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L’ouvrage édité par Christine Mauduit et Pascale Paré-Rey sur l’usage des maximes théâtrales en Grèce et à Rome contient les actes du colloque organisé par l’Université Lyon 3 et l’École Normale Supérieure de Lyon, du 11 au 13 juin 2009. Les vingt-deux communications qui forment le corps de l’ouvrage sont rédigées en français, exceptées celles de C. Pernigotti et de G. Moretti, qui sont en italien ; en ce qui concerne le texte où l’on trouve la citation ou la maxime dramatique en remploi (‘texte réceptacle’, dans la terminologie de l’ouvrage), dix contributions sont consacrées à la littérature grecque (d’Eschyle au lexique byzantin de la Souda), tandis que les autres s’intéressent à la littérature latine (d’Ennius à saint Jérôme). L’ensemble est bien organisé et d’une lecture aisée, grâce à une introduction comportant des propositions méthodologiques solidement étayées et une synthèse globale (p. 7-17), aux résumés en français et en anglais des contributions à la fin du volume (p. 385-404), à un index locorum très fourni (p. 405-425), à un index rerum, qui contient aussi certains noms d’auteurs anciens et s’avère fort utile (p. 427-430), et enfin grâce à une bibliographie informée (p. 431-456).
Dans l’introduction, d’une clarté et d’une richesse exemplaires, les deux éditrices révèlent les problématiques de leur entreprise et dressent un bilan des perspectives qui se dégagent d’un article à l’autre, facilitant ainsi la compréhension de l’ensemble. Elles justifient d’abord le choix des termes retenus dans le titre du colloque, en précisant dès l’abord le terme ‘maxime’ (gr. gnômè, lat. sententia), qui peut alterner avec des synonymes, comme ‘sentence’, ‘énoncé gnomique’, ‘énoncé sentencieux’, voire ‘dicton’ ou ‘proverbe’. Selon les définitions de la gnômè et de la sententia, fournies par des traités de rhétorique grecs et latins, et malgré leurs divergences, on peut retenir les caractéristiques formelles suivantes de l’énoncé sentencieux : ‘un énoncé bref et condensé, de nature assertive ou prescriptive, relatif à la vie humaine, utilisant des mots de sens plein – noms, verbes, adjectifs –, plutôt que des mots outils, véhiculant des pensées générales ou propres à la généralisation’ (p.12). Suit la définition des termes adoptés dans le colloque pour étudier les modes de citation que les auteurs grecs et latins ont appliqués aux maximes des œuvres dramatiques. On trouve ici non seulement le fil directeur du volume, mais aussi l’originalité et la perspicacité de l’axe de réflexion proposé : ‘Ainsi, le mot “transfert” attire l’attention sur le déplacement de l’énoncé sentencieux […] pour l’implanter dans un nouveau contexte’ (p. 14). Le terme de ‘réécriture’ désigne une transformation plus profonde de la sentence empruntée, soit dans son contenu, à cause d’une intention souvent parodique, soit dans sa forme. ‘Le terme de “remploi”, enfin, entendu dans le sens qu’on lui donne en architecture, lorsqu’on parle de matériaux de remploi, vise […] la place et la fonction de cet élément hétérogène dans le nouvel édifice textuel qu’il contribue à construire’ (p. 15).
La présentation de la composition bipartite du volume est remarquable par la force de sa synthèse, qui dégage les deux orientations majeures de cette recherche sur les reprises des maximes théâtrales, en résumant parfaitement ses résultats. La première partie du recueil, sous le signe de l’intragénéricité, s’intéresse aux modes d’intégration des maximes dans les genres dramatiques, comique et tragique, et prolonge ces analyses avec un exemple de commentateur ancien, le commentaire de Donat sur les sentences de Térence, ainsi qu’avec une étude sur les Sentences de Ménandre, issues de la littérature gnomologique. La seconde partie, sous le signe de l’intergénéricité, cherche à cerner les fonctions de ces opérations de remploi, ‘par-delà la diversité des auteurs et des genres concernés’ (p. 16) : ainsi, on y décèle une fonction rhétorique (notamment celle de la maxime tragique comme argument d’autorité chez les orateurs), une fonction polémique / apologétique, une fonction pédagogique / protreptique à la philosophie, une fonction éthopoiétique, et enfin une fonction esthétique et littéraire (la maxime dramatique devenant un élément ornemental ou structurant du texte réceptacle). La fin de l’introduction est réservée à des remarques sur le référent théâtral, le contexte dramatique du texte source et sa ‘manipulation’ par les auteurs citateurs (p. 17).
