[The Table of Contents is listed below.]
Après des décennies d’oubli, la divination grecque revient à la mode. Le dernier volume de synthèse en anglais, rédigé en 1913 par Halliday, a été remplacé par Sarah Johnston ( Ancient Greek Divination, 2008) et maintenant par Richard Stoneman. Ces deux études ne se font pas concurrence. Johnston a offert une présentation thématique, Stoneman a opté pour une vision d’ensemble, et je dois dire d’emblée que l’ensemble est très réussi.
Il est loin le temps où les spécialistes de la religion considéraient les oracles comme les officines d’un pouvoir occulte, où les « prêtres », gagnés à notre rationalisme actuel et corrompus comme une mafia, se jouaient de leurs clients niais pour leur extorquer de l’argent et des sacrifices, et se pliaient aux volontés des grandes puissances, désireuses de couvrir leur turpitude d’un voile divin. Et c’est là une vérité qu’il est nécessaire de répéter au lecteur. Les Grecs croyaient aux oracles parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement: une fois admise l’existence de dieux qui acceptent de communiquer avec les hommes, il eût été irrationnel de se priver de cette ressource providentiell e face aux aléas de la vie.
Mais si les spécialistes de la religion commencent à s’entendre sur ces points, les autres classicistes restent souvent accrochés à l’image d’une pythie qui bredouille des mots incompréhensibles ou ambigus, aussitôt interprétés par les « prophètes » du lieu. Ils tiennent aussi à l’idée d’une poussée rationaliste qui, au V e siècle, aurait balayé le bien-fondé de la mantique après la défaite athénienne de Sicile, suite à une expédition recommandée par les devins. Quelques esprits iconoclastes ne doivent pas cacher la multitude des intellectuels qui restèrent persuadés de l’authenticité des oracles jusqu’à la fin de la religion grecque, au rang desquels 99% des philosophes.
La difficulté d’étudier la mantique grecque tient à plusieurs facteurs : le nombre incroyable de documents, souvent hors contexte, les topoi, les visions très différentes que les Grecs eux-mêmes ont présentées de la divination, les variations de perception selon les époques, les classes sociales, le degré d’éducation, la psychologie individuelle. Seule l’élaboration d’un corpus complet de toutes les questions/réponses oraculaires, dans une base de données interactive, permettra d’y voir un peu plus clair et de déjouer les pièges interprétatifs (elle est en cours de réalisation à l’Université de Montréal).
Stoneman, bien informé des développements critiques de la recherche, expose les faits avec les mots justes, même quand il doit simplifier. Il insiste d’emblée sur la grande différence entre les textes littéraires et les inscriptions (p. 26), une réalité fondamentale et bien connue depuis longtemps, mais peu intégrée par la communauté scientifique. Personne ne dénierait l’importance des topoi dans la littérature grecque (ainsi toute description d’un bois sacré puise à la description platonicienne du Phèdre, etc.). Les oracles ont aussi leurs topoi, comme l’ambiguïté, la mauvaise interprétation, le double-entendre, mais étrangement, bien des classicistes continuent de les prendre au sérieux. Ces lieux communs doivent être correctement compris pour saisir le fonctionnement des mentalités, et aussi le rôle exact des oracles. Comme Stoneman le remarque, il est trop facile de dire que Sophocle maltraite les oracles par la voix d’Œdipe ou de Créon qui les critiquent. Ses auditeurs ne sont pas dupes, et j’ajouterai que je ne connais pas d’oracle qui, dans la tragédie, en dépit de toutes les apparences contraires, ne trouve pas son accomplissement véridique.
Les chapitres 1 à 3, consacrés au phénomène en général et à la pythie delphique, sont de facture classique. On me permettra trois remarques critiques. L’origine de la divination, d’abord, est un problème insoluble, mais je doute qu’on arrive à quelque chose en partant des considérations évolutives de J. Jaynes ( The Origins of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind, 1977), qui mériteraient au minimum une révision à la lumière de la neurologie actuelle. De même, tabler sur le chamanisme demeure peu réaliste pour deux raisons : le chamanisme est d’abord très débattu, jusque dans son existence (le livre d’Eliade, sur lequel le raisonnement est fondé, est aujourd’hui discrédité par les anthropologues); la « transe » chamanique, une expression rassurante par son côté scientifique, est partout citée mais nulle part scientifiquement définie. De plus, si l’on accepte le concept, ce qui demeure chamanique dans la religion grecque se limite à quelques caractéristiques éparses, dénaturées dans la mesure où les Grecs de l’époque historique étaient depuis longtemps sortis du mode de représentation du monde impliqué par la conception « chamanique ». Ces hypothèses, parce qu’elles semblent faire le lien entre un phénomène antique et une preuve scientifique moderne, sont plus fallacieuses qu’éclairantes.
