Les ouvrages publiés jusqu’aujourd’hui par Jean Lallot étaient des traductions commentées, qui toutes ont fait date : la Poétique d’Aristote en 1980 en collaboration avec R. Dupont-Roc ; la Τέχνη γραμματική attribuée à Denys le Thrace en 1989 (revue et mise à jour en 1998) ; la Syntaxe d’Apollonios Dyscole en 1997 ; les Catégories d’Aristote en 2002 en collaboration avec F. Ildefonse. Le présent volume, en revanche, présente une série d’études sur la réflexion grammaticale grecque, telle qu’elle s’est développée en particulier suite à la fondation du Musée d’Alexandrie, sous l’impulsion des éditions et interprétations des poèmes épiques. L’auteur a procédé à un choix de 26 articles importants qu’il avait publiés entre 1983 et 2009 dans divers recueils et revues, dont certains peuvent être aujourd’hui d’accès difficile.
L’ouvrage est articulé en cinq parties d’ampleur inégale. La « Présentation » qui ouvre le volume introduit tant son objet d’étude, en situant rapidement les principaux auteurs et textes examinés, que l’organisation du recueil. Les articles qui forment le corps de l’ouvrage sont distribués en trois parties thématiques dont les deux premières présentent des subdivisions. La première division, « Théories et pratiques grammaticales » (n o 1 à 13) est centrée sur l’outillage conceptuel et les modes de raisonnement en vigueur dans la grammaire alexandrine. Y domine la figure du grammairien d’époque antonine Apollonius Dyscole, seul technicien de la grammaire antique dont quatre monographies nous soient parvenues, presque intactes, par tradition directe. La deuxième division, « Mots et parties du discours » (n o 14 à 25), s’attache à l’analyse des mots et aux principes de leur classement. Le recueil proprement dit est clos, non par une épode, mais par un « envoi », vers la fortune ultérieure de la grammaire alexandrine. Des annexes composées de deux bibliographies (celle des ouvrages cités et celle des publications de Jean Lallot en histoire de la linguistique), de trois index (mots grecs, notions, citations) et de la table des matières viennent compléter l’ensemble.
Les articles rassemblés ici ont tous été écrits pour se suffir à eux-mêmes et présenter une problématique autonome. Néanmoins, une présentation individuelle, outre son caractère fastidieux, trahirait le projet même du recueil. Nous suivrons donc les sous-parties élaborées par J. Lallot pour en présenter les thématiques principales.
« La grammaire : domaine et concepts » prend comme point de départ (n o 1) les différentes définitions de la grammaire attestées dans le domaine grec jusqu’à la stabilisation de la conception de la grammaire comme une τέχνη. Trois concepts fondamentaux sont ensuite examinés : la paire analogie / pathologie (n o 2) dont J. Lallot examine en particulier le fonctionnement au niveau syntaxique et sémantique ; et la complétude (n o 3), notion d’origine stoïcienne centrale dans la réflexion syntaxique d’Apollonius Dyscole.
« Textes et exemples » aborde sous trois angles le rapport du grammairien Apollonius au donné linguistique, surtout textuel, dont il cherche à rendre raison : l’ambiguïté (n o 4), l’ellipse (n o 5) et le maniement des exemples (n o 5). Ce dernier article, le plus développé, met en évidence les deux pôles de l’usage de l’exemple chez le grammairien, celui de la démonstration théorique du technicien, où l’exemple est intégré à l’argument de principe et celui de la pratique philologique d’une τέχνη visant à l’exhaustivité (rendre compte de tous les usages homériques) ; il comprend une réflexion sur l’autonymie dans la grammaire antique étayée par une annexe sur les « techniques citationnelles » d’Apollonius Dyscole.