Dans la première partie consacrée à l’usage des maximes dans les genres dramatiques et dans les florilèges, quatre contributions s’intéressent à la tragédie. M. Fartzoff (p. 21-32) étudie, dans l’ Agamemnon d’Eschyle, les sentences religieuses ou morales, dont l’usage par le chœur se distingue de celui qu’en font les personnages, qui parviennent à forger même des sentences nouvelles, fondées sur la vie courante, le lieu commun. D. Cuny (p. 33-53) examine avec un grand souci méthodologique comment Sophocle réécrit des sentences énoncées par ses prédécesseurs, notamment par Homère ; ensuite elle étudie de quelle manière les maximes sophocléennes sont transférées dans le florilège de Stobée, ou bien comment elles sont remployées ou réécrites ‘hors contexte théâtral’, chez Plutarque, Athénée, Clément d’Alexandrie et Aulu-Gelle. J. Dangel (p. 177-187) se penche sur la maxime tragique, en tant que ‘symptôme de l’information en urgence, qui confond, dans une même formulation, le cognitif rationel et l’émotion subjective’ (p. 177sq.) et comment celle-ci évolue dans les fragments tragiques de l’époque républicaine et chez Sénèque le tragique. A. Casamento (p. 189-200) s’oriente vers le cas très précis du motif de la beauté d’Hippolyte dans la Phèdre de Sénèque et l’abondance des sentences qui le caractérise. Les six autres contributions sont consacrées à la comédie. A. de Cremoux (p. 55-68), dans une étude pleine d’érudition, explore judicieusement le lien de la maxime avec la philosophie présocratique et pythagoricienne, ainsi que la tradition tardive qui associe Épicharme, premier représentant de la Comédie Ancienne, à Pythagore. Elle examine le corpus de Pseudepicharmeia et montre que les gnômai sont un trait des comédies d’Épicharme, sans doute lié à une visée parodique. Chr. Mauduit (p. 69-92) propose une analyse très complète des maximes tragiques et de leurs modes de réécriture paratragique chez Aristophane, ‘chasseur de sentences’. Chr. Cusset et N. Lhostis (p. 93-108) se penchent sur les trois comédies les mieux conservées de Ménandre, le Bourru, la Samienne et le Bouclier, pour y révéler avec perspicacité la dimension métathéâtrale des formes gnomiques. C. Pernigotti (p. 109-117) interroge un recueil de sentences monostiches, les Menandri Sententiae, à la base des témoignages papyrologiques, qui sont datés entre le 1 er et le 3 ème siècle apr. J.-C.: ils reflètent le goût littéraire du lecteur moyen et font comprendre pourquoi Ménandre est devenu ‘l’autore gnomico per antonomasia’ (p. 116). B. Delignon (p. 119-139) passe en revue les maximes tragiques et leur réécriture dans l’ Amphitryon et les Captifs de Plaute, deux comédies qui interrogent les frontières génériques ; ensuite elle opère une comparaison originale avec l’usage des maximes dans le Rudens et le Miles gloriosus, des maximes typiquement comiques ou liées à la sagesse populaire, pour conclure que la maxime tragique est ‘l’endroit où Plaute se réaffirme comme poète comique face à la tragédie’ (p. 139). L’article de Chr. Filoche propose d’abord une ‘caractérisation polycritère’ des lenae de Plaute, entremetteuses et nourrices à la fois, détournant ainsi la fonction de la castigatrix traditionnelle (p. 141-147), puis une classification des proverbes remployés par ces personnages et une mise en valeur de leur lien avec la rhétorique du docere et de leur fonction comique (p. 148-153); la ‘cueillette’ des proverbes dans les comédies, Asinaria, Cistellaria et Mostellaria, est située en annexe (p. 154-156). On consulte avec grand profit la contribution de Br. Bureau (p. 157-175) sur ‘la position complexe et ambiguë’ de la sentence térentienne chez Donat, qui ‘reconstruit la sentence dans son environnement dramatique et dans son sens avant tout actantiel’ (p. 175).
