BMCR 2012.05.15

Homer between History and Fiction in Imperial Greek Literature. Greek culture in the Roman world

, Homer between History and Fiction in Imperial Greek Literature. Greek culture in the Roman world. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2010. xi, 246. ISBN 9780521194495. $95.00.

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Le livre très intéressant de Lawrence Kim aborde de façon novatrice l’étude de la réception d’Homère dans l’Antiquité, notamment dans la littérature grecque impériale, selon une démarche expliquée dans le chapitre 1 ( « Introduction ») : alors que la critique homérique antique s’intéresse principalement aux questions éthiques et philologiques, Kim aborde quatre textes interrogeant du point de vue de la validité historique les rapports entre l’épopée homérique – et Homère lui-même, dont la figure historique est également discutée –, et le monde qu’il représente dans sa poésie : la Géographie de Strabon, le Discours troyen de Dion de Pruse, les Histoires vraies de Lucien et l’ Héroïkos de Philostrate font ainsi l’objet d’analyses extrêmement subtiles et Kim montre que ces œuvres s’inscrivent de manière originale dans la tradition, séculaire, du révisionnisme homérique, les trois dernières s’appuyant sur cette tradition pour se livrer à des expérimentations littéraires dans le domaine de la fiction. Pour mieux faire ressortir cette approche particulière, Kim commence par balayer à grands traits, mais avec en perspective sa propre problématique, la critique homérique antique (chapitre 1), abordée sous un angle plus spécifique dans le chapitre 2 ( « Homer, poet and historian »), consacré aux lectures homériques d’Hérodote et Thucydide et servant d’arrière-plan aux analyses qui suivront : les deux historiens, suggère Kim, considèrent que le poète ne fait pas œuvre d’historien, mais ne peuvent renoncer à la tentation d’en faire un témoin de la réalité historique – le premier estimant qu’il fait allusion à la vérité, qu’il connaît, tandis que le second prend le texte homérique comme un tekmèrion offrant sans le vouloir consciemment un témoignage sur certaines réalités de la guerre de Troie. Mais Kim montre bien qu’on ne sait pas toujours si Thucydide se sert d’Homère pour connaître la réalité épique ou la réalité historique, son décompte des troupes achéennes révélant ainsi une confusion non résolue entre la réalité et la construction poétique de cette réalité.

Dans le chapitre 3 ( « Homer, the ideal historian »), Kim décrypte avec beaucoup de finesse et d’attention au texte les présupposés qui animent Strabon dans sa lecture de l’épopée homérique. Non sans sympathie pour l’auteur, il met en évidence les vains efforts qu’il déploie pour construire, aux prix de contradictions irréductibles, l’image d’un poète historien et géographe épris de la vérité, qu’il connaît et veut transmettre, tout en défendant l’usage des mythes les plus invraisemblables, ce qui donne lieu à une intéressante discussion sur les concepts de mythe « ajouté » ou « inséré » : sensible à la fois à la visée pédagogique (première, selon lui) et au travail poétique, Strabon se situe dans la tradition de « l’exégèse historique » et reconstitue le processus par lequel le poète fictionnalise des faits réels, de façon volontaire, contrairement à une théorie énoncée notamment par Palaiphatos, selon laquelle le mythe est le résultat non-intentionnel, collectif, d’une incompréhension d’une réalité. Amplifiant l’approche d’Hérodote, Strabon est ainsi amené à considérer qu’Homère fait allusion à la vérité même quand le texte homérique semble prouver qu’il ne la connaît pas, ce qui naturellement est peu compatible avec l’image – ou plutôt les présupposés – d’un Homère pédagogue. Kim montre en effet que Strabon – et ce sera le cas pour les autres auteurs étudiés, comme il apparaît dans les chapitres suivants – façonne le poète à son image en l’historicisant et en lui prêtant les traits, les intentions, les méthodes de l’enquêteur, c’est-à-dire de Strabon lui-même.

