Le livre ici recensé est l’œuvre de Lloyd Llewellyn-Jones, déjà bien connu par nombre de publications sur les Achéménides (cf. liste p. 244-5), qui, pour la plupart, se développent autour d’un thème privilégié, à savoir tout ce qui concerne le corps et la sexualité, et leurs rapports avec la sphère politique, d’où certainement l’intérêt porté aux femmes et aux eunuques, qui, de fait, occupent une place importante dans le livre (cf. les p. 38-40 du chapitre 1, le chapitre 4 dans son entier, et les p. 135- 143 du chapitre 5), mais aussi aux vêtements, perruques, parfums, fards, etc. (p. 56-60). Comme il le précise dans sa Preface (p. xiii), Llewellyn-Jones n’a pas pour objectif de reprendre l’analyse de l’histoire narrative, ni d’offrir des perspectives nouvelles sur telle région de l’empire, ni même de mener « une réévaluation du matériel documentaire » (cette dernière déclaration est plutôt contradictoire avec celle des éditeurs, p. x). Comme le titre l’indique, et comme la Preface le confirme (p. xiv), l’auteur vise avant tout à analyser la cour achéménide sous toutes ses facettes (politiques, institutionnelles, sociales, culturelles). Les cinq chapitres abordent donc successivement : « The Great King and his men » (ch. 1); “Pomp and circumstances: monarchy on display” (ch.2); “The Great King in empire: the movable court” (ch. 3); “Harem: royal women and the court” (ch.4); “The pleasures and perils of the court life“(ch. 5).
Le livre est composé en fonction de la collection dans laquelle il s’insère, elle-même intitulée « Debates and documents in Ancient History ». À l’issue des cinq chapitres (précédés par une Introduction dense, p. 3-11), viennent donc des documents en citation (p. 149-228), au nombre de 132, classés et numérotés en fonction des cinq chapitres (de A1 à E27). S’y ajoutent, dans un classement séparé (F1-21), des documents iconographiques (photos et surtout dessins au trait reproduits clairement, à l’exception des ‘frises des porteurs de tributs’ de Persépolis : F11, p. 218) . Dans leur diversité, ces documents sont appelés dans le texte des chapitres d’analyse. On regrettera que les pages de commentaires ne soient pas indiquées en face de chaque document, car, sans nul doute, on pourra consulter aussi le livre en partant des extraits documentaires. Il est également regrettable que l’auteur n’ait pas tiré profit des nombreuses découvertes archéologiques et iconographiques faites dans ce que l’on peut appeler les « cours provinciales » (en particulier en Anatolie). D’une manière générale, il montre peu de familiarité avec la documentation archéologique, ou, plus exactement, à l’exception de documents iconographiques persépolitains (F1, 3, 7, 9, 11-17), il ne leur a pas fait la place qu’ils méritaient pour traiter du sujet qu’il a défini et circonscrit. (Dans un cas, p. 93, l’auteur fait même un contre-sens total sur l’étude citée à propos du « gardener-king »). Puisque Llewellyn-Jones, justement, évoque les différentes résidences royales (p. 50-56), il aurait dû offrir des documents et une bibliographie les concernant, et non pas réduire le point de vue à Persépolis ; et si l’on veut parler de l’espace habité à Persépolis, on ne devrait plus publier le plan de la seule terrasse (cf. map 3), mais reprendre le plan publié par W.Kleiss (AMI 1992) ; on s’étonne de ne trouver cité qu’un article de R. Boucharlat (1998, sur Hamadan), alors que cet auteur a joué un rôle très important dans la découverte du palais d’Artaxerxes II à Suse (décoré d’une frise des porteurs de dons/tributs), et qu’il a impulsé des recherches qui ont beaucoup modifié notre perception de l’espace royal à Persépolis et à Pasargades (plusieurs Notes très copieuses ont été publiées dans la revue en ligne ARTA, non citées) ; le livre récemment édité par le regretté J. Perrot ( Suse, 2010) est cité (p. 247), mais il n’a manifestement été ni dépouillé ni lu, alors que l’on y trouve des mises au point essentielles sur les problèmes évoqués par l’auteur.