La seconde partie du volume s’ouvre, grâce à l’article de P. Paré-Rey (p. 203-218), sur le transfert et le remploi des sentences de Publilius Syrus dans la prose sénéquienne : Sénèque se montre ‘adepte d’un usage gnomologique raisonné’ (p. 214), à des fins parénétiques ou d’exégèse morale. M.-H. Garelli (p. 219-233) s’interesse aux énoncés gnomiques dans les fragments de mime (notamment de Labérius) et à leur place dans une tradition de citation, d’Aulu-Gelle et Fronton (‘amateurs de beautés littéraires’) à Macrobe et saint Augustin. Elle essaie aussi de cerner le rôle de Sénèque dans la réception des sententiae du mime. Trois études portent sur Cicéron: G. Moretti (p. 255-275) révèle la fonction de la maxime théâtrale en tant que ‘matrice textuelle’ dans la composition du Pro Caelio et du Pro Sestio, mais du fait qu’elle procède sans opérer une distinction pourtant nécessaire, elle englobe à tort toutes sortes de références théâtrales, personnages dramatiques inclus. En revanche, M. Ledentu (p. 277-293) sert bien les objectifs du colloque en définissant le corpus cicéronien par la sélection des sentences (une trentaine au total), issues d’Euripide et d’Ennius, deux auteurs auxquels Cicéron se réfère le plus (notamment les Phéniciennes d’Euripide et la Medea exsul d’Ennius). Ces maximes tragiques ‘greffées’ dans sa correspondance et dans ses écrits philosophiques, datés des années 54-43 av. J.-C., font l’objet d’une lecture politique et morale par Cicéron et l’aident à reconquérir son auctoritas ou faire construire sa persona dans la dernière période de sa vie ; elles peuvent avoir une valeur préceptive. L. Hermand (p. 295- 304) met en évidence les différentes modalités de l’insertion des maximes de Térence dans l’œuvre philosophique de Cicéron : elles sont exclues constamment de leur contexte comique et universalisées par le philosophe. Au domaine latin, appartiennent, enfin, la belle contribution d’A. Bonandini (p. 305-316) sur la fonction contrastive de l’emploi de deux maximes théâtrales dans l’ Apocoloquintose (4, 2 et 8, 3) de Sénèque et l’étude stimulante de R. Courtray (p. 347-367) sur l’établissement du corpus des sententiae (et non des proverbes) dramatiques chez saint Jérôme (vingt-cinq au total), leur mode de prélèvement et de remploi.
Dans le domaine de la littérature grecque, S. Gotteland (p. 235-253) traite des gnômai tragiques chez les orateurs attiques, Eschine, Démosthène et Lycurgue. Démosthène reprend les maximes utilisées par Eschine, son adversaire, pour pratiquer la ‘parodie’, en faisant alterner les diverses unités de la sentence en vers avec des énoncés prosaïques et instaurer un jeu littéraire qui étale sa culture ; Lycurgue se sert de la maxime tragique comme une sagesse intemporelle, afin de restaurer l’autorité d’Athènes et lui redonner ses fondements moraux. V. Visa- Ondarçuhu (p. 317-329) se concentre sur les différents niveaux de lecture que suscite la citation d’un vers célèbre passé en proverbe, extrait d’ Hippolyte (612) d’Euripide, dans Les sectes à l’encan (9-10) de Lucien. I. Boehm (p. 331-346) étudie les maximes dramatiques chez Galien, qui sont des citations de seconde main, puisées dans des lexiques ou tirées de textes philosophiques; elle propose de les replacer dans les trois types de contexte où elles apparaissent: un contexte général, un contexte lexical et un contexte médical (p. 334). V. Fromentin (p. 369- 384), enfin, cherche à établir une typologie des très nombreuses citations sophocléennes, gnomiques ou non, dans la Souda, qui ne les signale jamais comme telles. Elle met ensuite en valeur le rôle important des scholies anciennes de Sophocle dans la rédaction de ces citations. Dans la dernière partie de son étude (p. 380-384), pertinente et innovante, Fromentin essaie de nuancer l’impression que les lexicographes de la Souda ne s’intéressaient pas aux gnômai sophocléennes, à leur valeur morale: en effet, certains d’entre eux ne connaissaient pas seulement par cœur des sentences fameuses de Sophocle dans le cadre scolaire, mais ils étaient aussi ‘attentifs à la potentialité gnomique de tout énoncé tragique’ (p. 384).