Le chapitre 4 ( « Homer the liar ») analyse de façon très serrée les procédés par lesquels Dion de Pruse, dans le Discours Troyen (XI), démonte le texte homérique pour construire, dans une démarche que Kim qualifie de « parasitique » à propos d’un autre discours de Dion, une version diamétralement opposée de la guerre de Troie. Il montre que Dion appuie une démarche fondamentalement historiographique sur une argumentation directement empruntée à la rhétorique judiciaire, notamment dans le domaine de la réfutation ( anaskeuè), pour critiquer le texte selon des critères de vraisemblance et saper l’autorité d’Homère d’après son éthos, celui d’un menteur, dont même les principes littéraires – expliqués et justifiés en termes littéraires dans la critique alexandrine – deviennent des arguments à charge pour prouver les mensonges d’Homère : le début in medias res de l’ Iliade permettrait ainsi à Homère de cacher le début véritable de l’histoire, à savoir le mariage légal entre Pâris et Hélène. Comme Lucien et Philostrate après lui, Dion s’empare ainsi de problèmes traditionnels de la philologie homérique pour y répondre à sa manière, radicale. Mettant en lumière les prétendus mensonges d’Homère, l’orateur s’interroge plus profondément non pas sur les déformations que le poète impose à la réalité, mais sur l’image d’un Homère historien, détenteur de la vérité, d’une vérité canonique pour les Grecs, et donc sur la doxa du poète, l’autorité dont les Grecs l’ont revêtu, et sur la construction de cette autorité. Analysant le curieux renversement opéré à la fin du discours par Dion, qui justifie les mensonges d’Homère par les circonstances – la volonté du poète de ne pas décourager les Grecs au temps de la défaite –, Kim souligne que, en offrant sa propre réécriture de l’épopée homérique dans un contexte précis (à une époque où Rome domine le monde) qui ne garantit pas davantage sa véracité – notamment en raison de la personnalité de plus en plus fantomatique de son informateur, le prêtre Égyptien, un personnage fondamentalement fictionnel –, Dion suggère que la vérité ne saurait être dite, mais qu’elle est construite, fictionnalisée.

Le chapitre 5 ( « Homer on the island »), consacré aux Histoires vraies de Lucien, est passionnant. De manière classique, Kim part de la préface du texte et des problématiques de la vérité et du mensonge qu’elle introduit, et analyse le cadre géographico-historiographique qui partage d’après lui un certain nombre de points communs avec Strabon. Mais en attribuant à Ulysse les mensonges homériques, Lucien élimine la question du rapport d’Homère – dont il fait un personnage de fiction sur le même plan ontologique que les héros épiques – à la réalité historique, qu’il transforme de manière radicale en question d’ordre littéraire. L’épisode du séjour aux Îles des Bienheureux joue de ce point de vue un rôle fondamental. D’une part, le narrateur – qui s’avère être Lucien, une situation peu courante dans son œuvre – interroge Homère sans lui poser de questions d’ordre factuel, et même l’identité babylonienne du poète ne donne lieu à aucun commentaire : Kim souligne à juste titre que, par ce biais, Lucien suggère que la connaissance de la personnalité historique d’Homère ne joue aucun rôle dans la compréhension de sa poésie (pas plus que l’identité syrienne de Lucien n’explique son œuvre) ; il y a évidemment beaucoup d’ironie à faire d’un Barbare l’auteur du texte qui, à l’époque impériale en particulier, est fondamental dans la définition de l’Hellénisme. D’autre part, Lucien présente des héros figés pour l’éternité dans une posture héritée de la tradition littéraire (par exemple la folie d’Ajax), incapables d’écrire un nouveau chapitre de leur histoire malgré leur désir d’échapper à leur rôle – Hélène cherchant à s’enfuir, en vain, avec un compagnon de Lucien : Kim démontre avec beaucoup de finesse que ces épisodes symbolisent, au cœur même de la création littéraire, la canonisation de l’épopée homérique. Il souligne aussi que les héros homériques que Lucien a rencontrés sont… tels qu’ils sont chez Homère, l’auteur des Histoires vraies refusant ainsi de donner une réponse historiographique à un monde fictionnel possédant sa propre réalité, à laquelle seule une autre fiction peut être confrontée.

