BMCR 2012.02.30

Reconsidering Eusebius: Collected Papers on Literary, Historical, and Theological Issues. Vigiliae Christianae, supplements, 107

, , Reconsidering Eusebius: Collected Papers on Literary, Historical, and Theological Issues. Vigiliae Christianae, supplements, 107. Leiden; Boston: Brill, 2011. xii, 254;12 p. of plates. ISBN 9789004203853. $144.00.

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Les livres dont l’objectif affiché est de repenser sur nouveaux frais des auteurs patristiques, en particulier grecs, commencent à s’accumuler – on pense par exemple aux deux volumes publiés sous la direction de S. Coakley, Re-thinking Gregory of Nyssa (2003) et Re-thinking Dionysius the Areopagite (2011), qui ont d’abord parus comme des numéros thématiques de la revue Modern Theology. Dans chacun de ces deux cas, tout comme pour le livre qui nous occupe ici, la perspective est clairement celle d’une révision des positions historiographiques considérées comme admises, qui se situe plus ou moins nettement dans la ligne d’une lecture post-moderne. Avec Reconsidering Eusebius, il s’agit moins d’une perspective nouvelle dans le domaine de la théologie, comme pour les deux autres volumes cités, que d’un retour sur les jugements portés par le passé sur Eusèbe de Césarée, auteur écarté tantôt pour ses positions doctrinales, jugées hérétiques, tantôt pour sa médiocre valeur littéraire. En outre, les éditeurs du volume, Sabrina Inowlocki et Claudio Zamagni, ont choisi de faire porter les études ici présentées, résultats d’un workshop tenu à Bruxelles en mars 2008, sur divers domaines de la production d’Eusèbe, sans pour autant concentrer l’attention sur l’ Histoire ecclésiastique, œuvre majeure de l’évêque de Césarée mais qui ne doit pour autant pas dissimuler la qualité de ses autres écrits.

Autrement dit, le présent recueil cherche à déployer les différentes facettes de l’œuvre d’Eusèbe, afin de rappeler à la fois l’ampleur des domaines touchés et, éventuellement, l’importance des perspectives nouvelles ou singulières qui s’y révèlent. Si un tel programme ne peut que susciter l’intérêt du lecteur, il est évident qu’en onze contributions et 240 pages, il est impossible de faire le tour d’une telle œuvre ; toutefois, il semble qu’une bonne partie des études ici rassemblées, sinon toutes, contribuent à approfondir la compréhension de l’auteur et de ses écrits, et soit ouvre des perspectives nouvelles, soit du moins présente de manière ramassée et concentrée le fruit des recherches récentes sur Eusèbe – il serait vain, en effet, de vouloir à tout prix renouveler ce qui n’a pas besoin de l’être… La présence, parmi les auteurs, de la plupart des jeunes savants qui ont publié ces dernières années une thèse de doctorat importante pour la lecture d’Eusèbe confirme cette double dimension. À ce titre, on regrettera en passant l’absence de bibliographie – tant pour l’ensemble du livre que pour chacune des contributions : on aurait eu là un moyen pratique d’identifier les principales contributions récentes à l’étude de cette œuvre foisonnante, ce qui aurait remarquablement complété le projet réalisé par les articles eux-mêmes.

Dans la contribution qui ouvre le volume, J. Patrich propose une sorte de visite de la cité antique de Césarée Maritime, en particulier dans les périodes proches d’Eusèbe. Si une telle entreprise est louable et permet de replacer l’auteur dans le cadre géographique, urbain et architectural qui était le sien, la fragmentation de la présentation, qui énumère les différents éléments constitutifs de la ville et certains des bâtiments, ne permet pas vraiment une vue d’ensemble. Sans doute les sources disponibles ne permettaient pas de faire mieux, mais le lecteur reste sur sa faim. On s’étonne également un peu que l’introduction, qui s’aventure sur le terrain littéraire et culturel, présente tant d’éléments de seconde main; les éditions citées même pour Eusèbe (p. 1, n. 3) ne sont pas les éditions de références, et lorsque l’auteur évoque le Panégyrique pour Origène, il reprend sans un mot de nuance l’attribution à Grégoire le Thaumaturge, alors même que l’identité d’auteur a été largement mise en cause.1

