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Au sein de la collection d’ouvrages des éditions de l’École française de Rome, le livre de Sarah Rey occupe une place singulière en raison de son objet. Il s’inscrit dans un courant particulier, actuellement en vogue, qui vise à étudier non les données historiques elles-mêmes mais « l’histoire de l’histoire » (p. 406), à travers l’analyse des parcours intellectuels de ceux qui la façonnent,1 notamment à l’occasion de leur passage à l’École française de Rome mais aussi durant leur carrière académique et scientifique.
Une introduction dense s’occupe de présenter les sources, avec au premier chef les archives administratives ainsi que les divers témoignages autobiographiques voire épistolaires. Ces derniers, dont l’auteur souligne à très juste titre la grande valeur (p. 403), sont particulièrement intéressants car révélateurs des personnalités, d’éléments triviaux, des querelles ou mesquineries diverses qui jalonnaient les vies et les carrières des historiens non sans influer parfois, pour ne pas dire souvent, sur elles. A ce stade, le premier élément qui frappe le lecteur est l’immensité de la documentation à traiter, laquelle a commandé d’effectuer certains choix prioritaires. Un point utile est opéré au sujet de la méthode employée afin de déterminer ce qu’est une « œuvre romaine » (pp. 7-10) et la place spécifique prise par celle-ci au sein des sciences de l’Antiquité. La présentation intègre un court exposé au regard des grandes étapes fondatrices de l’École ainsi que sur l’Institut de correspondance archéologique fondé en 1829 par les Prussiens, et au sein duquel les Français ont joué un rôle important. Après d’ultimes balbutiements lors des années 1873-1875, pendant lesquelles l’EFR n’est encore qu’une section de l’École française d’Athènes, la succursale romaine devient enfin une structure autonome et le cadre italien d’une professionnalisation assumée en matière de sciences antiquisantes au moment où ces dernières gagnent en consistance.
Un principe émerge des premières pages de cette étude. Bien qu’elle forme le début du parcours académique, l’intégration des membres à l’EFR est l’aboutissement d’un parcours universitaire normé qui passe nécessairement par l’École normale supérieure et le concours d’agrégation (Lettres classiques en tête). Mais le paramètre humain doit être pris en compte car il apparaît que le recrutement d’un membre relève d’un véritable contrat intuitu personae comme disent les juristes. S’instaurent alors des relations privilégiées de maître à disciple fédérées autour d’un sujet de recherches convenu, sur fond de concurrence historiographique franco-allemande. Les investigations se déroulent sous les auspices de grandes figures tutélaires françaises de l’histoire ancienne telles Fustel de Coulanges ou Jérôme Carcopino, voire étrangères à l’image de l’archéologue et épigraphiste Giovanni Battista de Rossi ou du grand historien belge des religions Franz Cumont.
Au revers d’une sélection formaliste et balisée qui s’effectue sur des profils assez proches, le passage à Rome s’apparente à une vraie remise en question personnelle. Il constitue une véritable aventure intellectuelle et humaine pour les heureux élus qui se confrontent à une Antiquité incarnée. Ceux-ci n’hésitent pas à s’expatrier au Maghreb, zone géographique réputée « province de l’École de Rome » (p. 95) pour se trouver directement au contact des vestiges antiques d’Afrique du Nord. En plus de parfaire leurs compétences en épigraphie ou en archéologie, les membres développent ainsi une conscience patrimoniale.
Mais l’itinérance pouvait s’opérer au sein même de la péninsule italienne, en suivant l’orientation Mommsénienne, et les membres de l’EFR se lancent ainsi dans l’histoire locale de cités secondaires comme Terracine voire dans l’étruscologie animée par une rude concurrence franco-allemande ou encore, tel Jean Bérard, dans l’histoire de la colonisation grecque en Italie du sud. On prend surtout conscience que le destin de Rome ne peut s’appréhender seul et des comparaisons sociologiques ou ethnologiques s’imposent d’autant plus à un moment où ces disciplines nouvelles des sciences humaines, dont l’apport à l’histoire ancienne pourrait s’avérer précieux, prennent leur essor. Cette ouverture d’esprit s’observe également lors de rencontres fructueuses avec de grands savants italiens comme Giacomo Boni ou encore Rodolpho Lanciani. Elle prend aussi la forme d’une découverte directe de l’Italie contemporaine et de ses quelques errements politiques, à l’image du régime fasciste auquel Jean Bérard consacrera une monographie.
