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Graecia capta ferum uictorem cepit et artes/intulit agresti Latio (Horace, Ep., II.1.156-157). La formule bien connue d’Horace a suscité une réflexion profonde sur l’apport de la Grèce à Rome.1 Le phénomène inverse, en revanche, a été peu pris en considération. N’y aurait-il rien à dire ? La Grèce n’aurait-elle contracté aucune dette envers Rome ? On l’a longtemps cru. On a longtemps affirmé que la Grèce, auto-suffisante, avait ignoré les réalités romaines. En fait, malgré le mouvement de la Seconde Sophistique, le monde grec s’est ouvert, entre le II e et le V e s., à la langue et à la littérature latines. Sous l’Empire, l’intérêt des Grecs pour l’histoire de Rome s’accroît progressivement. La connaissance du latin devient indispensable pour faire une carrière militaire ou administrative. Bref, le latin et la littérature latine n’ont pas laissé les Grecs indifférents, même s’ils n’ont pas éprouvé le même enthousiasme qu’ont manifesté les Romains pour le grec. Les responsables de la Fondation Hardt ont eu l’excellente idée de consacrer le cinquante-neuvième Entretien sur l’Antiquité classique à la thématique de l’héritage des Romains recueilli par les Grecs. Huit exposés composent le volume issu de ces rencontres. Après une Préface de P. Ducrey, Directeur de la Fondation Hardt, retraçant la genèse de ces entretiens, P. Schubert introduit le volume en esquissant les grands contours de la problématique et en résumant l’apport de chaque contribution.
On commence par le cas de Plutarque, présenté par L. Van der Stockt (“Loyalty divided or doubled? Plutarch’s hellenism saluting Rome”). Plutarque (50-120), qui passa la plus grande partie de son existence dans sa patrie béotienne et exerça une prêtrise à Delphes durant les trente dernières années de sa vie, entreprit plusieurs voyages vers Rome. Il fut ciuis Romanus ( Lucius Mestrius Plutarchus). Il avoue être venu tard au latin2 et ne pas avoir une connaissance suffisante de la langue de Rome pour comparer les qualités rhétoriques et littéraires de Démosthène et de Cicéron. Il connaît toutefois assez de latin pour consulter des sources historiques romaines et pour citer des auteurs latins. L’attitude de Plutarque varie selon les écrits. C’est dans les traités à caractère plus politique que les réalités romaines sont présentes. Plutarque accepte le modèle de la Pax Romana imposé par Rome et il invite ses compatriotes à tirer des avantages de ce système, auquel il ne propose pas d’alternative. Il reste fier d’être Grec, mais un Grec loyal envers Rome.
La question de la résistance que les auteurs du II e s. ont pu opposer à Rome est traitée par T. Whitmarsh (“Resistance is futile? Greek literary tactics in the face of Rome”). Les Romains ont subtilement établi sur les territoires qu’ils ont conquis une forme de pouvoir qui permettait l’intégration des systèmes politiques et culturels et qui, de ce fait même, conduisait à une forme de collaboration plutôt qu’à une volonté de résistance. De toute façon, toute réaction ouverte eût été vaine. Le pouvoir romain aurait eu vite fait d’écraser par les armes toute velléité de soulèvement. Seule une résistance indirecte pouvait se concevoir, et encore n’allait-elle pas de soi. Elle exista toutefois chez certains auteurs qui ont cherché à prendre leurs distances par rapport aux Romains et s’est concrétisée dans trois domaines : les lieux, la perception de l’espace et la représentation du corps humain, spécialement celui qui subit la violence.