O. Irshai présente, dans la version abrégée d’un article publié en hébreu en 2006, une lecture de l’action et de la carrière d’Eusèbe lues à travers le seul filtre de l’intérêt personnel et des enjeux politiques. La démonstration, qui s’appuie souvent sur des arguments psychologiques faibles (voir par exemple n. 26, p. 35) ou sur des déductions très étonnantes (ainsi, p. 36, Constantin se serait opposé à la translation d’Eusèbe à Antioche parce qu’il aurait eu besoin de lui à Césarée pour faire copier les Bibles commandées), peine à convaincre et semble bien réductrice. Si les motivations politiques et personnelles ne sont sûrement pas à négliger, une lecture monocausale selon cette optique peine à montrer sa fécondité.

M. DelCogliano attire l’attention sur un texte d’Eusèbe jusque-là très négligé: il s’agit d’un fragment tiré d’un traité sur la fête de Pâques, qui ne nous est transmis que par une chaîne exégétique.2 On ne peut que se réjouir que ce petit texte ait été traduit et commenté avec tant d’à-propos, si bien qu’il retrouve ainsi toute sa portée au sein des actions de Constantin en faveur d’une unification de la date de la célébration pascale. Pour que l’étude soit pleinement satisfaisante, toutefois, on attendrait une nouvelle édition du texte, dont la publication par A. Mai sur la base d’un seul manuscrit laisse à désirer. Le commentaire pourra sans doute être complété (p. 63 n. 103, par exemple, on aurait attendu une référence au 20 e canon de Nicée, pour l’interdiction de s’agenouiller pendant le temps pascal), mais le travail ici mené est décisif.

E. Iricinschi propose une lecture de l’introduction des catégories de chrétien et d’hébreu, en plus de celles de juif et de grec, dans l’argumentation apologétique d’Eusèbe, thème déjà bien connu. Contrairement à d’autres articles du même volume, celui-ci n’apporte rien de vraiment neuf, voire introduit des confusions supplémentaires: pourquoi s’étonner que les juifs ne soient pas mentionnés par Eusèbe quand celui-ci oppose grecs et barbares? C’est laisser entendre que l’appartenance des juifs au monde barbare, et donc tout le thème alexandrin de la philosophie barbare, est inconnu de l’auteur…

E. C. Penland s’attache à étudier le contexte d’enseignement à Césarée et présente une thèse dont la démonstration serait importante: l’école de Césarée aurait été une école philosophique. Si la position suscite l’intérêt, une double réserve s’impose: les Martyrs, qui seraient selon l’auteur la principale preuve de cette existence d’une école, ne sont presque jamais cités dans l’article et aucun texte n’est analysé; en outre, il semble exister une confusion, sur laquelle joue l’auteur, entre la forme de l’enseignement supérieur antique, qui est en particulier connue par l’exemple des écoles philosophiques mais qui s’applique aussi en tout ou partie à d’autres écoles, par exemple rhétoriques, et le contenu de l’enseignement philosophique. En effet, si l’école de Césarée semble bien présenter le type d’une transposition en milieu chrétien du modèle d’enseignement supérieur du monde grec, il n’y a aucune trace d’un enseignement de contenu philosophique en son sein – et l’utilisation chrétienne de φιλοσοφία pour désigner le christianisme ne peut en aucun cas constituer ici un argument.