La composition du dossier documentaire montre que l’auteur est spécialiste d’abord des sources classiques : sur les ca 120 documents écrits achéménides, 95 sont des extraits de sources grecques. Les autres sont des citations d’inscriptions royales (A10 ; B6-7, 19 ; C1-3), des tablettes de Persépolis (A6 ; C4 ; C14, 18, 22, 35 ; D10) que l’auteur connaît et cite surtout à travers les études récentes de W. Henkelman (voir p. 17-18 ; 22 ; 31 ; 34-5 ; 79 ; 91; 93 ; 112-114; 125; 146-7) ; on y trouve aussi quatre textes araméens (Égypte et Bactriane : A19-20 ; C5, 15) et quatre textes de Babylonie achéménide ou hellénistique (C38 ; D13 ; E22-23). La présence d’extraits d’autres corpus provenant de l’empire lui-même confirme que, désormais, il est admis que l’historien de l’empire achéménide a à sa disposition une très grande variété de sources (même si l’insertion des documents A19-20 n’est pas vraiment justifiée par l’auteur). L’écrasante domination des sources grecques peut se justifier par le thème choisi, celui de la cour, si ce n’est que l’auteur, fort justement, traite en réalité de nombreux aspects qui dépassent le premier cercle proprement dit, et qui envisagent même l’empire dans sa plus grande extension, en particulier dans le chapitre 3. Dès lors, bien d’autres textes babyloniens, élamites ou araméens auraient pu être introduits, si l’auteur s’était résolu à réduire la part (à mon avis excessive) de documents provenant de contextes historiques extra-achéménides.
Dans les premières lignes de sa Preface (p. xiii), Llewellyn-Jones rend hommage à la génération de chercheurs qui, « dans les trente dernières années or so », ont donné une impulsion nouvelle à l’histoire achéménide. J’ai tout lieu de penser que l’hommage est sincère (le ton général est bien différent de celui de T.Harrison, Writing Ancient Persia, 2011), à preuve le très grand nombre de références et de citations (environ 70) à From Cyrus to Alexander (2002), livre dans lequel la cour royale est analysée en grand détail (p. 165-364, 463-470, 768-782, 842-852), mais aussi à l’excellent source-book d’A. Kuhrt (2007, II, p. 469-665), organisé sur le même plan que From Cyrus to Alexander. L’auteur ne manque pas non plus de se référer aux Actes du Colloque organisé sur ce thème et publié par B. Jacobs et R. Rollinger ( The Achaemenid Court, 2010). Mais, si je comprends bien, il ne s’agit plus de la même génération, mais de celle dans laquelle se situe l’auteur, celle des « newer scholars [who], secure in the discipline’s scholarly recognition, are building on the foundations of their predecessors to engage with (and challenge) their findings, and advance diverse methodologies, themes and subjects, etc. » (p. xiii). Je suis beaucoup plus sceptique que ne l’est l’auteur sur la reconnaissance académique d’une « discipline achéménide » (on en est fort loin !), et je m’interroge sur la nouveauté qu’il annonce. Il l’expose dans l’Introduction (p. 3-11). D’une part, souligne-t-il, les études récentes sur le phénomène de la cour sont très importantes (mais l’ouvrage fondateur de N. Elias n’est plus à proprement parler récent ni nouveau) ; d’autre part, étant donné que les sources disponibles pour la cour achéménide sont globalement inadaptées et frustrantes, seule peut être mise en œuvre une approche de type comparatiste, en particulier avec les autres cours du Moyen-Orient ancien (p. 8).
