BMCR 2012.08.60

Les Dialectiques de l’ascèse. Rencontres, 18

, Les Dialectiques de l'ascèse. Rencontres, 18. Paris: Classiques Garnier, 2011. 425. ISBN 9782812403071. €47.00 (pb).

[The Table of Contents is given below.]

Dans ce livre sont rassemblés les fruits d’un colloque organisé à Montpellier du 18 au 20 novembre 2009. La perspective d’ensemble consiste à explorer, dans des contextes historiques, linguistiques et culturels variés, les formes que prennent l’ascèse et les discours qui l’accompagnent, la justifient et la construisent. L’ascèse elle-même est rapidement définie en introduction, à partir de l’étymologie grecque du terme et de son double emploi dans le champ philosophique et dans le champ religieux chrétien, en particulier monastique ; un cadre théorique commun est largement présupposé tant par l’éditrice que par chacun des contributeurs, qui réunit de manière un peu surprenante les travaux de Pierre Hadot sur les exercices spirituels et les études de Michel Foucault sur le souci de soi – un peu surprenante dans la mesure où les divergences entre ces deux approches, bien qu’elles soient fortes, sont peu abordées ici, ni même mentionnées.1 C’est sans doute que la perspective du volume est autre : il s’agit bien plutôt d’explorer des formes prises par l’ascèse et l’ascétisme dans l’Occident chrétien depuis l’Antiquité. Les débats théoriques et la période de formation conceptuelle de l’ascétisme sont pour une large part laissés de côté, sauf pour une partie du champ philosophique antique.

Le recueil est organisé de manière thématique, mais un fil chronologique structure en fait de l’intérieur la deuxième et la troisième partie. Le principe organisateur de la première est moins clair ; celle-ci, intitulée « Transfert : d’une ascèse à l’autre », rassemble des enquêtes qui portent moins sur les transferts proprement dits entre différents domaines où s’exerce l’ascèse que sur la considération de l’ascèse en-dehors des domaines où elle est d’ordinaire située. Ainsi la contribution de Stefania Bonfiglioli sur l’usage du terme dans la Géographie de Strabon ; toutefois, l’hypothèse centrale de l’auteur, qui fait d’ askèsis un terme technique chez le géographe, ne parvient pas à emporter totalement la conviction : un usage raisonné du mot ne signifie pas nécessairement une utilisation technique. L’étude de Frédéric Fauquier s’intéresse à un sujet plus attendu : la place de l’ascèse dans les lectures néoplatoniciennes du Phédon. Occasion d’un intéressant recueil de textes, qui n’ont pas tous un rapport étroit avec le dialogue platonicien, l’article suggère des pistes intéressantes, qui gagneraient sans doute à être plus directement reliées au système néoplatonicien des vertus dans son ensemble et aux modalités du progrès humain dans ce courant philosophique. L’étude de Jean-François Thomas offre un utile parcours dans le domaine du vocabulaire latin de l’ascèse ; on aurait aimé bénéficier du pendant grec de ce travail dans le même volume : toutefois, comme souvent dans ce livre, les domaines supposés déjà bien connus sont laissés de côté, au profit d’autres, supposés moins défrichés. La contribution liminaire de Marc Philonenko, qui revient de manière très rapide sur la question depuis longtemps débattue des liens éventuels entre les esséniens et le christianisme, cette fois à travers le filtre de l’ascèse, propose un traitement brillant, mais plus suggestif que démonstratif, des liens de filiation entre ces deux courants, dont la définition et l’identité, en particulier pour les esséniens, sont considérées comme évidentes. L’étude due à Vana Nicolaïdou-Kyrianidou croise deux perspectives, antique et contemporaine, en proposant une lecture croisée de Xénophon et d’Hannah Arendt ; les deux fils ont leur intérêt propre et la lecture des pensées politiques de l’un et l’autre auteur vaut pour elle-même. Toutefois, la valeur d’élucidation offerte par l’auteur moderne au regard du texte antique n’est pas évidente pour le lecteur et l’ascèse est davantage comprise ici sous le simple signe du « souci de soi », forme bien plus large que ce qui est généralement le cas dans le reste du volume. L’article de Pierre-Yves Krischleger, enfin, concerne Max Weber et fait figure d’aérolithe chronologique dans cette première partie, cela dit sans préjuger aucunement de son contenu et de sa valeur.

La deuxième partie, « Ascèses du corps, ascèses de l’âme », présente un profil plus homogène et est construite selon un fil chronologique. Jean-Luc Périllié propose une intéressante contribution sur un passage fort célèbre du Théétète, le début de la digression sur le naturel philosophe ; le rapport avec le thème du volume apparaît cependant relativement ténu. Dans une étude consacrée à l’ascèse épicurienne, Alain Gigandet adopte une perspective assez originale qui montre l’articulation étroite entre les exercices spirituels propres à cette tradition et les autres parties de la même philosophie, en particulier la physique. S. Luciani étudie les modalités du discours intérieur comme pratique philosophique chez Cicéron, à travers l’exemple des Tusculanes. La seule contribution qui porte sur le domaine chrétien de langue grecque est due à Stavros Perentidis et aborde brièvement la question des liens entre ascèse et pénitence, en s’appuyant principalement sur des sources canoniques. Si l’article est par lui- même intéressant et aborde des textes généralement délaissés même par les spécialistes d’Antiquité tardive, le volume aurait cependant gagné en équilibre s’il avait intégré des études consacrées aux réflexions et pratiques ascétiques dans l’Antiquité tardive chrétienne, en particulier dans le domaine oriental, dans la mesure même où ces expériences du désert sont en lien direct avec les « exercices spirituels » de l’Antiquité non chrétienne et sont fondamentales par la suite dans tout l’Occident chrétien – qu’il suffise de mentionner ici à titre d’exemples la Vie d’Antoine d’Athanase, l’œuvre d’Évagre le Pontique, les Apophtegmes des Pères du désert, l’ Échelle sainte de Jean Climaque, etc. Les contributions suivantes concernent l’Occident médiéval et moderne ; on en trouvera le détail dans la table des matières ci-dessous.

