BMCR 2013.09.29

La défense du territoire: étude de la chôra érétrienne et de ses fortifications. Eretria: fouilles et recherches, 21​

, La défense du territoire: étude de la chôra érétrienne et de ses fortifications. Eretria: fouilles et recherches, 21​. Gollion: Ecole Suisse d'archéologie en Grèce, Infolio éditions​, 2012. 358. ISBN 9782884744102. €80.00 (pb).

C’est avec un grand plaisir que nous voyons paraître le livre de Sylvian Fachard sur les fortifications rurales d’Érétrie. Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Lausanne en 2009, ce travail s’insère dans la série Eretria, publiée par l’École suisse d’archéologie en Grèce. Il s’agit d’un beau volume in folio richement illustré de photographies, de multiples cartes et de relevés de vestiges souvent inédits.

Il s’ajoute à la liste — qu’on espère voir progressivement s’agrandir — des études régionales consacrées aux fortifications grecques.1 L’originalité de cette étude est qu’elle est entièrement consacrée aux seules fortifications rurales permettant la défense du territoire d’une unique cité, Érétrie, certes l’une des plus vastes du monde grec. La seconde originalité vient du fait que les résultats sont issus d’une prospection de terrain menée durant 13 ans par l’auteur et d’autres membres de l’École suisse. La zone prospectée couvre près de 2000 km 2 ce qui est considérable, le territoire proprement dit de la cité d’Érétrie étant compris entre 1300 et 1500 km 2.2 La troisième originalité (et une grande chance) est que cette prospection extensive a pu être complétée par la fouille de deux importantes forteresses.

Il faut noter que cette étude sur l’Érétrie fait une large part aux comparaisons avec l’Attique, la cité d’Athènes étant géographiquement fort proche, avec un territoire couvrant également une grande superficie. De plus, elle se définit fortement en opposition avec l’étude de Josiah Ober sur les défenses de l’Attique,3 étonnamment mentionnée dès la première phrase de l’introduction (p. 25).

Les dix chapitres sont répartis en deux grandes parties. La première est une très complète étude géographique, historique, démographique et économique du territoire d’Érétrie. La seconde est consacrée aux fortifications, présentées une par une en détail puis analysées selon leur typologie, leur répartition géographique et leur fonction, afin d’aboutir à une conclusion générale sur le lien entre fortifications territoriales et sécurité publique.

Bien que placé en fin d’ouvrage, le catalogue des sites (43 pages) constitue bien évidemment la base de cette étude. Sont recensés la totalité des sites (d’une étendue supérieure à 0,1 ha) datés entre l’Helladique récent et l’époque romaine (183 sites). Il s’agit de l’ensemble des sites indiquant une occupation humaine (fermes, ateliers, sanctuaires ou tombes). Les fortifications rurales n’y sont pas détaillées car elles font naturellement l’objet d’un chapitre à part entière (le chapitre huit).

Le premier chapitre (14 pages) est consacré à la géographie du territoire érétrien. Cette présentation permet d’appréhender la diversité des paysages et notamment la différence entre l’Eubée centrale, plus fertile, et l’Eubée méridionale. On peut juste regretter que la cartographie un peu confuse (à la fois trop de toponymes et pas assez si l’on essaye de suivre le texte, absence de différenciation entre les noms de villages et de montagnes) ne permette pas de suivre aisément la description détaillée de la géographie physique.

Les chapitre deux (3 pages) et trois (26 pages) sont consacrés à l’organisation politique du territoire d’Érétrie. Elle est connue grâce à divers documents, tels que des listes militaires et des listes de citoyens datant de la fin de l’époque classique et de l’époque hellénistique. Le troisième chapitre présente plus précisément l’habitat rural érétrien. En se fondant à la fois sur les données connues grâce aux inscriptions et sur les données archéologiques issues de la prospection, l’auteur cherche à replacer les dèmes dans les cinq districts érétriens.

Le quatrième chapitre (14 pages) est consacré aux frontières du territoire d’Érétrie. L’auteur résume bien toute la difficulté qui s’attache à l’étude des frontières et propose une méthode novatrice pour essayer de les retrouver, en combinant les données archéologiques et géographiques (orographie, hydrographie). Cette méthode est ensuite appliquée – de façon convaincante – aux frontières avec Chalcis au nord et Karystos au sud.

