BMCR 2012.06.23

Ancient Forgiveness: Classical, Judaic, and Christian

, , Ancient Forgiveness: Classical, Judaic, and Christian. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2012. xv, 260. ISBN 9780521119481. $90.00.

[Les titres des articles sont cités ci-dessous].

Griswold, à qui l’on doit un récent essai sur l’idée de pardon,1 et Konstan, qui a étudié les notions de pitié, de clémence et de pardon dans le monde classique,2 étaient sans doute les plus qualifiés pour diriger l’ouvrage ici recensé. Ce recueil, après une préface de Griswold, se compose de douze études réparties en quatre chapitres, suivant une progression fort logique : I. Le territoire du pardon envisagé d’un point de vue philosophique ; II. Le pardon chez les Grecs ; III. Le pardon chez les Romains ; IV. Pardon juif et pardon chrétien.

Comme le précise Griswold lui-même, ce livre ne vise pas à l’exhaustivité : il aborde certains auteurs importants qui pourront servir de base à un examen plus approfondi.

I. Dans un essai connu de tous les autres contributeurs avant qu’ils rédigent leur propre article, Morton explore le “territoire” du pardon. Il souligne pour commencer les difficultés d’établir des critères définissant précisément le “pardon”, qui relève d’une émotion et/ou d’une relation. Il concerne la sphère personnelle (réconciliation), publique (clémence) ou morale (rédemption). Au fond, le pardon peut avoir deux fonctions : ou bien rétablir une situation antérieure profitable aux deux partis ; ou bien permettre à l’offensé comme à l’offenseur de se mettre à la place d’autrui, le premier reconnaissant ses torts, le second abandonnant son ressentiment. La démonstration est limpide et convaincante.

II. Konstan soutient que les Anciens ne s’intéressaient pas vraiment au pardon au sens où on l’entend communément aujourd’hui : dans la Rhétorique, Aristote estime ainsi qu’un maître épargnera un esclave, parce que celui-ci reconnaît non ses torts, mais son infériorité sociale ; pour les stoïciens, le pardon est incompatible avec la justice. S’ensuit un bref aperçu littéraire, centré sur Homère et surtout sur Ménandre : puisqu’il n’y a guère de remords ou de repentir, il n’y a pas de pardon. L’exposé, vif et érudit, postule que reconnaître son tort est un préalable indispensable au pardon, ce qui ne va pas de soi, mais qui est conforté par d’autres intervenants.3

Selon duBois, on ne peut parler ni d’empathie à propos de la scène de Psamménite chez Hérodote (3.14), ni de pardon dans la scène de réconciliation Achille/Priam au chant 24 de l’ Iliade (il s’agit plutôt, dans ce dernier cas, de tolérance mêlée de pitié). Le point essentiel qui ressort de cette séduisante approche est l’ historicité de ces concepts.

Gutzwiller entend démontrer comment les conditions sociales et affectives influent sur les critères définissant ce qui est pardonnable dans la Comédie nouvelle. L’étude commence par un aperçu préalable posant le problème chez certains auteurs, en particulier les tragiques : la conclusion est que le pardon y joue un rôle mineur. L’examen de Xénophon, Cyropédie, 3.1.38-40, montre qu’au IV e s. a.C. émerge l’idée que la clémence et le pardon, qui reçoivent une attention philosophique nouvelle, ont leur place chez un roi et dans la sphère familiale. Puis vient l’analyse consacrée à Ménandre lui-même. Le Dyscolos : Cnémon le misanthrope reconnaît ses torts, mais ne va pas jusqu’à demander pardon ; La Samienne : Moschion, par ressentiment, renonce à accorder à Déméa, son père adoptif aimant, un pardon muet ; La Tondue : Glycère pardonne à Polémon son injuste jalousie en raison de la bonne fortune qu’elle connaît, et non par amour ; L’Arbitrage : Pamphilé ferme les yeux sur les infidélités de son époux Charisios pour ne pas rompre les vœux de son mariage.

