propriétaires exercent sur les esclaves à tout moment en tout endroit « chorégraphie ». Même si les passages qu’elle cite à l’appui de cette idée, indiquant des actions ponctuelles accomplies par différents agents (dressage des bœufs, précautions contre les piqûres d’abeilles), ne sont nullement probants, admettons que la rigoureuse comptabilité des tâches et du temps de travail préconisée par l’agronome vise à l’emploi maximum du personnel servile. Sandra Yoshel veut voir la même « chorégraphie » dans la ville (là encore, références peu pertinentes) où, pourtant, le système fondé majoritairement sur le rachat de sa liberté par l’esclave ne peut fonctionner qu’en lui ménageant un temps libre. Il ne faut pas projeter les réalités de l’esclavage noir moderne sur celui de Rome. On s’étonnera de même de lire sous la plume de George, p. 163, « l’idée grecque d’esclavage naturel, qui était fondamentale pour l’esclavage romain… », ou p. 167, « comme un esclave jugé criminel par nature dans la pensée romaine ». Ce sont les esclavagistes d’Amérique qui cherchaient une justification dans Aristote, peut-être même en commettant un contresens sur lui si l’on suit Victor Goldschmidt (« Les renversements du concept d’égalité des Anciens aux Modernes », Archives de philosophie du droit, 17, 1972, p. 299-318.), mais, à Rome, le système institutionnel faisait de l’affranchi un citoyen, l’idée d’un esclavage naturel, congénital et donc indélébile était totalement inconcevable.
Keegan est victime d’une confusion, page 133, lorsque l’esclave rusé de comédie devient pour lui en latin « seruus calidus, literally “hot slave” ». L’esclave comique tient à montrer qu’il est callidus avec deux l par exemple en Térence, Andrienne, 198, où la scansion ne laisse aucun doute : callidus, « endurci », donc « expérimenté », « habile », « rusé ».
Si l’unité de ce volume sous le concept de culture matérielle reste très problématique, cette unité réside simplement dans l’histoire de l’esclavage romain, pour laquelle la plupart des études contenues dans ce livre fournissent des apports intéressants, même si le présupposé d’une analogie avec l’esclavage noir moderne fausse parfois la perspective.