BMCR 2013.11.56

Morts, tombeaux et cultes des poètes grecs. Étude de la survie des grands poètes des époques archaïque et classique en Grèce ancienne. Scripta Antiqua, 51​

, Morts, tombeaux et cultes des poètes grecs. Étude de la survie des grands poètes des époques archaïque et classique en Grèce ancienne. Scripta Antiqua, 51​. Bordeaux: Ausonius Éditions​, 2013. 530. ISBN 9782356130815. €30.00 (pb).

Dans cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat, Kimmel-Clauzet répertorie et examine de près les témoignages relatifs à la survie de sept grands poètes des époques archaïque et classique, soit : Homère, Hésiode, Archiloque, Pindare, Eschyle, Sophocle et Euripide. Par « survie » on entend les diverses modalités par lesquelles les communautés anciennes entretenaient des relations continues avec les poètes défunts, que ce soit par la composition de récits biographiques, par des honneurs funèbres ou par l’établissement de cultes. Les sources principales de cette recherche, qui combine une approche historique traditionnelle et l’histoire des mentalités, sont les suivantes : 1) la tradition biographique, largement truffée d’éléments anachroniques ou fantastiques ; 2) les épigrammes funéraires (en grande part fictives) composées en l’honneur des poètes ; 3) les documents archéologiques et les sources littéraires diverses (tel Pausanias) qui attestent l’existence de cultes voués aux poètes. L’exhaustivité des sources analysées et la qualité générale de l’argumentation font de cet ouvrage une contribution précieuse à la fois à l’histoire de la réception ancienne des poètes grecs et à l’histoire de la religion.

Le livre est divisé en trois grandes sections, correspondant aux trois items du titre, auxquelles s’ajoutent quatre annexes fournissant l’intégralité des sources littéraires et archéologiques utilisées pour les sept poètes du corpus, ainsi qu’un répertoire partiel de sources concernant d’autres poètes grecs. À l’instar de l’ouvrage récent de Diskin Clay sur le culte d’Archiloque,1 environ la moitié de ce gros volume est constitué de ces annexes, suivies des notes et des bibliographies. Dans chaque section, un traitement individuel de chaque poète est offert là où la matière le permet. Les aspects qui reposent sur une documentation plus restreinte ou qui présentent moins de variations individuelles entre les poètes donnent lieu à des expositions synthétiques. Tout au long de cette étude l’auteur fait preuve de discernement dans le traitement de ses sources, qui sont de nature fort variée. Chaque citation d’une source littéraire (vies anonymes, épigrammes, extraits d’auteurs grecs ou latins) s’accompagne d’une traduction et de commentaires qui remettent la citation dans son contexte de rédaction : préoccupations rhétoriques et genre littéraire de l’auteur, existence de témoignages parallèles ou contradictoires, etc.

La première partie se concentre sur la tradition biographique, en particulier sur les récits de mort et sur les épisodes de la vie des poètes susceptibles de construire une image de ceux-ci comme hommes exceptionnels et donc dignes de recevoir un traitement spécial après leur mort. Ces textes sont pour la plupart des compilations anonymes d’informations de sources diverses et contiennent une quantité d’éléments fantastiques qui amènent bien des lecteurs modernes à en rejeter intégralement la valeur historique.2 L’auteur se refuse à prendre un tel raccourci et s’impose la tâche d’exploiter au maximum ces témoignages, c’est-à-dire à la fois d’en identifier le fonds historique et d’en interpréter le contenu symbolique. Les récits de mort des poètes font souvent intervenir des divinités, suggérant l’existence d’un lien privilégié entre eux et le règne divin. Le type de mort, à l’instar des autres parties de la biographie, a toujours quelque chose à voir avec la profession de poète ou avec le contenu de l’œuvre du mort. Hésiode est l’exception, dont la biographie reprend le plus des motifs de récits héroïques.