La troisième partie aborde un thème attendu dans le cadre des réflexions sur l’ascèse, à savoir son lien avec la mystique. Toutefois, ce lien est supposé évident et ne fait pas l’objet d’un traitement théorique d’ensemble. La contribution liminaire, due à Laurent Lavaud, s’attache à l’ascèse discursive de Plotin, auteur fondamental puisqu’il représente l’un des moments essentiels de la réflexion de Pierre Hadot sur les exercices spirituels et plus largement des liens entre philosophie et mystique. Les contributions suivantes, en revanche, portent sur l’Occident médiéval et moderne, voire contemporain, avec un excursus rapide du côté de la Russie. Pour cette question, il aurait été sans doute intéressant qu’une contribution au moins soit consacrée au monde chrétien de langue grecque ; dans cette perspective, une étude du lien entre ascèse et mystique dans le cadre de l’hésychasme et de la querelle palamite aurait pu être d’un grand intérêt et offrir un contre-point intéressant au domaine occidental.

Ces souhaits mis à part, qui sont inévitables dans le cas des actes d’un colloque, pour lesquels il est souvent bien difficile de parvenir à couvrir tous les champs, ou même les principales dimensions d’un sujet lorsque celui-ci est aussi vaste que celui de l’ascèse, tant au plan chronologique que géographique, on ne peut que profiter de la confrontation entre les diverses perspectives qu’offre ce volume. La grande place faite aux discours de l’ascèse attire l’attention sur la place fondamentale du langage en ce domaine, et sur son articulation étroite avec les pratiques matérielles qu’on associe plus communément à ce mot. Or ces pratiques ne sont précisément accessibles que par le biais du discours qui les accompagne, les prescrit ou les décrit : à ce titre, les diverses contributions qui sont consacrées aux règlements monastiques ou textes assimilés sont d’importance. Les indications bibliographiques fournies dans l’introduction permettront également au lecteur curieux de se tourner vers d’autres publications pour confronter les conceptions héritées du monde grec et du christianisme antique aux ascèses présentes dans d’autres aires culturelles, en particulier en Extrême-Orient.

Table des matières

B. Pérez-Jean, Introduction, p. 7

Première partie. Transfert : d’une ascèse à l’autre
M. Philonenko, Les origines esséniennes de l’ascétisme chrétien, p. 19
J.-F. Thomas, Sur l’expression lexicale des notions d’ascèse et d’exercice moral et spirituel en latin, p. 25
S. Bonfiglioli, L’importance de l’ askèsis dans la Géographie de Strabon, p. 43
F. Fauquier, Ascèse et lecture néoplatoniciennes du Phédon, p. 57
P.-Y. Kirschleger, L’ascétisme intramondain du capitalisme, p. 67
V. Nicolaïdou-Kyrianidou, Le prince ascétique de Xénophon et la politique de Hannah Arendt, p. 85

Deuxième partie. Ascèse du corps, ascèse de l’âme
J.-L. Périllié, Ascèse, contemplation et dialectique définitionnelle dans le portrait du philosophe du Théétète, p. 129
A. Gigandet, Problématique ascèse épicurienne, p. 151
S. Luciani, Discours intérieur et ascèse philosophique chez Cicéron, p. 167
S. Perentidis, L’ascèse au sein de la pénitence en tant que rite de passage de l’Église byzantine, p. 183
J. Thomas, Discipline cléricale et contrôle du corps dans les manuels pour novices (XIIe-XIIIe siècles), p. 197
J. Meyers, L’écriture comme ascèse philosophique dans le De Vita Solitaria de Pétrarque, p. 215
I. Kirschleger, Vivre d’ascèse et de psaumes, ou l’art de bien vivre et de bien mourir dans les manuels de piété réformés au XVIIe siècle, p. 231
J.-F. Galinier-Pallerola, Le jeûne de carême dans les sermons catholiques français du XVIIe au XIXe siècle, p. 253

Troisième partie. Discours ascétique et discours mystique
L. Lavaud, Dire l’ineffable : l’ascèse discursive de Plotin, p. 281
N. Nabert, Le corps en cellule, ascèse et exercices spirituels dans les sources cartusiennes du Moyen Âge, p. 295
Ch. Belin, Les avatars de l’ascèse au XVIIe siècle. Un argument de controverse, p. 313
B. Papasogli, Un dieu chirurgien ? L’imaginaire de l’ascèse chez Fénelon, p. 325
F. Damour, L’ascèse comme voie de vérité en Russie (XIXe-XXe siècles), p. 343
M. Fourcade, Ascétisme et mystique à l’heure du renouveau thomiste, p. 361
J.-D. Causse, La pratique ascétique : une divine jouissance ?, p. 391

Index des noms propres, p. 401
Résumés et abstracts, p. 407

Notes

1. Voir en particulier P. Hadot, « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault. Convergences et divergences », dans Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, 2002, p. 305-311.