À l’issue de la lecture de ce volume collectif savant, le lecteur saisit l’enjeu méthodologique, le sens et les subtilités de la recherche actuelle sur les maximes théâtrales en Grèce et à Rome. Cet ouvrage, très riche et stimulant, reflète bien le renouvellement des études sur la maxime en général,1 une forme a priori figée, malléable, pourtant, à cause de sa portée universelle et de son caractère mnémonique et souvent populaire, propre surtout à provoquer la méditation, la lecture et la relecture.
Table des matières
Remerciements, 5
Christine MAUDUIT et Pascale PARÉ-REY, Introduction, 7
PREMIÈRE PARTIE: Les maximes théâtrales, de la scène aux recueils
Michel FARTZOFF, La valeur dramatique des maximes dans l’ Agamemnon d’Eschyle, 21
Diane CUNY, Les sentences dans les pièces perdues de Sophocle, 33
Anne DE CREMOUX, La maxime chez Épicharme et la naissance de la comédie : Problèmes de méthode et pistes de réflexion, 55
Christine MAUDUIT, Les poètes tragiques ‘ forgeurs de sentences ‘ dans les comédies d’Aristophane, 69
Christophe CUSSET et Nathalie LHOSTIS, Les maximes dans trois comédies de Ménandre, 93
Carlo PERNIGOTTI, Perché Menandro ? Riflessioni sulle cause della fortuna gnomologica del poeta della Commedia Nuova, fra prospettive antiche e moderne, 109
Bénédicte DELIGNON, Les maximes tragiques dans l’ Amphitryon et les Captifs de Plaute : enjeux d’un transfert, 119
Christina FILOCHE, Le remploi des énoncés gnomiques par les lenae plautiniennes : du détournement de la fonction de castigatrix des nourrices traditionnelles, 141
Bruno BUREAU, Térence moralisé : les sententiae de Térence selon le commentaire attribué à Donat, 157
Jacqueline DANGEL, Les énoncés gnomiques de la tragédie romaine en flux intertextuel : pour quelle théâtralité ?, 177
Alfredo CASAMENTO, Anceps forma bonum (Sen. Phaedr. 761). Phèdre, Hippolyte et le modèle tragique de la beauté, 189
SECONDE PARTIE : Citations, réécritures et remplois des maximes théâtrales dans les autres genres littéraires
Pascale PARÉ-REY, Captare flosculos. Les sententiae du mimographe Publilius Syrus chez Sénèque, 203
Marie-Hélène GARELLI, Proverbes et sentences dans le mime romain : lectures antiques, 219
Sophie GOTTELAND, De la scène à la tribune : les leçons du théâtre chez les orateurs, 235
Gabriella MORETTI, La scena oratoria : sententiae teatrali e modalità della composizione nella Pro Sestio e nella Pro Caelio (insiemi di citazioni e architettura argomentativa nell’oratoria ciceroniana del 56 a.C.), 255
Marie LEDENTU, Réceptions cicéroniennes de maximes tragiques : un préceptorat moral et politique à la fin de la République, 277
Laure HERMAND, Homo sum : l’usage cicéronien des maximes de Térence, 295
Alice BONANDINI, Les maximes théâtrales dans la satire ménippée. Euripide et Ennius dans l’ Apocoloquintose de Sénèque, 305
Valérie VISA-ONDARÇUHU, ‘ La langue a juré mais l’esprit n’a pas juré ‘ ( Hippolyte, 612) : histoire d’une réécriture d’Euripide à Lucien, 317
Isabelle BOEHM, Le choix de Galien : l’utilisation rhétorique et/ou didactique des maximes dramatiques par un médecin écrivain et enseignant, 331
Régis COURTRAY, Les maximes théâtrales latines dans l’œuvre de Jérôme, 347
Valérie FROMENTIN, Les sentences sophocléennes dans le lexique byzantin de la Souda, 369
Résumés des contributions (par ordre d’apparition dans ce volume), 385
Index locorum, 405
Index rerum, 427
Références bibliographiques, 431
Tables des matières, 457
Notes
1. À signaler en dernier lieu: S. Hallik, Sententia und proverbium. Begriffsgeschichte und Texttheorie in Antike und Mittelalter. Köln 2007; E. Lelli (ed.), ΠΑΡΟΙΜΙΑΚΩΣ . Ιl proverbio in Grecia e a Roma (3 vols.). Pisa, Roma 2010 (BMCR 2011.12.59) ; P. Galand, et al. (edd.), Tradition et créativité dans les formes gnomiques en Italie et en Europe du Nord (XIVe-XVIIe siècles). Turnhout 2011 (BMCR 2012.04.34).