La deuxième partie porte, dans un premier temps, sur les diverses pratiques funéraires et commémoratives dont sont objets les poètes telles que l’onction du corps, l’inhumation ou l’incinération et l’érection d’un monument. Ici les preuves historiques sûres sont faméliques et se réduisent à la rénovation bien attestée du tombeau d’Archiloque au IVe s. a.C. par un certain Dokimos (l’auteur de la seule épigramme funéraire transmise sur pierre du corpus). Dans les autres cas, l’auteur tente néanmoins d’évaluer la vraisemblance relative des témoignages à la lumière des pratiques funéraires historiquement attestées. Si la réalité des événements supposés avoir suivi immédiatement la mort du poète est le plus souvent indémontrable, voire totalement exclue, en revanche la valeur symbolique ou politique des monuments transparaît clairement dans les récits des divers auteurs, dont certains, tel Pausanias, fournissent une description de visu. Ces récits rapportent systématiquement des funérailles somptueuses qui dépassent le cadre familial du poète et font intervenir la sphère publique, révélant l’impact sur la communauté de la perte de ce dernier. Les récits qui rapportent un transfert de dépouilles (le double enterrement d’Hésiode) ou l’érection d’un cénotaphe en hommage à un poète mort à l’étranger (Euripide à Athènes) témoignent de stratégies d’appropriation ou de revendication dans des contextes politiques marqués par une concurrence culturelle. Le deuxième chapitre de cette section porte sur les monuments littéraires que sont les épigrammes funéraires. Parmi celles-ci, l’auteur distingue entre les épigrammes funéraires dont on peut raisonnablement penser qu’elles ont vraiment orné des tombes de poètes (fût-ce quelque temps après leur érection) et les épigrammes purement littéraires. L’appartenance à la première catégorie (qui comprend les épitaphes d’Homère, Hésiode, Eschyle et Euripide) repose sur l’unanimité des sources et sur des critères internes (stylistiques et linguistiques). Les épigrammes de la seconde catégorie commandent des analyses plus complexes en raison des jeux littéraires et des intertextes nombreux créés par leurs auteurs. De façon générale elles imitent les situations d’énonciation des épigrammes réelles (adresse au passant, voix narrative prêtée au monument ou au mort) et jouent le même rôle commémoratif que celles-ci, auxquelles elles prétendent même souvent être supérieures pour remplir cette fonction. Ces textes contiennent parfois des affirmations paradoxales sur les rôles respectifs accordés à la tombe et à l’œuvre pour préserver le souvenir du poète défunt. Ici se pose la question du statut ambigu du cénotaphe, qui me paraît comparable à la distance séparant l’épitaphe réelle de l’épigramme littéraire : en effet, l’inscription du cénotaphe d’Euripide semble diminuer l’importance de la présence concrète des restes du poète au profit de la valeur symbolique du monument érigé à sa mémoire.

La troisième partie traite des diverses formes de cultes rendus aux poètes tels qu’on en peut reconstituer la nature de l’époque archaïque à la fin du paganisme. Le terme ‘culte’ est ici à prendre au sens large et inclut non seulement les manifestations proprement religieuses mais aussi diverses formes de reconnaissance honorifique et de commémoration (e.g. érection de statues, monnaie à l’effigie des poètes). Une brève introduction au vocabulaire religieux impliqué dans le contexte du culte des poètes nous prévient que certains termes comme τιμή et les noms de lieux formés sur des noms propres de poètes ont souvent un sens imprécis qui reflète l’absence de distinction claire entre les honneurs profanes et les pratiques proprement religieuses. L’intégralité des sources littéraires et archéologiques rapportant des cultes pour les poètes du corpus sont ensuite présentées et analysées de façon à en faire ressortir les éléments historiques, vraisemblables ou clairement fictifs. L’auteur conclut qu’il n’y a pas de différence significative entre les cultes historiquement attestés et les cultes dont l’historicité est invérifiable, mis à part le fait que les biographes présentent l’établissement de ces cultes comme des événements qui ont lieu pendant la vie des poètes. Cela reflète les pratiques des époques de composition des biographies (hellénistique et impériale) plutôt que celles de la vie des poètes. Les cultes des poètes ne sont pas assimilables à des cultes héroïques dans la mesure où ils ne répondent pas à un besoin de protection de la part de la communauté mais à une volonté de marquer son appartenance culturelle à l’hellénisme, voire à s’approprier des figures prestigieuses, comme l’illustrent par exemple la revendication de diverses cités d’être la patrie d’Homère ou le cénotaphe d’Euripide à Athènes, contrepartie de son tombeau macédonien. Dans la section sur le culte d’Archiloque à Paros (pp. 223-229), l’auteur fait un usage étrangement limité des conclusions récentes de D. Clay1 sur le sujet. Puisqu’elle est manifestement en désaccord avec la datation haute du phénomène proposée par ce dernier, on se serait attendu à une réfutation de ses arguments, du moins à des références plus nombreuses à ceux-ci.

