Lancé en 2005, le projet Musisque Deoque, vise à la constitution d’un outil informatique de recherche lexicale et métrique en poésie latine. Le recueil ici passé en revue doit d’une part informer sur l’état d’avance de ce projet et d’autre part présenter quelques résultats que celui-ci a permis d’obtenir, notamment en critique intertextuelle.
Le volume est précédé d’une introduction (Paolo Mastandrea e Luigi Tessarolo, « Introduzione. Le edizioni di Musisque Deoque : metodo, prassi e tipologie testuali », p. 1-11). Il y est rappelé que les avantages qui distinguent cette base de données à finalités intertextuelles, que l’on trouve sous l’adresse http://www.mqdq.it, de celles qui l’ont précédée, telles BTL, Poetria noua ainsi que les bases de données fournies par le portail Brepolis, tiennent non seulement au choix que l’on peut y faire des places métriques, des types de vers, des proximités plus ou moins extensives, mais aussi à la prise en compte qu’elle permet d’un choix de variantes – de tradition directe ou indirecte, appuyée d’un état des manuscrits – ainsi que de péritextes explicatifs, notamment grammaticaux, jugés significatifs (p. 3). La mise à disposition d’un nombre considérable de textes poétiques épigraphiques est également un notable avantage. On complètera cette utile lecture par ce que l’on trouvera publié sur le même sujet mais dans une perspective plus programmatique par M. Manca, L. Spinazzè, P. Mastandrea, L. Tessarolo et F. Boschetti sous le titre de « Musis deoque : Text Retrieval on Critical Editions » dans le Journal for Language Technology and Computational Linguistics 27 (2012), p. 129-138, pdf ici.
D’un point de vue général, il faut saluer le choix de ne pas étendre l’information au-delà du 7e siècle. Assurément, cette judicieuse décision en indisposera quelques-uns, mais dispensera désormais les classicisants d’avoir à se dépêtrer d’une turba d’auteurs néo-latins et médiévaux avant de parvenir aux occurrences antiques les plus tardives des mots à forte fréquence. En revanche, limiter le corpus aux seuls poètes paraît véritablement problématique, car cette restriction tendra à enfermer encore davantage ses exégètes dans la seule poésie ; or la poésie s’explique aussi par la prose et notamment par les informations de grammairiens qu’il faut solliciter bien au-delà des bribes de commentaires que l’on trouve proposées en lien.
Cinq articles sont consacrés à des aspects techniques particuliers. Andrea Bacianini, « Musisque Deoque e la rappresentazione informatica della poesia figurata » (p. 15-28) dresse une histoire bien intéressante du carmen figurarum pour en arriver à signaler que les difficultés de représentation informatique de ce genre d’œuvre ont été résolues par l’insertion d’une icône donnant accès à une image de la pièce entière.
Martina Venuti, « L´apparato digitale di Virgilio » (p. 29-34), évoque la difficulté que l’on rencontre à maîtriser un choix pléthorique lorsqu’il faut le rendre pleinement informatif. Celui qui s’effectue sur la tradition directe n’est que celui auquel est confronté n’importe quel éditeur. La tradition indirecte présente, quant à elle, des difficultés plus consistantes ; les variantes et explications des grammairiens sont ainsi retenues quand elles sont philologiques, mais omises quand elles sont di cultura generale (p. 34). On gardera toutefois à l’esprit que les variantes proposées, et cela quels que soient les auteurs et passages considérés, ne sont jamais qu’un choix jugé proprio motu significatif et qu’il ne faut en aucun cas se dispenser d’effectuer une vérification dans une édition critique.
Isabella Canetta, « Lauinia/Lauina (Aen. 1,2) : variante testuale e testimonianze indirette » (p. 35-41), reprend ce dernier problème puis rappelle à l’utilisateur qu’il est présumé exploiter l’entier des données fournies par les liens et ensuite que l’hésitation graphique possède une histoire qu’il est bon de considérer.
Elisabetta Saltelli, « Poesia epigrafica : le nuove acquisizioni in Musisque Deoque » (p. 43-57), évoque l’apport épigraphique d’une base de données qui permet une exploitation extensive d’un matériel dont la richesse excède de très loin celle du seul recueil de Buecheler-Lommatzsch. A l’usage, on constate toutefois que c’est assurément dans le commentaire des inscriptions métriques que la recherche profitera le mieux de ce nouveau corpus, notamment par le fait que, lorsque cela a été possible, les auteurs ont ajouté en icône le cliché qui permettra de se faire une idée de l’état réel du support et ainsi de confirmer ou de révoquer les corrections et/ou restitutions qui ont été proposées.