III. Braund, développant certaines pistes esquissées dans son récent commentaire du De Clementia,4 montre d’abord que c’est la colère qui domine dans les tragédies de Sénèque : elle est parfois maîtrisée par le bon roi, alors que le tyran se déchaîne. La clementia principis procède d’un aspect de la morale des élites : le contrôle de soi. Un siècle avant Sénèque, César imprima trois changements majeurs à la clémence : il en fit un acte personnel, l’étendit à ses concitoyens et l’éleva au rang de divinité. L’article se penche enfin sur les efforts de Sénèque pour distinguer clémence et pardon. L’étude est stimulante, en particulier quand elle envisage l’insertion de la clémence dans un “script”. Il nous paraît pourtant qu’elle peut parfois être nuancée, notamment sur la clementia Caesaris qui, à notre sens, n’est pas monolithique, mais comporte deux phases distinctes : conforme à la tradition républicaine d’abord, puis autocratique.5

Milnor s’interroge très judicieusement sur un paradoxe : alors que la clementia est une vertu masculine, Sénèque ( clem., 1.9) puis Cassius Dion livrent un long récit de l’entrevue dans laquelle Livie convainc Auguste de pardonner Cinna. Il s’agirait de montrer que, sous l’empire, la clementia principis est une vertu familiale, celle d’un père pardonnant ses enfants, et non plus seulement celle d’un général triomphant qui épargne ses ennemis ; Livie incarnerait une fonction réconciliatrice accordée de longue date aux femmes à Rome (pensons aux Sabines).6 La fin de l’article envisage la clementia d’Hypermestre et le pardon que prodiguent les femmes dans les déclamations d’école (cf. la loi fictive permettant à une femme violée d’épouser ou de mettre à mort le coupable).

D’après Várhelyi, il ne faut pas négliger le facteur religieux dans l’émergence de la notion de clementia impériale. Appelée de leurs vœux par Cicéron et d’autres en 46-45, Clementia se voit promettre un temple, ce qui en fait une vertu positive, au-dessus des controverses politiques. Sous l’influence du stoïcisme, on prête aux dieux une pratique du pardon et non plus de la colère, même s’il existe des nuances, comme l’illustre un passage du discours de Veturia à son fils Coriolan chez Denys d’Halicarnasse. Elle adjure son fils d’abandonner son courroux et de pardonner, à l’instar des dieux ; Várhelyi interprète subtilement ce passage à la lueur du modèle épique sous- jacent, pour montrer qu’ici, les dieux ne sont pas impassibles, et que le pardon peut chez eux succéder à la colère, non l’annihiler.

IV. Morgan juge qu’à l’origine de la tradition juive, le pardon concernait au premier chef Dieu lui-même (on ne peut pas vraiment dire que Joseph pardonne à ses frères, par exemple). Clément, le Dieu de la Bible accorde son pardon à qui reconnaît sa faute et manifeste du repentir. La place laissée à la victime humaine est restreinte, même si certains écrits rabbiniques s’y intéressent davantage ; dans ce cas, accorder son pardon, c’est détacher le péché du pécheur, considérer le repentant indépendament de sa faute.

Hawkins revient sur la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15), qui s’achève sans que Jésus livre une conclusion. Celle que lui donne Hawkins est assez originale. En effet, alors que, depuis Augustin, les commentateurs y voient une métaphore de la conversion d’un pécheur mû par un sincère repentir, Hawkins insiste sur l’aspect calculateur du cadet qui, en fin de compte, est surtout poussé par la faim, et qui reste assez passif face aux cris de joie que pousse son père en le revoyant. En somme, le père lui accorde un pardon sans condition (puisque son rejeton n’exprime pas vraiment de remords), et agira de la même façon face à l’aigreur de son fils aîné. Ce pardon permettra aux deux bénéficiaires – s’ils le souhaitent – d’évoluer d’une nouvelle façon.

Knust s’intéresse elle aussi à un passage de Luc : “Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font” (Lc 23: 34a) et au problème de l’inconditionnalité du pardon qu’il semble induire. La tradition textuelle, note d’abord Knust, montre que, très tôt, l’authenticité de ces mots a été remise en cause : de fait, les écrits de Luc soulignent par ailleurs la nécessité du repentir ( metanoia) pour qu’il y ait pardon (p. 183-185), et la destruction de Jérusalem en 70 p.C. est vue comme une manifestation de la vengeance divine contre ceux qui n’ont su s’arrêter malgré le pardon qui leur était offert. En bref, le pardon inconditionnel apparaît comme un état imparfait. La contribution de Knust contient plusieurs réflexions intéressantes sur la réception de ce verset chez les pères de l’Église, mais aussi dans le contexte particulier du troisième Reich.

