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C’est à une thématique originale qu’invite le livre coordonné par Hélène Ménard, Pierre Sauzeau et Jean-François Thomas : l’ eris, le conflit, une notion qui ne se laisse pas facilement saisir comme le notent très justement P. Sauzeau dans l’introduction (p. 11-18), et S. Benoist dans ses conclusions (p. 557-567). L’ouvrage réunit près d’une trentaine de communications qui, en 567 pages, démontre la centralité de ce concept, ainsi que ses relations étroites et complexes avec la violence. L’ensemble s’articule autour de quatre parties : les mots et les idées ; les mythes et épopées ; les guerres et tensions entre cités ; les conflits dans les sociétés.
Dans la première partie, c’est à la fois l’approche philologique et littéraire qui retient l’attention. P. Sauzeau (p. 21-41) analyse la dialectique mythique du « conflit fondateur », réel « oxymore » dans la langue française, et révèle l’une des fonctions principales de la figure d’Eris, celle de l’ordre. C’est en réalité sur l’instabilité de l’équilibre, sur sa remise en question que se jouent l’organisation et la perpétuation aussi bien du cosmos que de la cité (voir par exemple Thèbes ou Rome avec le mythe de la gémellité qui est souvent associée à la violence).
C’est autour de la sémantique d’un terme égyptien ḫrwy que s’interroge J. Rizzo (p. 43-60). Si ce mot est souvent traduit par « ennemi », il peut s’interpréter de diverses manières selon les contextes : dans un registre politique et militaire il s’entendra comme l’ennemi étranger, le traître, mais dans le domaine privé, il peut aussi servir à disqualifier l’ennemi intime.
Dans son étude sur le vocabulaire du conflit en grec ancien, J. du Bouchet (p. 61-76) souligne la richesse de l’œuvre homérique par rapport aux usages de la prose. Il met ainsi en évidence les nuances qui existent autour de neikos, dont l’acception dans la poésie ancienne semble plus mesurée qu’ eris, ou encore la dimension métaphorique de stasis. Cette communication mérite d’être lue en parallèle avec celle de J.-F. Thomas sur le vocabulaire latin (p. 91-105). A partir d’un corpus allant de Plaute à Tacite, l’auteur montre lui aussi l’abondance des termes associés à l’hostilité, plus qu’au conflit qui est sans équivalent en latin. A la croisée entre ces deux communications se situe celle de M. Lévy-Makinson sur les rhétoriques de la sédition chez Denys d’Halicarnasse (p. 77-89) . Lecteur de Thucydide, Denys d’Halicarnasse réinvestit les notions d’ isonomia et d’ iségoria de notions juridiques purement romaines.
A travers l’étude de la Pharsale de Lucain, J. Dangel (p. 107-129) essaie de comprendre comment le poète est parvenu à représenter les guerres civiles de Rome, conflit fratricide par excellence. Si rappeler ces événements est source de polémique littéraire, le poète est parvenu à une « immortalisation privative » de Pompée dans la mémoire romaine.
J.-L. Périllié (p. 131-162) livre une enquête passionnante sur les origines de la querelle et de la scission entre Platon et Aristote. A partir des textes, l’auteur réussit à donner corps à une polémique qui fut liée plus aux egos des protagonistes qu’à des questions doctrinales, mais aussi à la difficile succession de Platon et au lourd héritage que les deux écoles durent assumer dans un contexte de profonde concurrence, voire d’hostilité, avec d’autres courants de pensée (l’épicurisme).
B. Pérez-Jean (p. 163-183) s’intéresse à la notion de diaphonia, de divergence, de conflit des apparences chez Sextus Empiricus et Galien. Si le conflit est « au cœur de la définition du scepticisme », la diaphonia y est aussi complétée par d’autres termes relevant du registre de la guerre comme mache ou stasis. C’est dans son traitement que les divergences semblent plus claires : l’ epochè (recherche de l’équilibre) pour les sceptiques, la thérapeutique pour le médecin Galien.