Le retour en France, les jeunes érudits farnésiens sont servis par un efficace réseau d’influences. Ils entament un cursus honorum universitaire qui les amène le plus souvent vers de prestigieux établissements parisiens et dont la consécration est l’obtention d’une chaire d’histoire ancienne au Collège de France ou une élection à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Les anciennes camaraderies romaines résistent peu à ces jeux de pouvoirs2 qui sont de plus renforcés par de remarquables pratiques endogamiques à la romaine. Certains tels René Cagnat ou Gaston Boissier épousèrent la fille de grands maîtres et connurent des intégrations plus faciles au sein de l’Université; ils n’hésitèrent pas non plus à reproduire ce schéma concernant leur progéniture tant et si bien qu’il ne semble pas abusif d’évoquer en certains cas une quasi-consanguinité antiquisante française autour d’un parcours académique méticuleusement planifié.
En parallèle, les Farnésiens jouissent de nombreuses opportunités éditoriales et sont amenés à écrire puis diffuser une histoire romaine des origines à la chute de l’Empire. Pour la plupart, ces travaux demeurent consensuels et presque discrets, exception faite de l’œuvre prolifique de Pierre Grimal qui insiste sur l’absolue grandeur et supériorité de Rome en comparaison d’autres civilisations orientales et aussi du monde grec. Ces paramètres expliquent sans doute que les travaux au goût français peinent à asseoir une véritable notoriété internationale. Les retours en terre africaine pour raisons scientifiques sont également l’occasion de s’interroger au sujet du devenir des colonies sur fond d’analogie entre conquêtes romaines et françaises. Le soupir nostalgique des rapatriés côtoie des revendications nationalistes plus franches. La sage communauté des historiens de l’Antiquité se trouve divisée à l’occasion de la guerre d’Algérie entre partisans de la politique gouvernementale et défenseurs de la possible indépendance. Et nombreux sont ceux considérant que les antiquités africaines, les quelles constituent un immense terrain d’investigations, font partie du patrimoine national.
Les savants de l’École française demeurent très attachés à leurs méthodes et objets d’études en se préoccupant pour l’essentiel de philologie et d’archéologie sur des domaines ciblés. Il faut attendre Camille Jullian et sa monumentale fresque littéraire en huit volumes sur l’Histoire de la Gaule pour que le passé gaulois fasse l’objet d’une franche reconnaissance. Certains font évoluer leur travail en se livrant à des réflexions croisées avec d’autres champs disciplinaires comme la sociologie, la psychologie ou encore la philosophie. La Revue de synthèse fondée par Henri Berr en 1900 et associée à la collection L’Evolution de l’Humanité tente de fédérer cette démarche avec un succès somme toute mitigé. Il en est de même des Annales, revue fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre, laquelle intègre quelques anciens du palais Farnèse après que la confiance ait pu être établie. Quant à la fameuse Revue historique qui voit le jour en 1876 grâce à Gabriel Monod, elle fait une place assez pauvre aux défricheurs de la discipline. Même si les anciens membres de l’École ont fait évoluer leurs recherches en la rendant plus proche des sciences sociales, aucune innovation profonde ne vint toutefois modifier les sciences de l’Antiquité. Le poids des traditions était lourd : les Farnésiens sont peu ou prou issus des mêmes formations et ont tendance à pratiquer une érudition au plus près des sources. La forme des travaux témoigne d’une certaine uniformisation balisée autour des usages historiographiques et de thèmes usités. Si les sujets d’études se révèlent presque interchangeables, on remarque certaines carences nettes sur les thèmes relatifs à l’histoire économique et sociale, l’Antiquité tardive voire la prosopographie. L’historien du droit sera en ce sens surpris par la présence réduite des juristes au sein de l’EFR – ce qui s’observe encore à la période contemporaine – à une époque où l’histoire du droit et des institutions a le vent en poupe. 3 La concurrence allemande, notamment représentée par T. Mommsen, avait sans doute de quoi décourager les candidats à un travail de grande ampleur consacré aux rouages juridiques de l’ancienne Rome.