Un autre aspect, et non des moindres, concerne la délicate question de l’influence de la littérature latine (en particulier Virgile, mais aussi Ovide et les Tragédies de Sénèque) sur les poètes épiques grecs. Elle est abordée par U. Gärtner (“Πιερίδες τί μοι ἁγνόν ἐφωπλίσσασθε Μάρωνα; Das griechische Epos der Kaiserzeit und die Bezüge zur lateinischen Literatur”), qui envisage des auteurs comme Quintus de Smyrne, Triphiodore, Nonnos, Collouthos, Musée, mais aussi les Oracula Sibyllina, sans oublier des œuvres moins connues comme les Halieutika d’Oppien. La question est surtout d’ordre méthodologique. Il est très difficile en effet de repérer des allusions littéraires sans citations directes. La question se complique encore lorsque les rapports possibles doivent être identifiés dans un texte rédigé dans une autre langue. En outre, on ne peut jamais exclure que les deux textes que l’on veut rapprocher soient inspirés d’une source commune perdue. D’un côté, les fragments papyrologiques ont montré que des œuvres latines, en particulier Virgile, étaient diffusées dans la Pars Orientis. La catabase orphique du P. Bonon 4 (II-III e s.) contient des imitations claires de Virgile.3 Dans le P. Oxy. L 3537r (IV-V e s.), qui contient 24 hexamètres sur le thème « Hésiode inspiré par les Muses », le vers 25 pourrait rappeler Virgile, Ecl., 6.8.4 Un fragment de papyrus (IV e s.) publié récemment5 contenant environ 40 vers de la Médée de Sénèque avec gloses interlinéaires en grec prouve que ce texte difficile était lu par des hellénophones. Il pourrait étayer la thèse de R. Keydell selon laquelle le dernier livre de Quintus de Smyrne (XIV), qui raconte le départ des Grecs et la destruction partielle de leur flotte dans une tempête, pourrait avoir été inspiré par l’ Agamemnon de Sénèque. D’autre part, des études critiques sur la poésie grecque du Bas-Empire ont pris le problème des sources en considération d’un point vue plus critique.6 Quintus de Smyrne s’est-il inspiré de Virgile, notamment dans le livre XII, consacré à l’épisode du cheval de Troie ? Il est bien difficile de répondre. La tradition littéraire a préservé le nom de plusieurs poètes de Panopolis attachés à la culture païenne. Parmi eux, le plus ancien est Triphiodore (III e ou IV e s.), auteur d’une Ἰλίου ἅλωσις, un poème épique de 691 hexamètres racontant les événements entre la construction du cheval de bois et le départ des Achéens. Les érudits sont partagés sur le point de savoir si Nonnos (V e s.), auteur d’un poème épique en 48 livres, les Dionysiaca, a utilisé Ovide. L’influence de Virgile est encore plus difficile à percevoir. Enfin, l’utilisation d’Ovide par Musée (V-VI e s.) a peu de chance d’être une réalité. Sous le règne de Justinien (527-565), Paul le Silentiaire, qui composa des poèmes érotiques, pourrait avoir imité des textes de Properce et de Tibulle.7 Certains érudits ont prétendu que l’influence des poètes élégiaques sur la littérature grecque pourrait même être antérieure. M. Hose8 soutient que l’élégie, s’il s’agit bien d’une élégie, du P. Oxy. LIV 3723 a été écrite sous l’influence de la poésie érotique de langue latine, mais cette hypothèse est difficile à vérifier.9 U. Gärtner invite avec raison à la prudence et recommande de s’abstenir de toute généralisation. Il faut bien constater que les traces de connaissance de la littérature latine chez les poètes épiques grecs de l’Empire sont peu nombreuses et peu explicites. Tout le problème réside en fait dans l’opposition « explicite » / « implicite ». Faute d’éléments explicites prouvant l’utilisation de sources latines, nous devons conclure que l’héritage romain chez ces auteurs n’est qu’un vernis, si tant est qu’il existe.
Les éléments matériels méritent aussi d’être pris en compte. L’archéologue E. Thomas (“Translating Roman architecture into Greek regional identities”) étudie l’architecture de bâtiments construits dans l’Orient grec sous le Haut-Empire, en particulier le cas de la cité de Milet. Après le tremblement de terre de 47 apr. J.-C., un Romain, Gnaeus Vergilius Capito, propose un projet de reconstruction dans lequel les éléments romains sont remarquables. L’odéon d’Agrippa construit à Athènes en 15 av. J.-C. se signale aussi par des caractéristiques architecturales qui singularisent cet édifice au cœur de l’agora d’Athènes. Alors que, en ce qui concerne la littérature, les deux domaines sont assez étanches, l’architecture montre une perméabilité beaucoup plus grande.
A. Heller (“Les institutions civiques grecques sous l’Empire: romanisation ou aristocratisation ?”) se penche sur les institutions civiques grecques sous l’Empire et étudie plusieurs inscriptions d’Asie Mineure qui éclairent l’évolution des institutions, caractérisée par une concentration des responsabilités entre les mains d’un petit nombre de citoyens. S’agit-il d’un processus de Romanisation de l’Orient ? En réalité, le phénomène, qui apparaît déjà avant l’arrivée des Romains en Asie Mineure, est plus complexe.
Les papyrus grecs et latins trouvés en Égypte peuvent nous éclairer sur l’héritage romain dans un contexte hellénophone. P. Schubert (“L’apport des papyrus grecs et latins d’Égypte romaine”) fait le point sur cette question. L’Égypte est un pays trilingue. La majeure partie de la population parle l’égyptien et a continué à pratiquer cette langue jusqu’à l’arrivée des Arabes. Le grec est durablement implanté comme langue de communication écrite. Quelle place reste-t-il pour le latin dans un tel contexte ? La langue de Rome ne concerne en réalité qu’une partie restreinte des habitants d’Égypte. Grâce aux vestiges papyrologiques (lexiques bilingues, traductions juxtalinéaires de Virgile et de Cicéron), nous savons que des habitants hellénophones ont tenté d’apprendre le latin, sans toutefois parvenir à dépasser une maîtrise rudimentaire et imparfaite. Bref, la romanisation du pays du Nil demeura superficielle.