Linda Spinazzè, « Risalire alle fonti : dall´edizione Musisque Deoque ai testimoni manoscritti » (p. 59-71), rappelle que cette base de données fournit des renseignements non seulement sur un certain nombre de variantes manuscrites mais aussi sur les témoins qui les portent, sur leur origine, sur leur date et sur la bibliothèque qui les renferme.
Mise en regard de l’évolution que j’évoquais d’entrée, la partie du livre soumise jusqu’ici à revue prend valeur de document-témoin. Elle est en effet, à ma connaissance, l’une des premières à avoir été écrite afin d’assurer la promotion d’un outil de recherche informatique. La seconde partie de l’ouvrage (« Letture del testo assistite dalla strumentazione elettronica », p. 75-249) doit faire valoir son efficacité par la présentation de résultats qu’il a permis d’obtenir. Les titres des articles qui leur sont dévolus donnent une idée de leur diversité :
Tiziana Brolli, « Polifemo e le metafore nautiche » (p.75-87), suit, depuis Homère puis Euripide, les traces non seulement du mât de navire qui sert de bâton à Polyphème mais aussi des métaphores dérivées, évoquant la distension de son ventre plein. De cascades de termes en apparentements conceptuels, une chaîne s’ancre dans Ennius puis traverse les temps jusqu’à Ennode.
Crescenzo Formicola, « Oltre l´archetipo: ipostesti lettarari e testimonianze codicologiche ( specimina da Lucrezio e Sidonio » (p. 89-97), fait valoir que la recherche d’intertextes peut amener à clarifier une tradition confuse. Je ne retiendrai ici qu’un seul exemple, celui de la leçon arescit de LVCR. 6,841 qui, parfois omise au profit de conjectures, trouve ainsi à se conforter de Pétrone (134,2) et de Juvencus (2,746). On remarquera que cet exemple, qui validerait une lectio difficilior, a nécessité la consultation d’une édition critique imprimée, car MQDQ ne fournit pas d’indication de variante à propos du passage de Lucrèce ici considéré.
Alessandra Romeo, «Memorie `georgiche´nell´epos ovidiano : in margine al mito di Esaco nell´XI libro delle Metamorfosi » (p. 99-108), relie cet épisode tout d’abord avec ceux qui, dans le livre 19 de ces mêmes Métamorphoses, évoquent la mort précoce, le meurtre involontaire et les lamentations funèbres, puis emprunte à l’épisode d’Aristée des Géorgiques de quoi argumenter son propos.
Alessandro Franzoi, « Note di lettura al testo dei Remedia di Ovidio » (p. 109-116), considère le très difficile texte des distiques 363-364, 395-396, 607-608 et du vers 589 et fournit la démonstration la plus pédagogiquement éclairante de ce que MQDQ – qui ne mentionne aucune variante – est à même de fournir, notamment par la capacité qu’il possède de sélectionner les occurrences en fonction de leur place métrique.
Alessandro Fusi, « Sulla tradizione di Marziale » (p. 123-136) montre que l’absence d’archétype appréhendable a conduit les éditeurs à négliger les variantes qui n’apparaissent que dans une seule des trois branches de la tradition, faisant valoir que la communauté d’erreurs entre familles doit être interprétée comme un signe de contamination mutuelle. Le cas de l’épigramme 9,25 et de quelques autres (3,3 ; 9,73), servent d’exemple.
Enrico Mari Ariemma, « Da Marsiglia a Sagunto : prove di guerra civile da Lucano a Silio Italico » (p. 137-155), considère la manière dont Lucain, en calquant son récit de siège de Marseille sur celui de Sagonte tel qu’il le lit chez Tite-Live, influence ensuite Silius dans sa propre description du siège de Sagonte. L’argumentation, toujours très élaborée, permet parfois de deviner l’apport de MQDQ dans des liens recherchés dans des analogies de clausules ou des reprises verbales à implantations tactiques identiques ( agger; desuper urbi p. 145).
Emanuela Colombi, « L´allusione e la variante : Giovenco e Silio Italico » (p. 157-185), propose un breuiarium de l’intertextualité constitué par un bref catalogue raisonné des avatars de l’intrication d’un hypotexte et d’un hypertexte. On le trouvera hiérarchisé selon le degré de la visibilité du signifiant et celui du déplacement sémantique ; il y est donc question de synonymie, de substitution, de contraste, etc.
Amedeo Alessandro Raschieri, « Lettori tardoantichi e medievali di Avieno » (p. 187-195), use de l’intertextualité pour montrer comment reconstituer l’histoire de l’influence et de la circulation antiques et médiévales d’un texte dont il ne subsiste aucun témoin antérieur à 1477.
