L’objectif principal du livre de P. Payen est de remettre en discussion une opinion commune selon laquelle la fréquence des guerres en Grèce autoriserait à affirmer que celles-ci ont un rôle structurant dans les sociétés grecques. L’Auteur se propose de mettre en lumière l’excessive simplicité, pour ne pas dire la banalité de cette lecture (p. 9), en offrant une « autre » vision, davantage centrée sur « les institutions, les usages et les réflexions des Grecs anciens pour tenir à distance et comme en échec cette pratique » (p. 5). Pour les spécialistes, désormais, la guerre dans le monde antique (comme dans le nôtre) n’est plus considérée comme un « objet autonome » (p. 333), mais est appréhendée comme un « objet culturel ». S’il est vrai que, depuis l’ Iliade, une trame complexe de témoignages semble présenter la guerre comme « naturelle », les textes ne cessent pour autant de souligner la charge de douleur qui en dérive. Comme le souligne l’Auteur, le visage violent de la guerre n’est nullement voilé par l’historiographie antique. Il suffit de ne pas prêter exclusivement attention à la figure du combattant et aux aspects politiques et sociaux qui s’y rattachent, et voilà qu’émerge, des replis des textes anciens, un cadre bien plus complexe et riche, dont le caractère diffus nous révèle la difficulté à « donner la parole » à ce que l’expérience humaine de la violence a d’indicible. Il devient dès lors crucial de rendre visible « la face occultée de la guerre » (p. 12-15).
Une longue introduction clarifie les défis méthodologiques implicites (p. 7-24), à commencer par le choix du mot-clé de « revers » pour cerner l’objet du travail. P. Payen le définit par comparaison avec une monnaie que l’on a toujours observée d’un seul côté et dont on découvre le revers, terme qui désigne en même temps un « échec », un revers de fortune. Dans ce but, l’Auteur s’efforce de mesurer jusqu’à quel point Hérodote, Thucydide, Xénophon (et leurs continuateurs) se sont interrogés de manière critique sur le caractère inéluctable de la guerre, sur ses effets déstabilisants, sur l’opacité ou l’oubli qu’elle génère (p. 20-21).
Le volume est articulé en quatre parties et douze chapitres. La première partie ( Sociétés guerrières ou sociétés en guerre?, chap. I-II) dessine le terrain de recherche au sein duquel apparaissent les « revers » de la guerre : aucun système de règles n’est en mesure de contrôler les formes de violence guerrière qui touchent les combattants comme les non combattants, si bien que l’enquête historiographique induit à reconsidérer le rôle structurant de la guerre tel qu’il est formulé dans les études sur la polis. En réalité, notre interprétation du monde grec doit aussi prendre en compte la paix et la réconciliation qui semblent, dès Homère, une réelle alternative à la guerre. L’Auteur affronte le problème de fond qui parcourt tout le texte homérique, à savoir qu’il n’y a pas d’excellence guerrière sans violence et sans souffrance (chap. I La guerre au centre de la cité ?). Néanmoins, les règles constitutives du comportement guerrier deviennent le matériau du discours poétique et de la mémoire, surtout là où se concentrent leurs violations (p. 39-41). L’émergence, à partir des années 1960, d’une conception de la guerre comme phénomène social et expression d’un processus de construction culturelle (entre autres chez J.-P. Vernant) n’a pas remis en question l’idée que la guerre est connaturelle à la polis. Il est dès lors nécessaire, selon l’Auteur, d’accomplir un changement de perspective en passant de l’idée de sociétés guerrières à celle de « sociétés en guerre », dans lesquelles la guerre n’est pas une donnée naturelle et évidente, mais une possibilité et parfois une nécessité. Tel est le sujet du chapitre II ( Cités, champ de bataille et société, p. 64-86) : la « cité en guerre » n’est pas sic et simpliciter une « cité guerrière » (p. 79). À bien y regarder, ce qui s’impose comme objet historiographique, c’est la dimension de suspension des normes morales qui en découle : la guerre, loin d’être une condition normale, révèle sa nature d’échec, de « revers ».