Le dernier chapitre (chapitre 6 : « Ghosts at Troy »), extrêmement riche, est consacré à l’ Héroïkos de Philostrate, dialogue dans lequel un vigneron rapporte à un Phénicien la véritable histoire de la guerre de Troie, avec Homère en contrepoint, en particulier à travers la description des principaux héros. Kim montre d’abord que le dialogue est traversé de tensions, entre piété et parodie, ton solennel et caractère invraisemblable de certaines assertions, qui placent le texte à mi-chemin entre le Discours troyen de Dion et les questions posées par les Histoires vraies de Lucien. Il observe en particulier l’emploi de questions et de concepts prouvant la familiarité de Philostrate avec la critique homérique sérieuse, au sein d’un projet – contester la véracité du récit homérique de la guerre de Troie – qui, à cette époque, était clairement la marque d’une intention « non-sérieuse » : Kim inscrit dès lors à juste titre le dialogue de Philostrate au sein d’un genre composé de textes parodiques, fictionnels, pseudo-documentaires. Le dialogue repose sur le désir du Phénicien de connaître ce qui s’est vraiment passé à Troie : le personnage impose donc un questionnement d’ordre historiographique, d’inspiration thucydidéenne par l’affirmation de sa méfiance vis-à-vis de ce qui appartient au mythe. Dans cette optique, la question du témoin est cruciale, mais Protésilas – source pré-homérique, donc apparemment précieuse, dans la mesure où la distance temporelle entre Homère et les événements ne cesse de poser des difficultés à ceux qui affirment qu’Homère connaît la vérité sur la guerre – s’avère une source elle-même problématique, renversant les critères traditionnels de crédibilité. Protésilas est mort au début de la guerre, et donc ne peut connaître les événements, mais sa qualité de fantôme lui confère une connaissance supérieure des faits : Philostrate renverse ainsi de manière radicale la question du témoignage oculaire, fondamentale dans la tradition révisionniste, comme l’atteste par exemple le récit de Dictys de Crète. En outre, en faisant de Protésilas un héros, d’un point de vue chronologique, pré- et post-homérique, Philostrate bénéficie à la fois en lui d’un participant au monde héroïque, témoin direct des faits, et d’un philologue susceptible de corriger Homère ou de résoudre certains « problèmes homériques » majeurs. Il peut ainsi faire coïncider le passé héroïque et le présent, incarnant de façon consciente et assumée le rêve de tout pepaideuménos. Si Protésilas rectifie Homère, celui-ci n’est pas pour autant dépourvu de connaissances historiques, un constat qui relance par un autre biais la question du surnaturel et du scepticisme, traitée sur un mode ironique : Homère est à nouveau présenté comme un auteur altérant les faits volontairement ; rencontrant le fantôme d’Ulysse de la même façon que le vigneron rencontre Protésilas (qui considérait la Nékuia comme un épisode invraisemblable), le poète a appris la vérité, de manière donc surnaturelle, à condition de ne pas la révéler. Kim montre ainsi de façon convaincante que Philostrate – qui n’apparaît pas dans son texte, contrairement aux auteurs des autres textes étudiés ici – se livre à une entreprise de déstabilisation du processus d’établissement de la vérité : celle-ci n’est que le fruit d’une expérience fictionnelle visant à moquer la façon dont les Grecs révèrent le passé grec et à tester les limites de la confiance du lecteur dans l’autorité de celui qui raconte, celle de Protésilas comme celle d’Homère.

Le septième et dernier chapitre ( « Epilogue ») résume les problématiques fondamentales développées dans l’ouvrage et montre comment les trois derniers auteurs étudiés, plutôt que de chercher à résoudre les tensions, ressenties dès l’époque classique, entre un Homère poète et un Homère historien, s’en servent pour construire des fictions qui posent elles-mêmes la question de leur propre autorité, de leur rapport à la vérité, qui reconnaissent leur statut de fiction.

Lawrence Kim propose donc un livre d’une très grande richesse, où les analyses sont menées avec brio, dans un style par ailleurs très agréable, et enrichies par des références constantes à un grand nombre d’autres textes (notamment Darès et Dictys, Le Coq de Lucien, le discours sur Briséis de Dion, la Vie d’Apollonios de Philostrate), qui lui permettent de situer les œuvres qu’il étudie dans une tradition séculaire et de mettre en évidence leurs approches spécifiques de telle ou telle question. Il s’agit d’un ouvrage indispensable pour quiconque s’intéresse à la réception d’Homère à l’époque impériale.