Vient ensuite l’étude des voies de communication, dans le cinquième chapitre (19 pages). Là encore, une méthode originale a été appliquée. Elle consiste à tracer des axes hypothétiques entre les différents sites archéologiques identifiés. Cette carte schématique est ensuite corrigée grâce aux informations apportées par l’étude des cartes anciennes et des récits des voyageurs du XIX e siècle et l’adaptation au terrain.

Dans le sixième chapitre (13 pages) ce sont la population d’Érétrie et ses ressources qui sont étudiés. Démographie et économie rurale sont mises en parallèle. Les questions de l’utilisation des terres “marginales” et de l’élevage sont abordées. Il faut surtout noter l’établissement d’une très intéressante carte d’utilisation du sol sur l’ensemble du territoire érétrien.

La seconde partie, consacrée aux fortifications, débute, chapitre sept (7 pages) par un aperçu historiographique où l’auteur présente l’historique de la recherche sur les fortifications rurales, laquelle a longtemps été liée à la recherche sur les enceintes urbaines. Il y développe notamment sa critique de l’étude de Josiah Ober, Fortress Attica, et de la théorie des réseaux défensifs que ce dernier a voulu mettre en évidence, critique qui est l’idée centrale de toute la seconde partie du livre. Sylvian Fachard récuse l’idée de l’existence dans l’antiquité d’une stratégie défensive militaire ayant conduit des cités à la création, en une seule phase chronologique, d’un réseau de fortifications le long des routes ou des frontières, idée influencée par les théories militaires modernes, telles celle de K. von Clausewitz. Sa propre théorie se retrouve ainsi résumée en une critique (p. 131) : “Enfin, il nous semble que J. Ober néglige la dimension civile des fortifications et ne saisit pas le lien étroit qu’elles possédaient avec l’habitat rural et les dèmes qui se trouvaient à proximité.”

Le huitième chapitre (106 pages) est véritablement le cœur de cette étude. Chacune des fortifications rurales d’Érétrie est présentée en détail, avec une desciption des vestiges, une présentation de la céramique récoltée (permettant de dater l’occupation du site) et l’identification du site, qui n’est pas toujours évidente en l’absence de fouille.

Le neuvième chapitre (22 pages) est consacré à l’analyse de ces fortifications, avec notamment l’élaboration d’une typologie (jusqu’à présent inexistante) des fortifications rurales. Sylvian Fachard se fonde pour cela sur les critères archéologiques et fonctionnels apparus lors de la prospection. Cela est en effet la seule méthode possible et il ne semble pas nécessaire (comme il le suggère) de faire le lien entre les vestiges et le vocabulaire antique des fortifications, qui reste encore à étudier en détail. L’auteur distingue donc quatre types : les forteresses, les habitats fortifiés, les tours et les fortins de pierre sèche. Concernant cette dernière catégorie, il semble étrange d’établir un type uniquement à partir du style de maçonnerie. Ces enceintes sont celles qui posent le plus de problème de datation et d’interprétation : la technique de construction est sans âge et en l’absence de structures internes et de matériel leur fonction est difficilement identifiable. L’exercice est périlleux et les conclusions parfois peu compréhensibles. Ainsi, “l’enceinte de pierres sèches de Vromonéra ne serait pas un fortin, mais un poste de garde” (p. 149). Car la difficulté est bien là. Comment établir une distinction claire et nette entre plusieurs fonctions et surtout pourquoi le faire ? Il n’est pas rare que l’auteur hésite pour l’identification d’un site entre un fortin militaire avec baraquement et un petit hameau fortifié (par exemple, les enceintes de Myrtia p. 218 et Tsakaioi p. 223). Devant son insistance à expurger les fortifications de toute fonction militaire et à les lier à l’habitat, on s’interroge. L’idée qu’une fortification puisse être érigée pour protéger un habitat d’une poignée de maisons ne paraît pas convaincante (p. 245). Certains des habitats fortifiés sont identifiés comme étant des centres de dèmes, dont la fortification n’est pourtant pas systématique. Mais pourquoi considérer que la présence de maisons exclu une identification comme forteresse ? Activités militaires et civiles ne s’excluent pas l’une l’autre. Il faut bien que les soldats se logent et se nourrissent. Et il semble évident qu’une population civile préfère la protection d’une enceinte. Ce sont des questions qui méritent d’être réexaminées. Enfin, en ce qui concerne les tours, leur identification pose des problèmes qui sont rappelés. À une exception près, en Érétrie, il s’agirait de constructions individuelles. L’usage militaire se trouve là encore exclu.