La seconde partie ( Violences en guerre: autopsie, morphologie, récit, chap. III-V) se concentre sur les perturbations issues de la violence et sur sa charge émotive : l’objectif est de rendre voix aux « perdants de l’histoire » et de montrer à travers quelles pratiques la communauté se mesure avec le drame de la violence guerrière et l’impossibilité de la supporter. À l’intérieur de quelles limites les « lois de la guerre » agissent-elles ? (chap. III La suspension des usages et des lois, p. 92-107). Des œuvres de référence, comme celle de V.D. Hanson ( The Western Way of War: Infantry Battle in Classical Greece, New York 1989, repr. Berkeley 2000), en dépit de leurs mérites, présentent une vision excessivement centrée sur l’hoplite et sur le code de l’honneur qui le caractérise, bien que la documentation offre de nombreux cas d’infraction. On a alors tendance à mettre entre parenthèses les aspects psychologiques les plus profonds qui déterminent la nature (et les aspects « hors norme ») du combat hoplitique. Au chap. IV ( La guerre censurée, p. 108-131), l’Auteur prend en compte le revers de la médaille. Après la bataille, une catégorie particulière de survivants mérite l’attention : les soldats prisonniers et les habitants qui partagent et subissent les conséquences de la guerre (p. 112-113). Quelle que soit la loi de la guerre invoquée, elle est « un univers de seuils, de limites » (p. 95), transgressés par-delà les normes et les usages, car la violence ne se laisse pas emprisonner dans des règles préconstituées et tend à échapper à tout contrôle. Tué ou fait prisonnier, le vaincu est un corps entre les mains de l’ennemi, une matière nue, déshumanisée ; ce n’est plus un sujet social, mais un objet indistinct dont le sort est décliné entre mutilations, destruction et autres pratiques. Les nombreux cas examinés montrent que le seuil d’intolérance de la violence extrême et paroxystique est parfaitement identifié par l’historiographie ancienne et même assumé comme un élément problématique du rapport entre guerre et polis. Ce constat est a fortiori valable pour les prisonniers, les non combattants, victimes par excellence (chap. V La guerre des non-combattants, p. 132-178). Relevant une attention insuffisante à l’égard de la question des souffrances infligées et subies, (p. 137), l’Auteur ne partage pas l’opinion selon laquelle on assisterait à une progressive « humanisation » des lois de la guerre et de leur représentation. Le statut historiographique des atrocités commises sur les civils émerge, par exemple, du malaise que manifeste Thucydide au sujet des violences commises à Corcyre, Mycalessos et Syracuse. À ce sujet, des données très suggestives dérivent du théâtre athénien quant à la condition des femmes prisonnières de guerre (p. 138-155, et p. 162-178 sur la question de la « narrabilité » du viol).