L’implication politique des oracles, en second lieu, repose souvent sur des raccourcis non démontrés. Ainsi l’oracle du « Mur de bois » est-il présenté comme un exemple parmi d’autres d’un oracle ambigu discuté lors d’une assemblée du peuple. Or il s’agit d’un unicum. On a quelques cas de discussions d’oracles de chresmologues, ou à propos de signes. Mais les oracles institutionnels n’affichent aucune ambiguïté dans les réponses conservées par l’épigraphie. Aucune inscription (exception faite des alliances) ne concerne vraiment la grande politique, et aucune ne concerne la guerre. Toutes, enfin, sont présentées, sous la forme d’une alternative qui ne permet que deux réponses: oui ou non. Pour toutes les consultations publiques dans tous les grands sanctuaires, l’oracle ne fait rien d’autre que cautionner (ou non) les propositions élaborées par les pouvoirs oligarchiques ou démocratiques, qui veulent s’assurer de ne pas fâcher les dieux. Ces caractéristiques étant présentes dès les premiers textes conservés (VI e siècle), on peut sérieusement douter que les oracles delphiques rapportés par Hérodote soient en mesure de prouver l’importance politique de l’oracle à la fin de l’époque archaïque.
Troisièmement, la pythie répondait-elle en vers, dans un état second? La réponse à cette question se trouve également dans les inscriptions: pas une seule question/réponse connue, à Delphes ou ailleurs, n’est en vers ou obscure, avant le II e siècle avant J.-C. (et encore). À mon sens, on ne peut mêler, pour la compréhension des oracles, la tradition littéraire d’un Hérodote, dont l’œuvre est un genre littéraire à lui seul, plein de merveilleux, et la tradition épigraphique qui ne laisse aucun doute sur la réalité. Je reste donc très sceptique sur une éventuelle baisse de popularité oraculaire dans les consultations publiques entre les périodes archaïque et hellénistique.
Les chapitres 5-6 proposent un parcours d’abord chez les héros et les morts, puis un périple peu usité dans le kaléidoscope oraculaire de l’Asie Mineure, souvent passé sous silence une fois cités Claros et Didymes: Mallos, Smyrne, Gryneion, Hierapolis, Chrysé de Troade, Termessos, Cyaneia, Sidyma, Sura, Patara, etc. Le chapitre 7, sur les oracles et les cures, est très complet pour un survol, et s’appuie sur quantité de documents intéressants et rarement cités. Le chapitre 8 est un des plus intéressants. La divination par les kledones, les dés, les astragales, les sorts, est bien documentée à l’époque romaine et tardo-antique, visiblement en continuité avec les croyances divinatoires antérieures. La comparaison des questions des Sortes Astrampsychi avec les questions posées à Dodone est très instructive à cet égard. On connaît bien les oracles par les dés édités par J. Nollé, mais moins celui de la tombe d’Olympos (p. 140-141), par exemple, avec ses 24 réponses toutes faites.