Le groupe des « Analyses » présente quatre points examinés par la grammaire grecque, deux qui appartiennent à l’étude du verbe (n o 7 et n o 8) et deux à celle des cas nominaux (n o 9 et n o 10). Il s’ouvre par un article très riche, « La description des temps du verbe chez trois grammairiens grecs ». J. Lallot y traite deux questions fondamentales et indissociables, l’une portant sur la doctrine : démêler, dans la présentation que les grammairiens grecs font des temps verbaux, ce qui relève d’une conception philosophique du temps linéaire (passé, présent, futur) et ce qui relève d’une conception aspectuelle des événements où joue l’opposition entre extensif et perfectif ; l’autre portant sur les rapports entre grammaire ancienne et linguistique moderne. L’article est accompagné du texte et de la traduction de la très importante scholie de Stephanos à la Τέχνη γραμματική, qui nous transmet la théorie stoïcienne relative aux temps du verbe.
La dernière subdivision de la première partie, « Pierres d’achoppement », revient en trois articles sur des notions dont l’absence dans la grammaire alexandrine a traditionnellement été perçue comme une entrave au développement de la syntaxe : la fonction syntaxique (n o 11), le couple du sujet et du prédicat (n o 12), et la complétive (n o 13). La seconde grande division thématique comporte trois subdivisions. La première d’entre elles, « Métalangage » expose la motivation première d’éléments essentiels de la terminologie grammaticale grecque, dont les calques latins ont été employés dans toute la grammaire occidentale. L’étude des noms des parties du discours (n o 14) offre un tableau contrasté, décrit dans un ordre technique qui va des termes hérités (« nom » et « verbe » font partie du métalangage avant la formalisation technique de la grammaire) aux néologismes propres à la discipline (« pronom » et « adverbe ») en passant par la métaphore (« article » et « conjonction ») et la spécialisation technique (« participe » et « préposition »). Les deux articles suivants reviennent sur des questions plus ponctuelles, celle du nom du pronom (n o 15) et de l’homonymie (n o 16).
« Autour du mot : histoire, formes, sens » constitue une série d’approches d’une notion absente de la grammaire ancienne, celle de morphème. J. Lallot part (n o 17) d’une nouvelle question de terminologie, la possible motivation unitaire de σχῆμα, composition en morphologie et figure en syntaxe ; il identifie dans les fragments du traité de Philoxène sur les verbes monosyllabiques un possible maillon de la métamorphose de l’étymologie en analyse des familles lexicales (n o 18) ; puis il suit (n o 19) l’histoire de la distinction entre dérivation et composition depuis les étymologies poétiques de l’épopée jusqu’aux analyses syntaxiques internes des mots non simples développées par Apollonius Dyscole. Le dernier article de la rubrique, « À propos des syncatégorèmes » (n o 20) propose une archéologie, dans le domaine grec, de la notion grammaticale médiévale de syncategorème, archéologie dans laquelle la distinction établie par Apollonius Dyscole entre le sens lexical d’un mot fléchi et ses sens grammaticaux occupe une place centrale.
La dernière subdivision, « Parties du discours », reprend le titre de la partie. Après deux articles qui retracent la mise en place de la liste canonique (n o 21) et sa justification par Apollonius Dyscole (n o 22), trois articles examinent plus particulièrement certains de ses éléments : le pronom (n o 23), l’adjectif (n o 24) qui, sans avoir le statut de partie du discours, apparaît très clairement distingué par la tradition logico-grammaticale grecque, et le nom propre (n o 25). l’« Envoi » comprend un seul article, « Priscien passeur » (n o 26), qui ouvre sur des perspectives nouvelles. Il s’agit d’analyser la transmission d’un passage essentiel du début de la Syntaxe d’Apollonius Dyscole à travers la traduction qu’en fait Priscien en latin au VI e siècle, puis la traduction de la grammaire de Priscien par Maxime Planude au 13 e siècle.
La présentation des textes est soignée et la normalisation de publications d’époques et de formats différents est généralement réussie ; les ajouts et suppressions de 2012 ont été clairement signalés. Un seul article suscite des réserves, le n o 8, « l’impératif a-t-il une première personne ? », dans lequel les notes numérotées dans la traduction sont bizarrement imprimées dans le commentaire continu qui fait suite à cette traduction. Cette réserve ponctuelle n’enlève rien à l’intérêt d’un ouvrage qui rassemble les contributions de 25 ans à un champ de recherche très actif et fructueux, et qui sera utile pour retrouver des publications devenues rares.