La troisième partie ( Cités sur la défensive, chap. VI-IX) revient sur la centralité de la relation polis/polemos : l’ostentation du caractère strictement défensif de l’hoplitisme, du moins sur le plan idéologique, implique une conception de la guerre comme instrument défensif, répondant à une nécessité et non pas à une activité fondant la polis. L’assemblée citoyenne semble orientée vers des formes de guerre défensives, afin d’éviter les souffrances physiques et psychiques qui en découlent. À cette orientation correspondent les règles de la phalange hoplitique, à commencer par l’utilisation du bouclier qui renvoie au caractère défensif de la guerre « politique » : la sauvegarde du corps physique et celle du corps social sont en effet deux objectifs inséparables. Dans un tel cadre l’Auteur s’interroge sur le rôle de l’élément féminin : il établit que la « part féminine » joue un rôle actif dans la défense de la cité. Deux valeurs y sont mises en avant : l’ andreia (l’ardeur défensive de la phalange hoplitique) pour les hommes, la sophrosynè (l’autocontrôle et la modération) pour les femmes. « On peut ainsi relever un ensemble d’interférences et de complémentarités entre femmes et hommes, autour du problème des armées, sans que polarité soit synonyme d’exclusion » (p.229). La guerre étant dictée par une idéologie défensive, on comprend mieux la position d’Aristote qui, dans La Politique, la définit comme un élément finalisé au bien commun qu’est la paix (p. 234-246). C’est pour cette raison que, dans la mémoire de la polis, la victoire militaire est associée au souvenir des pertes humaines et des dégâts matériels : victoire et défaite entretiennent un rapport réciproque complexe, révélateur de la difficulté des Grecs à penser (et à admettre) la guerre (chap. IX Problèmes de la défaite dans la cité grecque, p. 247-262). En d’autres termes, la guerre n’est pas bonne pour la cité parce qu’elle n’est pas en mesure d’« instaurer un principe d’ordre » (p. 256), ou parce que « la guerre n’est jamais une valeur en soi » (p. 261), si ce n’est quand elle est l’expression d’une résistance.
Dans la quatrième partie ( La guerre à l’« âge historiographique », chap. X-XII, p. 263-332), l’Auteur scrute le regard que l’historiographie antique porte sur les conséquences négatives de la guerre. Le récit du passé n’est nullement fait d’une succession de victoires « parfaites ». Même si elles sont des éléments constitutifs de la mémoire historique, leur poids est contrebalancé par l’attention constante aux effets collatéraux en termes de destruction et de souffrances (chap. X, Réprouver la guerre, p. 268-293). La présence récurrente de la guerre dans l’historiographie d’époque classique s’accompagne du refus de la considérer « comme le miroir de la communauté politique et d’acquiescer à ses valeurs » (chap. XI L’unité d’intrigue de la tradition historiographique, p. 294- 316, p. 281). C’est ce refus qui représente le trait d’union de l’historiographie ancienne, surtout lorsque l’affrontement concerné est une guerre de conquête ou, pire encore, une guerre civile (p. 284-290). S’il y a une relation entre polis et polemos, celle-ci réside dans le fait que la polis a manifestement intérêt à « contrôler », voire à éviter la guerre puisque rien de bon ne peut en sortir. Ces « revers de la guerre » deviennent ainsi le fil rouge qui relie, par delà les évidentes différences, Hérodote, Thucydide et Xénophon (pp. 298- 304), puis Polybe, Flavius Josèphe et, avec les nuances indispensables, Plutarque.
P. Payen offre dans ce livre une enquête approfondie et originale fondée sur une vision ample et unitaire, une maîtrise exceptionnelle des sources et, en même temps, de la littérature secondaire. « Analogie, distanciation, filiation » (p. 5-7) ont guidé sa pensée autour d’une question cruciale : les guerres d’hier ont-elles un rapport avec celles d’aujourd’hui ? L’enquête menée sur les premières aide-t-elle à mettre en perspective et à mieux comprendre les secondes ? S’il existe une relation, elle n’est ni donnée ni immédiate. Le passage du passé au présent s’accomplit dans le « temps long de sa réception » et implique un salutaire effet de désenchantement par rapport au modèle simpliste d’un prétendu caractère « naturel » de la guerre. L’Auteur ne perd jamais de vue la tension entre le passé objet de l’analyse et le présent qui nous submerge avec sa charge de violence et de douleur. L’Auteur jette une lumière significative sur les « revers de la guerre » de la seule manière qui soit possible : comme un chirurgien qui explore prudemment, au bistouri, les replis des pratiques discursives pour donner la parole aux silences dont il reste quelque trace afin de transformer le « revers » en un « espace d’histoire ». C’est précisément cela qui rend encore actuelle l’historiographie ancienne : sa façon d’être « un art problématique de raconter l’histoire ».