Le dixième et dernier chapitre (30 pages) est consacré à la répartition géographique et aux fonctions des fortifications. Les textes antiques (qui permettent de connaître quelques épisodes militaires ayant eu lieu en Érétrie) sont utilisés et la comparaison avec l’Attique (à travers les textes également) est fréquente. Sylvian Fachard examine la relation des fortifications rurales avec les frontières, les voies de communication, l’asty, les terres agricoles. Il rejette un lien avec les trois premiers. Contrairement à l’opinion répandue, les fortifications ne seraient pas destinées à contrôler/surveiller les voies d’accès et les frontières, car la surveillance du territoire ne repose pas sur des ouvrages fortifiés (p. 269). De plus, l’auteur met à mal (avec raison semble-t-il) la thèse d’un réseau de communication visuelle entre les fortifications rurales. Enfin, un lien très étroit est établi entre les fortifications et les terres agricoles (p. 275-276). Les fortifications rurales sont interprétées comme étant des refuges destinés à une évacuation du territoire en cas de danger, celle-ci étant organisée au niveau local (l’auteur met en évidence un rayon d’évacuation de 5,5 km autour de chacune des principales fortifications).

La conclusion (2 pages) se positionne à nouveau contre la théorie de Josiah Ober de l’existence d’un réseau cohérent résultant d’une vision stratégique supérieure. L’accent est mis sur l’importance de l’analyse régionale et du lien avec l’habitat et les terres cultivables. “(…) la sécurité publique du territoire s’appuyait sur une multitude de nucléi de défense locale” (p. 293).

Il faut noter en fin de volume l’addition de très utiles résumés en anglais, en allemand et en grec ainsi qu’un index. On peut juste regretter que la bibliographie en début de volume se limite aux abréviations des travaux cités à plus d’une reprise. Le reste des références est placé en notes.

Dans l’ensemble, il s’agit d’un ouvrage agréable à lire qui fait date dans l’étude des fortifications rurales. Il faut souligner l’originalité de la méthodologie qui privilégie une approche multidisciplinaire et largement géographique. Enfin, ce travail stimulant soulève des thèmes qui appellent à débat. ​

Notes

1. Elles concernent :

1.- les îles : Claire Balandier, Fortifications et défense des territoires à Chypre de l’époque archaïque aux invasions arabes (VIIIe s. av. NE – VIIe s. de NE), Thèse de doctorat non publiée, Aix-Marseille 1, 1999 ; David Louyot, Archéologie des fortifications et défense du territoire dans les Cyclades durant l’Antiquité grecque, Université de Tours, 2005 ; Nadia Coutsinas, Défenses crétoises. Fortifications urbaines et défense du territoire en Crète aux époques classique et hellénistique, Publications de la Sorbonne, Paris (sous presse).

1.- l’Asie Mineure : Isabelle Pimouguet-Pédarros, Archéologie de la défense. Histoire des fortifications antiques de Carie (époques classique et hellénistique), Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, Presses Universitaires Franc-Comtoises, Paris, 1994 ; Baptiste Vergnaud, Recherches sur les fortifications d’Anatolie occidentale et centrale au début du I er millénaire av. J.-C. (X e -VI e s.), Bordeaux III, 2012.

1.- la Grèce centrale ou périphérique : Josiah Ober, Fortress Attica. Defense of the Athenian Land Frontier 402-322 B.C., Mnemosyne Supplementa 84, Brill, Leiden, 1985 ; Marie-Pierre Dausse, Géographie historique de la Molossie aux époques classique et hellénistique, Thèse de doctorat non publiée, Paris 10 – Nanterre, 2003 ; Catherine Typaldou-Fakiris, Villes fortifiées de Phocide et la III e guerre sacrée 356-346 av. J.-C., Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2004 ; Matthew P. Maher, The Fortifications of Arkadian Poleis in the Classical and Hellenistic Periods, University of British Columbia (UBC), Vancouver, 2012.

2. Surtout si l’on songe que la superficie totale de l’Eubée est de 3 654 km 2.

3. Op. cit.