Pour qui s’intéresse à la réception ancienne des poètes grecs, cette étude offre un point de vue inédit sur un grand pan de la réception populaire des icônes de la culture grecque. Fait remarquable, les manifestations de cette réception populaire présentent bien souvent des similitudes de détail avec les discussions érudites qui leur sont contemporaines. Toutefois, un travail comparatif sur cette question demanderait que l’on soit en mesure dans tous les cas d’identifier la nature publique ou privée des manifestations, ce qui s’avère parfois difficile. Ainsi la statue d’Homère entourée de représentations des cités qui prétendaient être sa patrie reflète à la fois la concurrence entre celles-ci et les débats scientifiques des grammairiens anciens sur l’origine d’Homère ; mais le fait qu’elle ait été érigée sous l’impulsion du roi et homme de lettres Ptolémée Philopatôr rend plutôt douteux le caractère « populaire » d’un tel honneur. De même l’auteur affirme que les épigrammes littéraires remplissent la même fonction commémorative que les épigrammes réelles et les rénovations de tombeaux, c’est-à-dire une réactivation du souvenir du poète à la mémoire commune (p. 174). Toutefois, le caractère souvent plus personnel des épigrammes littéraires par rapport aux épigrammes réelles et aux travaux de réfection qui sont issus de la communauté (une différence pointée par l’auteur elle-même, p. 184) modifie assurément la nature de cette commémoration. Dans le cas des récits biographiques, on constate souvent un mélange d’informations issues de sources érudites et de légendes ayant un caractère folklorique, si bien qu’il est difficile de dire si ces textes nous renseignent sur l’état de l’érudition ancienne ou sur les mentalités populaires. De façon générale, l’auteur s’attarde peu à distinguer la valeur communautaire et la valeur individuelle accordées à la mémoire du poète, mais elle fournit toutes les données qui sont disponibles pour établir une telle distinction.

L’ouvrage comprend une bibliographie thématique sélective, une bibliographie alphabétique complète, un index des sources, un index thématique et 47 illustrations (la plupart dans le corpus de documents qui constitue l’annexe 1). La qualité éditoriale est généralement plutôt bonne. Voici une liste (non exhaustive) de quelques coquilles.

p. 48 paragraphe 2 : meutriers
p. 82 paragraphe 2 : cons[t]i[s]t[u]é
p. 83 paragraphe 3 : ἤθος
p. 154 paragraphe 2 : qui peut <être> considéré
p. 206 paragraphe 2 : au IIIe s. a.C. (plutôt p.C.)
p. 241 paragraphe 5 : παιδεῖα
p. 243 paragraphe 2 ligne 3 : [est]
p. 256 paragraphe 4 : frèquemment
p. 278 paragraphe 2 : εὑρέτής

Notes

1. Archilochos Heros: The Cult of Poets in the Greek Polis (Cambridge, 2005).

2. L’étude classique sur les biographies anciennes des poètes grecs est celle de Mary Lefkowitz, The Lives of the Greek Poets (Baltimore, 1981), qui a montré que pratiquement toutes les informations contenues dans ces biographies sont fictionnelles ou plutôt inspirées par l’œuvre des poètes concernés. ​