Le même constat vaut pour la place du latin dans l’éducation des Grecs. H.-G. Nesselrath (“Latein in der griechischen Bildung? Eine Spurensuche vom 2. jh. v. Chr. bis zum Ende des 3. jh.s n. Chr.”) le montre en remontant aux premières traces de l’intérêt manifesté par les Grecs pour le latin à travers la figure de Polybe. C’est sous le principat que la collaboration fut la plus étroite. Trois auteurs grecs, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse et Strabon, mettent leurs écrits au service du Prince et œuvrent à la réconciliation entre les Grecs et les Romains. Les Grecs connaissant le latin sont bien moins nombreux que les Romains maîtrisant le grec. Il n’empêche que le latin, « langue des maîtres », conserve une valeur symbolique forte.
À la fin du IV e s., les temps ont toutefois bien changé. Des auteurs grecs écrivent à présent en latin. Tel fut Claudien (370-402), présenté par J.-L. Charlet (“La romanité de Claudien, poète venu d’Alexandrie”). Passé en Occident à la cour d’Honorius, il devient un poète de langue latine, un peu comme Ammien Marcellin (330-400), originaire d’Antioche, qui fait le choix du latin pour son histoire de l’Empire romain de 96 à 378. Dans le cas de Claudien, il s’agit d’une véritable conversion à la langue et à la culture latines qui se justifie par la situation politique dans l’Empire. Les tensions très fortes entre l’Orient et l’Occident ont poussé Claudien à choisir son camp. Voyant l’avenir de l’Empire dans la romanité et la latinité, il décide de se faire le héraut de cette idéologie.
Selon l’usage des volumes de la Fondation Hardt, qui perpétue les règles en vigueur à l’époque du baron von Hardt, chaque contribution est suivie d’un compte rendu très précis des discussions qui ont eu lieu entre les participants. Pour finir, P. Schubert présente une brève conclusion. Le volume, très soigné, est doté de précieux index.
Table des matières
Huit exposés suivis de discussions.
Préface par P. Ducrey
Introduction par P. Schubert
L. Van Der Stockt “Loyalty divided or doubled? Plutarch’s hellenism saluting Rome”
T. Whitmarsh “Resistance is futile? Greek literary tactics in the face of Rome”
U. Gärtner “Das griechische Epos der Kaiserzeit und die Bezüge zur lateinischen Literatur”
E. Thomas “Translating Roman architecture into Greek regional identities”
A. Heller “Les institutions civiques grecques sous l’Empire : romanisation ou aristocratisation?”
P. Schubert “L’apport des papyrus grecs et latins d’Égypte romaine”
H.-G. Nesselrath “Latein in der griechischen Bildung? Eine Spurensuche vom 2. Jh. v. Chr. bis zum Ende des 3. Jh.s n. Chr.”
J.-L. Charlet “La romanité de Claudien, poète venu d’Alexandrie”
Notes
1. Voir en dernier lieu : G.O. Hutchinson, Greek to Latin. Frameworks and Contexts for Intertextuality, Oxford, 2013.
2. À propos du latin de Plutarque : A. DE ROSALIA, Il latino di Plutarco, in G. D’Ippolito – I. Gallo (edd.), Strutture formali dei Moralia di Plutarco. Atti del III convegno plutarcheo (Palermo, 3-5 maggio 1989), Naples, 1991, 445-459.
3. H. Lloyd – Jones – P.J. Parsons, Iterum de ‘Catabasi Orphica’, in H.G. Beck et al. (edd.), Kyklos : Griechisches und Byzantinisches, Rudolf Keydell zum neunzigsten Geburtstag, Berlin-NY, 1978, 88.
4. L. Miguelez Cavero, Poems in Context. Greek Poetry in the Egyptian Thebaid 200-600 AD, Berlin-NY, 2008, 51, 213.
5. D. Markus – G.W. Schwendner, Seneca’s Medea in Egypt (663-704), ZPE 117 (1997), 73-80.
6. L. Miguelez Cavero, o.c., 23, 26, 51, 90, 95.
7. E. Schulz-Vanheyden, Properz und das griechische Epigramm, diss. Munster, 1963, 156-169 ; Cl. De Stefani, Paolo Silenziario leggeva la letteratura latina ?, JÖByz 56 (2006), 101-112.
8. M. Hose, Die römische Liebeselegie und die griechische Literatur. Überlegungen zu POxy 3732, Philologus 138 (1994), 67-82 (75).
9. A.M. Morelli, Sul papiro di Ossirinco LIV 3723. Considerazioni sui caratteri dell’elegia erotica ellenistica alla luce dei nuovi ritrovamenti papiracei, RFIC 122 (1994), 385-421 (407-409).