La seconde partie porte sur les conflits mythologiques et épiques, genres dans lesquels la notion se déploie avec force. Dans le sillage des théories duméziliennes, N. Allen (p. 187-200) revient sur les fonctions paires et impaires à partir du Mahābhārata. La réflexion érudite s’interroge aussi bien sur les textes que sur la structure de l’idéologie, en pointant des questionnements sur la confusion que l’auteur repère pour certaines de ces fonctions.
P. Wathelet (p. 201-223) revient sur le conflit entre Agamemnon et Achille tel qu’il est représenté dans l’Iliade et la tradition pré-homérique. L’étude s’avère d’autant plus intéressante que l’auteur essaie d’en retracer les origines et leur interprétation, qui pourrait se schématiser dans une opposition ancestrale entre l’Argolide et la Thessalie. C’est surtout le fil de l’analyse qui éclaire le lecteur en ce sens qu’il met en évidence la généalogie des récits et leur évolution.
Sous un titre énigmatique, « La femme épique, pivot du drame », B. Sergent (p. 225-237) aborde quatre cycles (Iliade, Táin Bó Cúalnge, Mahābhārata et Nibelungenlied) pour mettre en évidence la place qu’occupent les femmes dans les origines des conflits. Qu’elles en soient ou non des actrices directes, ces reines semblent toutes être associées à une pratique bien particulière, la polygamie, source de rivalités pour les hommes.
J.-M. Renaud (p. 239-254) propose une relecture du mythe de Méléagre, exemple d’une initiation manquée. A partir des textes littéraires, l’auteur démonte la « chaîne de conflits successifs » (entre Dionysos et Artémis, entre Méléagre et ses oncles…) qui en est à l’origine, et met en exergue la forte symbolique à valeur didactique de l’épisode.
Dans un style enlevé et agréable à lire, P. Monbrun (p. 255-270) revient sur l’ Hymne homérique à Hermès ainsi que sur diverses représentations iconographiques. De cette lutte entre Apollon et Hermès, l’auteur s’interroge sur la parenté de l’arc et de la lyre dont la symbolique incarnée par la tortue est celle du « retournement » et par conséquent le retour à l’harmonie.
C. Jubier-Galinier (p. 271-292) analyse la représentation de la querelle entre Athéna et Poséidon telle qu’elle était représentée sur le fronton ouest du Parthénon. Grâce à l’examen du dessin anonyme, qui fut réalisé lors du voyage du marquis de Nointel en 1674, et de plusieurs vases attiques (hydrie du peintre de la Procession du Mariage conservée au Musée de l’Ermitage ; hydrie du peintre de Pronomos conservée au Musée de Pella), l’auteure montre qu’à des années de distance, et dans des régions éloignées, on a repris ce thème de la dispute pour l’Attique en raison de sa dimension agônistique.
F. Ripoll (p. 293-309) examine les prophéties de Mopsus et d’Idmon chez Valérius Flaccus, et tente de comprendre comment le poète flavien a mêlé l’épopée et la tragédie autour du mythe des Argonautes, créant ainsi un double niveau de lecture : l’épopée « absorbant » finalement la tragédie sous l’influence manifeste de Virgile, la tragédie restant fidèle sur le plan moral et esthétique à la Médée de Sénèque.
P. Le Moigne (p. 311-324) s’intéresse au châtiment qui fut réservé au roi de Babylone tel qu’il fut traité dans la Bible et dans la Septante ( Esaïe 14). Si, dans le texte biblique c’est le mauvais roi qui est puni, la faute échoit dans la Septante, œuvre plus littéraire, au roi qui avait voulu s’opposer au peuple de Dieu.
La troisième partie, « Guerre et tensions entre cités », vise à une remise en contexte historique de l’ eris. Les relations entre la petite cité de Cyzique et Rome sont ainsi examinées par F. Maffre (p. 327-348) à la lumière d’un dossier épigraphique et monétaire fourni. Le conflit joue un double rôle : celui d’un « vecteur favorable » de la situation politique de Cyzique à l’égard des cités voisines et rivales, mais aussi de « vecteur défavorable » dès lors que les relations se tendent avec l’autorité romaine. Dans ce dernier cas, semble émerger toute une rhétorique orientée vers la notion d’ homonoia.
