BMCR 2012.07.21

La démonologie platonicienne: histoire de la notion de daimôn de Platon aux derniers néoplatoniciens. Philosophia antiqua, 128

, La démonologie platonicienne: histoire de la notion de daimôn de Platon aux derniers néoplatoniciens. Philosophia antiqua, 128. Leiden; Boston: Brill, 2012. x, 404. ISBN 9789004218109. $192.00.

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Au sein des dialogues de Platon, le daimōn apparaît comme une notion périphérique. Bien que présente dans le Banquet (pour qualifier Éros), dans la République (en écho au mythe des races), dans le Timée (pour identifier νοῦς et δαίμων) ou dans l’ Apologie de Socrate (figure du signe divin), elle ne fait cependant pas l’objet d’une théorie unifiée, centrale dans un système doctrinal que Platon aurait mis en place. À nos yeux, du moins. En revanche, elle a largement mobilisé l’attention des platoniciens, depuis l’auteur de l’ Épinomis jusqu’à Damascius. C’est donc à examiner cette réception que s’attelle ce livre. Aussi se pose-t-il avant tout comme l’histoire d’une exégèse qui, sur la base des textes mentionnés, s’emploie à restaurer les enjeux et les méthodes à l’œuvre dans la constitution d’une démonologie platonicienne. Il en résulte une étude sémantique exhaustive.

L’enquête ne se limite pas, cependant, à proposer un catalogue des occurrences, plus ou moins déguisé, un exercice de maquillage à partir d’une recherche issue du TLG. Timotin distingue en effet trois axes principaux dans l’évolution de la notion de daimōn, qui servent à organiser les matériaux et à distinguer trois lignes directrices dans l’exégèse. Toutes s’ancrent dans l’interprétation d’un texte de Platon, et toutes répondent à une finalité propre, qu’elle soit philosophique ou religieuse.

Le livre se divise donc en six chapitres. Les trois premiers, plus courts, posent le cadre, à la fois historique, littéraire, philosophique, mythologique et religieux. Les trois derniers suivent, selon un parcours chronologique chaque fois repris à son point de départ, une piste ouverte par Platon, qu’ils mènent jusqu’aux termes du néoplatonisme antique.

Le premier chapitre, l’Introduction, dessine les contours bibliographiques. Timotin mentionne l’existence des rares études synthétiques, déjà anciennes, sur la notion de daimōn dans la littérature grecque en général, ou sur des aspects plus particuliers, tandis qu’il note un regain récent de l’intérêt pour la notion. Or, de cet ensemble, ne se dégage aucune étude équivalente pour la tradition platonicienne, dans la mesure où existent bien des études, mais toujours partielles, consacrées à un auteur, à un thème ou à une période précise.

Le deuxième chapitre, « La notion de daimōn dans la littérature grecque jusqu’à Platon », offre un aperçu des significations de ce terme dans la littérature antérieure à Platon (pour l’essentiel, la poésie archaïque et tragique), qui révèle l’omniprésence d’ambivalences, le daimōn apparaissant comme une entité dont les interventions sont à la fois intérieures et extérieures à l’individu. Timotin observe cependant une évolution vers la personnalisation de la notion, chez des auteurs tels que Théognis, Pindare, Empédocle, Héraclite ou Euripide. Le daimōn se voit progressivement associé à la destinée et à la nécessité, chez Parménide ou chez Empédocle – un entrelacement qui perdurera tout au long de la tradition. Bref, la notion reçoit un usage philosophique dès avant Platon, même si elle reste lié à des représentations religieuses.

Le troisième chapitre, « Les figures platoniciennes du daimōn », analyse la conception que Platon élabore du daimōn Éros d’une part, du daimōn démiurge d’autre part. Dans le Banquet, Platon dresse une généalogie d’Éros qui en fait un être intermédiaire, à plusieurs égards. Il sert en effet de modèle à la méthode philosophique, caractérisée par une démarche ascendante. Il assure aussi la transition critique de la δόξα vers l’ἐπιστήμη. Enfin, il exerce une fonction initiatique dans la mesure où, par le caractère intermédiaire qu’il lui attribue, Platon renouvelle le lien entre les dieux et les hommes, et installe la religion dans les limites de la rationalité (ce que confirme le Cratyle). Dans le Phédon, la République, le Politique, le Timée et les Lois, ensuite, le daimōn apparaît dans le cadre de mythes, un type de discours lui-même intermédiaire qui réalise une forme de rationalité dans le récit. Il sert alors, à nouveau, à lier le divin et l’humain, à travers sa double fonction de « gardien des mortels » et de νοῦς du monde.

Avec le quatrième chapitre, « Démonologie, cosmologie et théories de la providence », Timotin entame l’examen de la notion à travers la tradition platonicienne. Il réserve une large place à l’Ancienne Académie – l’ Épinomis et Xénocrate –, dans laquelle s’ancrent les exégèses postérieures et qui initie une lecture théologique et dogmatique de ces mythes platoniciens. Cette dernière renaît alors dans le médioplatonisme, où apparaissent trois tendances : l’identification des daimones à des « habitants naturels » (Philon, Apulée, certains Stoïciens), la répartition inspirée par l’ Épinomis des régions du cosmos entre plusieurs espèces de daimones (Alcinoos, Calcidius) et la conception reprise à Xénocrate d’une continuité progressive des espèces du vivant (Maxime de Tyr). Toutefois, ces tendances se croisent et s’articulent autour d’une autre opposition, selon que l’on juge ces divisions statiques ou dynamiques. À certains égards, la démonologie prolonge la cosmologie, qui justifie son association à une doctrine de la providence : le principe de continuité hérité de la physique permet de transposer l’action divine jusque dans les dernières limites du monde. Cependant, de véritables « agents de la providence », Jamblique fera des daimones de simples adjuvants, les intégrant à une hiérarchie bien plus complexe qui subordonne Platon aux Oracles chaldaïques et à l’Orphisme. Avec Proclus, le rôle majeur des daimones dans la Providence sera définitivement estompé.