Un ultime chapitre est l’occasion d’aborder le séjour romain comme terreau d’une conscience humaine et scientifique. Preuve de l’indépendance intellectuelle de chacun, certaines polémiques concernant l’œuvre cicéronienne ou encore l’Empire tardif – au sujet duquel l’auteur rappelle les fameux mots tranchants d’André Piganiol – voire l’opposition entre Henri-Irénée Marrou et William Seston, sont vives. Il en est de même de grands désaccords historiographiques concernant Alésia. Ces querelles semblent reposer en trame de fond sur un socle idéologique formé de convictions politiques ou religieuses. L’EFR est certes une institution laïque mais ses acteurs sont représentatifs des divers courants cléricaux (catholicisme en tête) et politiques – même si les affinités demeurent feutrées – de la société avec leurs lignes de fracture. Lors de la période étudiée par l’auteur, le conservatisme est de mise, favorisé par la connotation élitiste des études antiquaires et les faits marquants de l’époque, comme l’affaire Dreyfus, ou plus tard les événements de mai 68, lesquels façonnent la manière d’écrire l’histoire de même que les comportements individuels.
Au moment de refermer cet ouvrage qui peut se lire quasiment d’un trait, il faut convenir que le temps est passé bien vite. L’auteur évoque avec modestie l’incomplétude de son travail (p. 408) et un lecteur assidu lui en fera assurément le reproche, au moins par gourmandise, mais les perspectives futures qu’il suggère sont une très belle compensation. L’enquête reste méthodique, sérieuse et narrée d’une belle plume, les investigations se situant à la frontière – laquelle mériterait plus souvent d’être franchie – de la sociologie historique et du journalisme en ce que la narration regorge de détails triviaux. C’est que le récit du parcours de ces grandes figures tutélaires de l’histoire ancienne, au combien sanctifiées par les générations futures, nous les rendent soudain presque familières. Partant, on se surprend en lisant tel extrait d’une correspondance à imaginer les rires, les pleurs, les angoisses, les questionnements, les querelles, les succès ou les échecs de ces jeunes gens encore en quête d’identité et de vérité. Le point commun qui semble émerger de tous ces portraits, indépendamment de leur résonance dans l’histoire de l’histoire, est que le passage à Rome semble constituer avant tout, d’une manière ou d’une autre, une inoubliable leçon de vie pour tout jeune antiquisant.
Table of Contents
Introduction
Partie 1. Le choix de Rome
Chap. 1 – Comment les « Romains » choisissent leurs sujets
Chap. 2 – Des sujets mouvants
Partie 2. Sortir de Rome
Chap. 3 – L’expérience africaine
Chap. 4 – Les « Romains » en Italie
Partie 3. Rome comme trace
Chap. 5 L’empreinte des années romaines. Carrières et science
Chap. 6 – Nouveaux caps historiographiques
Partie 4. L’École comme École
Chap. 7 – Une véritable école
Chap. 8 – Rome, école ouverte
Conclusion
Notes
1. Voir par exemple dans le domaine du droit : Jean-Louis Halpérin (dir.), Paris capitale juridique (1804-1950), Presses de l’ENS, 2011, ou encore Philippe Nélidoff, Les facultés de droit de province au XIXè siècle. Bilan et perspectives de la recherche, Toulouse 2009 (tome 1) et 2011 (tome 2).
2. Voir à ce sujet les extraits d’une lettre de Lucien Febvre à Marc Bloch faisant état de la colère d’Albert Grenier qui accuse le premier de trahir leur vieille camaraderie en soutenant le second.
3. Des recherches spécifiques consacrées au parcours et à l’œuvre de ces juristes mériteraient d’être entreprises dans la mesure où la toute fin du XIXème siècle marque un tournant pour l’histoire du droit en France. L’étude du droit romain est séparée du droit civil et se rattache désormais à l’histoire « globale » du droit rassemblée au sein d’une même division universitaire – laquelle deviendra la section CNU 03 – autour d’une démarche plus spécifiquement historique. cf. Jean-Louis Halpérin, Préface, in Carmina iuris. Mélanges en l’honneur de Michel Humbert, Paris, 2012, pp. 15-16.