A. P. Johnson traite d’une œuvre souvent délaissée, l’ Introduction générale élémentaire, et en particulier de la préface du livre VI. L’auteur replace ce texte dans le cadre des introductions produites dans d’autres domaines, en particulier philosophique. Si l’on peut trouver un peu caricaturale l’opposition entre introduction doctrinale et introduction textuelle, et si l’on peut regretter que les schémas introductifs des commentaires néoplatoniciens ne soient pas utilisés comme points de comparaison,3 la démonstration est intéressante, même si l’auteur force peut-être parfois quelque peu les témoignages cités – ainsi du texte de Porphyre (p. 116-117), où il n’est pas question d’« étudiant », comme le reformule ensuite A. P. Johnson. Ces critiques de détail ne préjugent pas de l’intérêt de cette étude, qui ouvre des perspectives neuves sur une œuvre souvent négligée.

S. Morlet remet à plat le dossier des rapports polémiques entre l’œuvre d’Eusèbe et les attaques de Porphyre contre les chrétiens. En une démonstration rigoureuse, l’auteur montre comment le dossier a été artificiellement gonflé: Porphyre n’est pas partout présent dans l’œuvre d’Eusèbe, et lorsqu’il est présent, il ne constitue pas toujours une cible. La mise en évidence, au contraire, de la dépendance d’Eusèbe à la réfutation origénienne de Celse ouvre cependant la voie à d’autres questions, en particulier sur les liens de dépendance de Porphyre par rapport à Celse.

C. Zamagni réévalue, à partir d’un exemple pris à une œuvre peu étudiée du fait de sa transmission complexe et partielle, les Questions et réponses sur les Évangiles, l’appartenance d’Eusèbe à telle ou telle école exégétique, et en particulier les tentatives antérieures pour tracer une évolution qui aurait conduit l’évêque de Césarée d’une position alexandrine à une position antiochienne. L’article vaut tant pour l’étude du texte lui-même que pour la critique adressée à cette thèse, il est vrai peu convaincante et trop proche des tentatives nombreuses d’une histoire de l’évolution intellectuelle des auteurs, à l’image de l’Aristote de Werner Jaeger, pour être vraiment convaincante. Une question demeure cependant pour le lecteur : en quoi y aurait-il contradiction entre l’écriture par Eusèbe d’œuvres historiques et les distances qu’il prend par rapport à l’exégèse dite historique (p. 175)? On aurait attendu une explication des liens supposés entre la démarche historique, d’une part, et l’exégèse historique, d’autre part, qui semblent deux réalités distinctes.

J. M. Schot propose une interprétation du discours eusébien prononcé pour la dédicace de l’église de Tyr, qui nous est connu du fait de son insertion dans le livre dix de l’ Histoire ecclésiastique. Le point de vue, assez original à première vue, consiste à lire ce texte dans le contexte de l’idéologie urbaine et architecturale où s’insère le bâtiment évoqué. On regrettera cependant que l’interprétation s’appuie sur la date retenue pour ce texte (315), alors même qu’elle est contestée.4 En outre, il semble s’introduire une confusion dommageable entre l’esthétique platonicienne qui conduit de la beauté du monde à la beauté intelligible, et le topos rhétorique repris par Eusèbe qui fait dire à l’auteur que ses mots sont incapables de décrire la beauté des réalités que veut dépeindre son ekphrasis. L’étude fait surtout naître la question du lieu de l’idéologie évoquée par l’auteur: elle est en effet autant à situer dans le bâtiment lui-même, comme le voudrait J. M. Schot, que dans le texte qui le décrit.

S. Inowlocki présente une interprétation très intéressante et fructueuse de la Préparation évangélique, analysée comme une bibliothèque ; cette clef de lecture permet à l’auteur de préciser avec beaucoup de force le profil intellectuel et spirituel d’Eusèbe et de caractériser sa méthode d’écriture et de raisonnement. Une telle démonstration est essentielle pour tout lecteur d’Eusèbe, mais aussi pour tout spécialiste de cette période, car l’analyse pourrait sans doute s’appliquer à d’autres figures similaires. On peut cependant se demander si la dichotomie très forte présentée entre textes chrétiens et profanes doit s’appliquer de cette manière dans le cas d’Eusèbe.

Le dernier article, dû à W. Adler, propose une synthèse claire sur Alexandre Polyhistor; la place de ce texte dans le volume indique clairement sa position secondaire, dans la mesure où le lien qui le relie à Eusèbe est mince: il s’agit d’un auteur perdu, fréquemment cité et utilisé par l’évêque de Césarée.