Luca Mondin, « Simplicitas ignava : testo e intertesto di ALC. AVIT. carm. 2,98-99 » (p. 217-225), confirme par l’influence de Prudence (psych. 245-246) la lecture ignaua de ALC. AVIT. carm. 2,99. La correction ignara est proposée par MQDQ.
Maria Nicole Iulietto, « Il De apro mitissimo di Lussorio ( c.292 R=Happ=287 SB) » (p. 228-238), en fait de même en appuyant la lecture mitissimo contre les variantes proposées par MQDQ, qu’elle enrichit de quelques autres. L’argumentation est ici purement thématique et se fonde sur la tradition qualificative de la Mysie.
Paola Paolucci, « Dall´ Alcesta centonaria ad alcune chiose di lectura nella tradizione e monte del Salmasiano ( Par. Lat. 10318) » (p. 239-249), en redresse les vers 134 et 145 par l’exploitation de variantes qui ne sont pas toujours fournies par MQDQ. Conduit selon la méthode intertextuelle, l’examen révèle un peu de l’histoire des ancêtres perdus du Codex.
Pour des raisons de place et de compétences personnelles, je m’abstiendrai de commenter les deux contributions touchant à des domaines postérieurs à l’antiquité. (Andrea Cozzolino, « Echi medievali del I Libro della Pharsalia », p.117- 122 ; Angelo Luceri, « Un ritratto d´altri tempi : Naucellio, Epigr.bob. 7 e una possibile eco umanistica », p.198- 216).
De manière surprenante, le trait commun à l’ensemble de ces travaux est qu’ils n’auraient pas été effectués avec l’aide de MQDQ que l’on ne s’en apercevrait pratiquement pas. En effet, rien ne les distingue de ce qu’aurait produit un philologue appliquant les méthodes les plus classiques de sa discipline et en tout cas inaptes à satisfaire l’attente suscitée par la promesse des nuovi mezzi annoncés par le titre. De la polyvalence et de l’efficacité de MQDQ, on ne recevra donc que la preuve indirecte, puisque son apport propre n’est signalé qu’à deux reprises (p. 90 ; 117) et seulement de manière parfaitement anodine. On aurait pu attendre des contributeurs un peu plus de cette uis docendi qui aurait fait voir au benoît lecteur en quoi MQDQ leur a permis d’atteindre à des résultats qui seraient autrement restés hors de portée. Il n’y a donc, sur ce plan-là, rien de véritablement instructif à attendre de ce recueil qui, hors ses premières contributions et malgré ladite promesse de nuovi mezzi, n’offre rien de vraiment neuf ni même de clairement ordonné ni de pédagogique à son malheureux lecteur, une fois de plus martyrisé par ce ressassement kaléidoscopique qui prospère par la multiplication néoplasique de nos modernes colloques.
Il reste que ce volume apporte la preuve renouvelée que, si la méthode intertextuelle s’est imposée comme le procédé par excellence d’une heuristique littéraire contemporaine désormais assez bien installée pour devenir conformiste, elle trouve à s’étendre profitablement au-delà de son domaine standard. Devenant le moyen d’appréhender un peu de l’histoire des textes, elle se fait l’auxiliaire objectif de l’ecdotique. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes de méthode, puisqu’il faut désormais distinguer parmi les variantes d’une part celles qui, autrefois considérées comme parasites, sont aujourd’hui vues comme peut-être séparément révélatrices des strates d’une Rezeptionsgeschichte, et d’autre part celle qui, dans son unicité, sera proprement porteuse de l’authenticité auctoriale.
Malgré tout, étant donné l’état d’inconnaissance où nous sommes de la réalité d’influences exercées par des textes disparus dont nous pourrions ne même pas soupçonner l’existence, on conservera toutefois une hygiénique méfiance à l’égard de constructions qui pourraient bien nous informer davantage sur celui qui les effectue que sur le texte commenté. Il y a parfois dans la démarche intertextualiste quelque chose d’étrangement proche de la pratique projective telle que l’a conçue Hermann Rorschach : « Voici l’intrication d’un hypertexte et d’un hypotexte : dites-moi ce que vous voyez … ».
On notera enfin que certaines contributions se distinguent par la mise en relief graphique des marqueurs intertextuels. Le lecteur, toujours pressé, parfois inattentif, lassé de complications parfois portées par des écritures sans grâce, y trouve une bienvenue facilité de lecture qui gagnerait à s’ériger en norme.