La méthode comparative n’est évidemment pas une nouveauté, et il n’y a aucune raison de la récuser de principe. Néanmoins, elle pose des problèmes méthodologiques, dont l’auteur ne traite nulle part de manière précise. Cette orientation systématique est parfois visible dans le choix des documents (sur les 21 textes du chapitre 1A, 30% ne sont pas des documents achéménides) ; elle l’est plus encore dans la bibliographie, dans laquelle, face aux publications achéménides (au nombre de ca. 120), sont privilégiées (en nombre : ca. 136) les publications qui traitent de royaumes du Moyen-Orient ancien (Sumer, Égypte, Hittites, Israël, Mari, Assyro-Babylonie, etc.) mais aussi du Moyen et de l’Extrême-Orient moderne (les Ottomans, les Moghols, la Chine, l’Islam, l’Iran dans la longue durée, pour ne pas parler de la Thaïlande), également l’Europe médiévale et moderne ; s’y ajoutent (ou y sont compris) un grand nombre de titres relatifs à l’histoire des transports, à l’histoire du cheval, du chameau, de la chasse, etc., sans parler des titres que l’on comprendra par commodité dans les « Gender studies » (femmes, eunuques, harem), qui jouent là un rôle central. Cette impressionnante diversité rend compte à coup sûr de la très grande culture de l’auteur et de sa très large ouverture d’esprit, dont le lecteur ne peut que se réjouir. Néanmoins, surtout dans le cadre d’une collection dont les ouvrages ont une pagination limitée, on peut se demander si l’auteur n’aurait pas dû alléger les références comparatives et introduire plutôt des publications achéménides complémentaires, dont l’absence étonne et dont on peut penser qu’elles auraient apporté des éléments informatifs importants. On est d’autant plus surpris que, dans sa grande majorité, la bibliographie comparative nourrit de manière privilégiée un seul des développements du livre, à savoir le chapitre 4 intitulé Harem : Royal Women and the Court (p. 96-122).
L’intérêt personnel porté par l’auteur (et par l’un des directeurs de la collection) à ce thème explique sans doute une telle orientation. L’une des phrases introductives du chapitre 4 donne le ton : « Perhaps no other aspect of Achaemenid court society has attracted more controversy than the issue of royal harem ». Partant, l’auteur se propose d’examiner la validité (ou non) de l’usage du terme ‘harem’ dans le cadre achéménide, en analysant le rôle tenu par les femmes du premier cercle de la cour (p.96). Llewellyn-Jones mène une contre-attaque contre celles et ceux qui ont mis en doute l’existence d’un harem, à savoir (selon lui) Kuhrt, Briant et Sancisi-Weerdenburg, auxquels il joint Brosius, en répondant que la mise en évidence d’une vision déformante des sources grecques n’implique pas d’aller jusqu’à la négation même de ce qu’il considère comme étant une institution aulique de premier plan. On est un peu surpris que les seules sources écrites citées dans le dossier documentaire soient des extraits de sources littéraires grecques (D1-19), et que, critiquant Brosius ( Women in Ancient Persia, 1996), il n’utilise pas plus judicieusement les chapitres qu’elle a écrits à partir des tablettes de Persépolis (cf. p. 100). L’auteur affirme curieusement que le rôle des princesses « has been generally overlooked or ostracised from Achaemenid studies » (p.120) — une déclaration que je ne comprends tout simplement pas. Tout compte fait, après avoir réfuté l’idée que le terme ‘harem’ pouvait être utilisé par simple commodité (p. 100), c’est à une solution de ce genre qu’il se résout, puisque, selon lui (p. 102), « [it] is the most appropriate term to use to describe the domestic make-up and the gender ideology of the Persian inner court ».
Sous un format agréable à prendre en main et grâce à une typographie élégante et aérée, l’ouvrage est bien édité, et il se lit aisément ; il sera sans aucun doute utile aux étudiants auxquels il est destiné. Il est regrettable, en revanche, que la bibliographie (p. 234-253), soit littéralement truffée de fautes, dans les titres, les noms d’auteurs, parfois même dans le lieu d’édition, qu’il s’agisse de titres anglais, français ou allemands. (Mentionnons par exemple que le regretté Jean Perrot [p. 247] n’a certainement jamais écrit un article consacré aux femmes royales des palais ottomans : le titre doit être réattribué à son auteur, à savoir Leslie Peirce). Il est également dommage que l’auteur n’indique ni le nom de l’éditeur, ni le nom de la collection dans laquelle est paru tel ou tel livre. S’il doit y avoir une seconde édition, l’auteur et les éditeurs devront réviser soigneusement ces pages, y compris en y ajoutant des études spécialisées très récentes, par exemple, dans Histos 6, 2012, celle d’A. Spawforth sur la chasse et celle de D. Lenfant sur les eunuques chez Ctésias.