En conclusion, on ne peut que souligner l’intérêt de ce livre aux multiples facettes qui, sans pouvoir envisager tous les aspects d’Eusèbe et de son œuvre, attire cependant l’attention des lecteurs sur des directions et des interprétations neuves et importantes. Si tous les articles ne sont pas d’une égale portée, comme il est presque inévitable dans ce genre d’entreprises, l’ensemble est de grande valeur et peut inspirer non seulement les spécialistes d’Eusèbe, mais toute personne qui s’intéresse à l’Antiquité tardive, chrétienne ou non.

Table of Contents

Preface, pp. VII-XII
J. Patrich, Caesarea in the Time of Eusebius, pp. 1-24
O. Irshai, Fourth Century Christian Palestinian Politics: A Glimpse at Eusebius of Caesarea’s Local Political Career and Its Nachleben in Christian Memory, pp. 25-38
M. DelCogliano, The Promotion of the Constantinian Agenda in Eusebius of Caesarea’s On the Feast of Pascha, pp. 39-68
E. Iricinschi, Good Hebrew, Bad Hebrew : Christians as Triton Genos in Eusebius’ Apologetic Writings, pp. 69-86
E. C. Penland, Eusebius Philosophus ? School Activity at Caesarea Through the Lens of the Martyrs, pp. 87-97
A. P. Johnson, The Context of the General Elementary Introduction, pp. 99-118
S. Morlet, Eusebius’ Polemic Against Porphyry: A Reassessment, pp. 119-150
C. Zamagni, Eusebius’ Exegesis between Alexandria and Antioch: Being a Scholar in Caesarea (a Test Case from Questions to Stephanos I) , pp. 151-176
J. M. Schott, Eusebius’ Panegyric on the Building of Churches ( HE 10.4.2–72): Aesthetics and the Politics of Christian Architecture, pp. 177-197
S. Inowlocki, Eusebius’ Construction of a Christian Culture in an Apologetic Context: Reading the Praeparatio evangelica as a Library, pp. 198-223
W. Adler, Alexander Polyhistor’s Peri Ioudaiōn and Literary Culture in Republican Rome, pp. 225- 240

Notes

1. Voir par exemple la contribution liminaire de M. Simonetti, dans B. Clausi, V. Milazzo (éds.), Il giusto che fiorisce come palma: Gregorio il Taumaturgo fra storia e agiografia. Atti del convegno di Staletti (CZ), 9-10 novembre 2002 (Studia ephemeridis augustinianum 104), Rome, Institutum Patristicum Augustinianum, 2007, p. 19-30.

2. La bibliographie donnée (p. 39 n. 4) pour la chaîne de Nicétas sur Luc est squelettique ; voir, outre les éléments indiqués dans la CPG C 135, C. T. Krikônês, Συμαγωγὴ Πατέρων εἰς τὸ κατὰ Λουκᾶν εὐαγγέλιον ὑπὸ Νικήτα Ἡρακλείας (κατὰ τὸν κώδικα Ιβήρων 371) (Βυζαντινικὰ κείμενα καὶ μελέται 9), Thessalonique, 1973, avec l’important compte rendu de M. Aubineau, Byzantinische Zeitschrift 70, 1977, p. 118-121.

3. Pour ce thème, voir en particulier I. Hadot, « Le Commentaire philosophique continu dans l’Antiquité », Antiquité tardive 5, 1997, p. 169-176 ; ead., « Les introductions aux commentaires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens et les auteurs chrétiens », dans M. Tardieu (éd.), Les Règles de l’interprétation, Paris 1987, p. 99-122.

4. Voir les éléments rassemblés par S. Morlet, « Eusèbe de Césarée : biographie, chronologie, profil intellectuel », dans S. Morlet, L. Perrone (éd.), Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Commentaire, I : Études d’introductions, Paris, sous presse, p. 17.