Les chapitres 9 à 13 sont sans doute les plus attractifs, car ils affrontent certains problèmes souvent éludés. Comment d’abord la divination se justifie-t-elle selon les catégories grecques (chap. 9)? Comment la divination peut-elle s’insérer dans les questions plus larges du destin, du pouvoir des dieux à connaître le futur et, le cas échéant, du pouvoir de le révéler et de le modifier? L’homme jouit-il du libre arbitre ou est-il soumis à la Tyché sans aucune échappatoire? Autant de questions, insolubles encore aujourd’hui, auxquelles se sont frottées les écoles philosophiques. Puis-je ajouter que ces questions ne concernent pas 90% des gens qui consultent les oracles, mais seulement les intellectuels qui ont les moyens et les besoins intellectuels de se poser pareilles questions (bien des Chrétiens croient aux horoscopes sans y voir de contradiction, et on connaît les interminables querelles théologiques à propos de la prédestination)? D’autre part (chap. 10-11), Stoneman réserve une place de choix à l’évolution philosophique des questions dans l’antiquité tardive, sans faire trop la distinction entre consultations fictives et consultations réelles, car de toute façon, à ce stade, les sanctuaires se prêtent au jeu philologique et sapiential. Dans l’antiquité tardive, les oracles sont appelés à la rescousse par les philosophes et les sages pour lutter contre le christianisme, qui en retour y trouve ses propres armes afin de démontrer tantôt l’ineptie de la religion païenne, tantôt l’évidence d’un messianisme païen. Une seule chose: je serais plus prudent quant à la continuité entre oracles païens et sanctuaires chrétiens (sans nier qu’il existe des cas clairs). Là comme ailleurs, les images toutes faites sont fortes: ce problème de la continuité/rupture est un des plus passionnants de l’antiquité tardive, et pas seulement pour les oracles.
Un mot sur le matériel comparatif, souvent mis de l’avant dans le livre : Chine, Babylonie, Égypte, Palestine biblique. En soi, ces éclairages sont pleins d’intérêt, mais le profit qu’on en retire est plutôt limité, mais c’est un avis personnel. Force est de constater que la divination est mal connue dans les sociétés méditerranéennes (nous n’avons, par exemple, que la Bible pour comprendre le prophétisme hébreu), et que son étude est souvent grevée d’a priori embarrassants. J’en veux pour preuve que les égyptologues de la Basse-Époque considèrent les Sortes astrampsychi, ainsi que les papyrus magiques, comme de tradition purement égyptienne, alors que les hellénistes qui s’y intéressent en raison de la langue dans laquelle ils sont écrits, les voient d’un œil très grec.
En conclusion, il s’agit d’un livre destiné aux étudiants et au grand public, mais aussi aux antiquisants désireux de rafraîchir leurs connaissances face aux nouvelles découvertes et tendances dans le domaine. Pour ceux qui veulent travailler sur la divination, c’est un ouvrage de synthèse, bien réfléchi, qui se veut un point de départ à plus d’investigation. Le spécialiste y trouvera des raccourcis trop elliptiques, ou certaines approches superficielles, ou inachevées, mais j’y ai appris bien des choses, et j’ai noté un grand nombre de pistes à vérifier et à exploiter.
Je note enfin, outre les cartes et les plans, un beau choix d’illustrations qui vont des monnaies et des statues antiques aux photos des sites actuels, sans oublier la réception du phénomène dans les époques postérieures, du 17 e au 20 e siècle. Je me demande dans quelle mesure certaines illustrations ne jetteront pas le trouble dans l’esprit du grand public, par ex. la superbe peinture de la pythie par John Collier (Priestess of Delphi, 1891), qui présente une femme dans la grande tradition préraphaélite: livrée sans commentaire, cette image ne risque-t-elle pas de faire perdurer le mythe tenace?
La bibliographie, sélective, est à jour et au fait des publications essentielles aussi en dehors de l’anglais.1
Table of Contents
1 Why Did the Greeks Consult Oracles? 5
2 Possession or Policy: The Case of Delphi 26
3 The Riddles of the Pythia 40
4 From Egypt to Dodona 55
5 The Gods, the Heroes and the Dead 65
6 The Oracle Coast: Sibyls and Prophets of Asia Minor 77
7 Dreams and Healing 104
8 Dicing for Destiny 132
9 Foreknowledge, Fate and Philosophy 149
10 Sceptics, Frauds and Fakes 163
11 New Questions for the Oracles: Platonism and Theology 171
12 ‘Ecstatic Predictions of Woe’: The Sibylline Oracles 190
13 Silencing the Oracles 199
14 Conclusion 220
Notes
1. J’ajoute quelques titres importants à mes yeux, certains parus trop tardivement pour être inclus par l’auteur: W. Burkert, « Divination », ThesCRA, 3, 2005, 1-51; M. Dieterle, Dodona, 2007; W. Friese, Den Göttern so nah, 2010; É. Lhôte, Les lamelles oraculaires de Dodone, 2006; Y. Ustinova, Caves and the Ancient Greek Mind, 2009.