Ramelli étudie avec une appréciable netteté la conception du pardon qu’ont Clément d’Alexandrie, Origène, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, et Jean Chrysostome : le pardon est lié à la grâce divine, plutôt qu’à des mérites propres au pécheur (de fait, beaucoup s’intéressent au pardon divin plutôt qu’au pardon interpersonnel), mais n’est pas dispensé inconditionnellement. La plupart des auteurs cités jugent en effet qu’on ne peut accorder son pardon que consécutivement à des manifestations de repentir. Augustin partage cette dernière idée, mais a une conception particulière de la grâce du Seigneur, qui, au lieu de s’appliquer universellement, est réservée seulement à quelques élus.

Jacobs souligne les différences qui distinguent Maïmonide et Thomas d’Aquin d’Aristote sur le sujet du pardon : la place de Dieu, la possibilité du changement moral découlant du libre arbitre, les concepts de gratitude, d’orgueil, de colère, de réprimande, de repentir, ou encore la possibilité d’accéder à une forme de perfection éthique, sont autant de points de divergence.

L’ouvrage se termine par un index et une bibliographie récapitulative. Excepté quelques éditions-traductions, les travaux écrits en français ou en italien (sauf chez Gutzwiller et Ramelli) sont peu cités : on est surpris, en particulier, de ne pas voir mentionnée J. de Romilly, La Douceur dans la pensée grecque, Paris, 1979.7

Nous n’avons détecté presque aucune coquille.8

En somme, voilà un ouvrage qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion, d’autant plus intéressantes que les auteurs défendent parfois des positions un peu différentes entre elles (e.g. l’existence d’une idée de pardon chez Ménandre, la validité d’un pardon inconditionnel dans la sphère judéo-chrétienne). L’idée de confronter entre elles les valeurs de trois sociétés fondatrices de notre culture : grecque, romaine, judéo-chrétienne, s’est donc révélée très féconde, et il convient de remercier auteurs et éditeurs de cette belle réussite.

Les titres des articles

A. Morton : “What Is Forgiveness ?”
D. Konstan : “Assuaging Rage : Remorse, Repentance and Forgiveness in the Classical World”
P. duBois : “Achilles, Psammenitus and Antigone : Forgiveness in Homer and Beyond”
K. Gutzwiller : “All in the Family : Forgiveness and Reconciliation in New Comedy”
S. M. Braund : “The Anger of Tyrants and the Forgiveness of Kings”
Kr. Milnor : “Gender and Forgiveness in the Early Roman Empire”
Zs. Várhelyi : “To Forgive Is Divine : Gods as Models of Forgiveness in Late Republicain and Early Imperial Rome”
M. L. Morgan : “Mercy, Repentance and Forgiveness in Ancien Judaism”
P. S. Hawkins : “A Man Had two Sons : The Question of Forgiveness in Luke 15”
J. Wr. Knust : “Jesus’ Conditional Forgiveness”
I. L. E. Ramelli : “Forgiveness in Patristic Philosophy : The Importance of Repentance and the Centrality of Grace”
J. Jacobs : “Forgiveness and Perfection : Maimonides, Aquinas and Medieval Departures from Aristotle”

Notes

1. Forgiveness : A Philosophical Exploration, Cambridge, 2007.

2. Pity Transformed, Londres, 2001 ; “Clemency as a Virtue”, CPh 100 (2005), 337-346 (bref, mais essentiel) ; Before Forgiveness : The Origins of a Moral Idea, Cambridge, 2010.

3. C’était déjà l’idée exprimée dans Before Forgiveness, op. cit. [n. 2] ; recensant ce livre, J. Miller, CR 62 (2012), 85, lui a opposé Lc, 23 : 34 ; mais voir infra l’article de Knust.

4. Oxford, 2009.

5. Nous nous permettons de renvoyer ici à notre thèse, parue trop tard pour que l’auteur en ait eu connaissance : Clementia. Recherches sur la notion de clémence à Rome, du début du I er siècle a.C. à la mort d’Auguste, Bordeaux, 2011, 80-107.

6. On pourrait ajouter à la bibliographie de Milnor un article méconnu, car non cité par L’Année philologique : C. Codoñer, “Del diálogo al teatro, Séneca, de clem. 1, 9”, dans Estudios de Drama y Retórica en Grecia y Roma, León, 1987, 113-122.

7. Seul un florilège d’articles sur la tragédie est cité : Tragédies grecques au fil des ans, Paris, 1995.

8. p. 103, n. 17 : lire “Giua”.