Ch. Guittard (p. 349-363) analyse le rituel de l’ evocatio-devotio tel qu’il est rappelé par Macrobe (III, 9-12) dans le contexte de la destruction de Carthage en 146 avant J.-C. Son récit évoque en effet les deux prières ( carmina) qui auraient été prononcées par Scipion Emilien, prières qui reflètent la doctrine de l’ evocatio au milieu du II e siècle avant J.-C et en creux la réflexion des Romains sur le sort dramatique des cités « dévouées ».
P. M. Martin (p. 365-381) revient sur une période singulière de la guerre civile entre César et Pompée – la période de la campagne d’Italie (janvier à mars 49) –pour montrer que du point de vue du futur vainqueur, elle fut perçue comme une sorte de « drôle de guerre ». D. Álvarez Pérez-Sostoa (p. 383-397) s’intéresse à la question des otages romains et à l’attitude des Romains face à cette pratique. Au I er siècle avant J.-C. s’observe une inflation des prises d’otages et un changement dans les motivations, car si elles sont un moyen de pression, elles révèlent aussi le degré extrême de la crise républicaine et la déliquescence de certaines valeurs.
O. Devillers et J. Meyers (p. 399-421) consacrent une étude à la Chronique de Frégédaire, en particulier au livre IV qui est un témoignage des actes et des guerres des rois mérovingiens, de Thierry II à Dagobert. Ce récit, largement inspiré par la tradition antique, serait l’œuvre d’un seul et même auteur, lettré et proche du pouvoir franc.
La quatrième partie, « Conflits dans les sociétés », étend la problématique de l’ eris à l’ensemble du corps social, en particulier aux femmes. S. Perentidis (p. 425-443) considère ainsi la question de la femme spartiate telle qu’elle fut traitée par Aristophane et les Socratiques, et comment elle devint une source de polémique entre eux. On peut regretter que l’étude ne tienne guère compte de travaux récents, comme ceux de P. Schmitt-Pantel ou V. Sebillotte-Cuchet, sur ces questions, ce qui aurait évité quelques clichés.
M. Galinier (p. 463-500) propose une réflexion très instructive sur l’iconographie funéraire romaine dans laquelle des femmes sont mises en scène. L’auteur postule avec justesse que cette iconographie est « centrée sur le statut familial du défunt plutôt que son statut social », et de fait il démontre la valeur didactique et pédagogique de ces représentations. Ainsi, aux valeurs de la matrone romaine s’oppose avec une absolue radicalité la figure de la magicienne Médée, contre-modèle absolu de la concordia familiale.
La place du conflit dans les sociétés celtiques est au cœur de la réflexion de M. V. García Quintela (p. 445-461), qui cherche à montrer que le conflit est structurel aux sociétés galates, gauloises et bretonnes, dans la mesure où y agissent des forces antagoniques. L’auteur essaie de penser « un modèle socio-politique pan-celtique » fondé sur une « génétique » de facteurs institutionnels communs. Si l’objectif est de critiquer toute interprétation diffusionniste, force est de constater que la démonstration n’est guère convaincante, les données historiques servant trop souvent un discours anthropologique préétabli.
Dans une enquête très bien menée, C. Courrier (p. 501-525) essaie de comprendre comment la plèbe romaine a progressivement pris conscience de sa propre identité, comment elle s’est construit une mémoire et comment la rupture qu’a représentée l’épisode des Gracques a renforcé ce processus identitaire et mémoriel.
La communication de L. Echalier (p. 527-540) s’intéresse aux usages que faisait Cicéron des termes latro et praedo pour disqualifier ses adversaires, et souligne le fait que l’orateur accentua le caractère étranger de l’ hostes pour discréditer Catilina et Antoine. Sur ce dernier point, on est surpris de n’avoir aucune référence aux travaux d’Annie Allély.