Prenant à nouveau appui sur le Banquet et sa rationalisation des croyances religieuses, le cinquième chapitre, « Démonologie et religion dans le monde gréco-romain », révèle le rôle primordial de Plutarque dans la récupération rationnelle de la religion. Les daimones vont recevoir le rôle des dieux passibles des Mystères (les ἐμπαθεῖς θεοί), de façon à préserver à la fois le lien avec les véritables dieux et l’exigence d’impassibilité qui pèse sur eux depuis la reprise de Platon dans l’ Épinomis. Dans ce contexte, Plutarque se livre également à une exégèse démonologique des rites et des oracles (dans le De Iside, le De E delphico ou le De mysteriis), visant à soutenir une religion à la fois civique et personnelle, qui réponde aux besoins de chaque individu. Cette aspiration à légitimer le culte civique s’amenuise cependant avec Jamblique, qui à nouveau se livre à une systématisation et, ce faisant, secondarise le rôle de la démonologie. Les daimones reçoivent alors, comme plus tard chez Syrianus et Proclus, des rôles inférieurs, tels que le soutien des rites ou l’exercice des oracles. Aussi, dans sa pratique cultuelle, la religion devient grandement démonique.

Pour clore son enquête, Andrei Timotin se penche dans le sixième chapitre, « Le culte du daimōn intérieur. Du daimōn de Socrate au daimōn personnel », sur l’aspect sans doute le plus prisé par les historiens du platonisme : la démon de Socrate. À partir de Plutarque, il s’agit de concilier l’extériorité du daimōn, telle qu’elle apparaît dans le Phédon ou la République, et son intériorisation telle que les auteurs la décèlent dans le Timée. La question théologique croise alors un exercice d’harmonisation exégétique, visant à rassembler ces deux aspects du daimōn personnel et à expliquer l’intervention du divin dans l’action des individus. Sur ce point, prolongé notamment par Apulée dans son De Deo Socratis, Plotin rompt avec cette tradition qui liait la question à Socrate, pour l’associer uniquement à la question des genres de vie. Et, à nouveau, la vie éclairée par le daimōn apparaît préférable, car elle correspond à une vie menée sous l’égide de la partie supérieure de l’âme. De part en part, la démonologie apparaît comme la composante essentielle de la « religion platonicienne ».

Certains lecteurs voudront sans doute contester l’interprétation de certains passages : l’ambition nourrie par Timotin d’embrasser l’ensemble d’une tradition prête parfois le flanc à la critique, sur l’un ou l’autre détail. Cependant, l’auteur reste prudent, argumente soigneusement ses prises de position et s’autorise de nombreuses références, tant aux textes sources qu’à la littérature secondaire. L’ouvrage n’est donc pas seulement ambitieux dans son projet : il est alimenté par une bibliographie impressionnante (33 pages), utilisée avec soin à travers les près de 1000 notes de bas de page (à la seule exception de « Algra (1999) », p. 2, n. 4, qui ne trouve pas de correspondant dans la bibliographie : sans doute s’agit-il d’une erreur typographique pour « Algra (2009) »). Elle offre ainsi au spécialiste du platonisme comme à celui de la religion grecque une enquête grandement utile, notamment par son précieux index locorum, qui rend le lecteur plus familier avec l’entrelacs que forment, pour ces philosophes, les considérations religieuses, les enjeux philosophiques et les évolutions des pratiques exégétiques.

Je terminerai cette recension par la mention d’un texte qui semble avoir échappé à notre auteur, bien qu’il témoigne de la vivacité de cette notion dans le platonisme tardif. Dans sa Vie d’Isidore, Damascius raconte en effet un épisode de son voyage en Syrie et au Liban en compagnie de son maître. Les deux philosophes auraient pu y observer un bétyle aux propriétés magiques : sphère absolument parfaite, il se déplaçait seul, changeait de dimension, émettait un son doté de propriétés oraculaires.1 Damascius se risque alors à lui attribuer un statut divin, avant d’être corrigé par Isidore, qui lui reconnaît la nature d’un daimōn, dieu passible, ni immatériel ni parfaitement pur. Par là, il témoigne de la prégnance de cette doctrine chez ces platoniciens tardifs, malgré un recul possible de son rôle dans la hiérarchie du divin. Elle ne résulte donc pas d’un exercice de classification purement conceptuel, mais elle répond à l’exigence de rendre compte de phénomènes empiriquement constatés auxquels les platoniciens attribuent une origine divine. Nous pouvons donc remercier Andrei Timotin de nous avoir rendus sensibles à cet aspect si surprenant à nos yeux de la théologie platonicienne.

Notes

1. Damascius, Vie d’Isidore, edited by C. Zintzen, Hildesheim, 1967, p. 274-278 (=Photios, Bibliothèque, cod. 242, 203).