Y. Roman examine la question des rescrits et de leur histoire sous les Antonins. Si Hadrien s’est évertué à dire le droit et à en être le garant, il a aussi cherché à trouver et à maintenir dans l’empire la concordia entre citoyens, entre citoyens et pouvoir central.
Le choix d’une approche à la fois pluridisciplinaire et diachronique fait indiscutablement toute la densité et la richesse de l’ouvrage, et ce en dépit de la variété des dossiers présentés. Mise à une certaine distance de la violence et de la guerre, la notion d’ eris y est donnée à voir au travers de toutes ses représentations, des discours aux images en passant par les récits. Enfin, par-delà les représentations, le conflit en tant qu’expérience vécue sur le plan politique et social, parfois de manière dramatique, doit amener vers d’autres questions, comme celle de la contrainte, de la norme dans ces sociétés du passé.
Table des matières
1- Pierre Sauzeau : Introduction
2- Pierre Sauzeau : La dialectique mythique du conflit fondateur
3- Jérôme Rizzo : Qui sont les ennemis ḫrwy ?
4- Julien du Bouchet : Remarques sur le vocabulaire du conflit en grec ancien
5- Mélina Lévy-Makinson : Rhétoriques de la sédition chez Denys d’Halicarnasse : modèles grecs et réécritures romaines
6- Jean-François Thomas : Le champ lexical du conflit en latin
7- Jacqueline Dangel : Le conflit de la violence indicible dans la Pharsale de Lucain : poétique de l’image pour une rhétorique de l’échec
8- Jean-Luc Périllié : Aristote et l’Académie : un contentieux moins doctrinal que personnel
9- Brigitte Pérez-Jean : la diaphōna chez Sextus Empiricus et Galien : un conflit fonctionnel ?
10 Nick Allen : Idéologie indo-européenne et conflits des chefs dans le Mahābhārata
11- Paul Wathelet : Le conflit d’Agamemnon et d’Achille dans l’ Iliade et dans la tradition pré-homérique
12- Bernard Sergent : La femme épique, pivot du drame
13- Jean-Michel Renaud : Conflits au sein de l’institution : Méléagre et ses oncles maternels
14- Philippe Monbrun : Apollon, la khelys et Hermès. La réconciliation des frères ennemis dans l’ Hymne homérique à Hermès
15- Cécile Jubier-Galinier : Athéna et Poséidon en conflit : adaptations céramiques à l’ombre de l’Acropole
16 François Ripoll : Un conflit d’interprétations sur le mythe argonautique : les prophéties de Mopsus et d’Idmon chez Valérius Flaccus (I, 205-239)
17- Philippe Le Moigne : Thrène pour une étoile. Pourquoi Dieu en veut-il tant au roi de Babylone en Esaïe 14 Septante
18- Frédéric Maffre : La notion de conflit dans la gestion des relations de Cyzique avec Rome
19- Charles Guittard : La destruction des villes « dévouées » dans le rituel de l’ evocatio-devotio : la représentation du conflit dans les formules de prières
20- Paul Marius Martin : César : Guerre civile, le récit d’une « drôle de guerre »
21- Denis Álvarez Pérez-Sostoa: Conflits autour des otages romains pendant les guerres civiles
22- Olivier Devillers et Jean Meyers : Frégédaire, historien des conflits
23- Stravos Perentidis : La femme spartiate, sujet de conflit entre Aristophane et les Socratiques
24- Marco V. García Quintela : Institution et conflit dans la politique des sociétés celtiques
25- Martin Galinier : Femmes violentes à Rome : représentations morales ?
26- Cyril Courrier : De la mémoire du conflit au conflit de mémoire : lutte des ordres et mémoire de la plèbe à la fin de la République romaine
27- Laure Échalier : Faire de l’adversaire un bandit : latro et praedo dans les discours cicéroniens
28- Yves Roman : Hadrien et le règlement des conflits privés par le Conseil du Prince
29- Stéphane Benoist : Conflit et cité antique : discours sur les origines et récits de (re)fondation. En guise de conclusion.