Brice Erickson livre à la communauté scientifique une version remaniée de son Ph.D. consacré à la céramique fine crétoise entre 600 et 400 av. J.-C. Ce sont les fruits de presque une décennie de travail sur une catégorie de matériel restée largement inédite qui sont ici présentés. L’étude se fonde sur un catalogue de 549 entrées qui correspondent à des pièces jugées significatives provenant de plusieurs sites et qui sont illustrées au moyen d’une photographie ou d’un dessin. Il faut d’emblée signaler qu’il s’agit, au sens matériel du terme, d’un beau livre, bien imprimé et largement illustré, notamment avec un grand nombre de profils de vases qui seront d’une grande utilité aux céramologues confrontés à ce type de trouvailles. Les cartes sont nombreuses, de grande taille, et le relief y est figuré, ce qui est une nécessité trop souvent oubliée pour qui étudie une aire géographique où les contraintes topographiques sont si importantes. Un index détaillé et des tables permettent de s’orienter dans l’ouvrage. Le lecteur qui n’est pas issu de la culture éditoriale anglo-américaine regrettera que la table des matières se limite au titre des chapitres. Par ailleurs, nombre de remarques intéressantes sont renvoyées en notes, celles-ci ne se limitant donc pas à recueillir les références bibliographiques. Il faut également louer les qualités pédagogiques de ce travail : bien qu’il s’agisse d’un ouvrage érudit, l’auteur n’hésite jamais à rappeler les évidences ou à détailler les enjeux de sa démarche, de sorte que ce livre sera accessible même aux non-spécialistes.
Si une part importante de l’étude consiste en la publication d’un abondant matériel inédit, son projet est autrement plus ambitieux. L’auteur a voulu proposer ici un système de classification et de datation de la céramique crétoise à vernis noir entre 600 et 400 av. J.-C. Cette catégorie de matériel revêt une importance particulière. On sait que les VI e et V e s. av. J.-C. ont laissé très peu de vestiges dans l’île, de sorte qu’on a été fondé à dresser un tableau très noir de la situation économique et artistique, d’autant plus sombre que le VII e s. est une période riche en découvertes marquantes, que l’on pense à la statuaire de style dédalique ou à la toreutique. Il faut attendre le IV e s. pour disposer à nouveau de traces plus abondantes et, surtout, mieux datées. La céramique fine est généralement le meilleur marqueur de datation et la période considérée est sans doute une des moins connues de l’histoire de la Crète. Le but avoué de cette étude est, par une approche sérielle, de fonder un système chronologique à partir de la catégorie de matériel la plus à même de le fournir — c’est-à-dire, en l’absence presque totale de céramique figurée, la céramique fine à vernis noir. Il semble impossible au vu de la rareté des contextes stratifiés disponibles pour cette époque de se livrer à une étude des assemblages céramiques.
La première partie de cet ouvrage est consacrée à la céramique fine locale de quelques sites bien étudiés (chapitres 2 à 8 ; p. 23 à 234) à fin d’identifier les ateliers et d’établir une typo-chronologie. Après un chapitre exposant la méthodologie céramologique suivie, l’auteur présente successivement le matériel trouvé à Éleutherne, Cnossos, Gortyne, Vrokastro, Gournia et Praisos. Un chapitre distinct rassemble les lampes d’Éleutherne et de Cnossos. À chaque fois, l’exposé commence par une description des contextes disponibles et des importations de céramique fine continentale qui seules permettent d’ancrer chronologiquement les typologies de la céramique insulaire. L’inégale exploration des sites et le fait qu’une part du matériel découvert en fouille n’ait jamais été publié ou soit confié à d’autres induisent une disparité certaine dans l’avancement de l’étude des différents ateliers. Les productions d’Éleutherne et de Cnossos se taillent la part du lion. Au contraire, presqu’aucun matériel ne provient de l’isthme de Hiérapytna où des fouilles en cours promettent cependant une évolution rapide de nos connaissances. Dans le détail, le petit nombre de dépôts stratifiés découverts et l’absence ou la rareté de céramique d’importation associée font que la datation des productions de plusieurs ateliers se fonde presque essentiellement sur des parallèles stylistiques d’Éleutherne et de Cnossos. C’est ainsi le cas de la production de Praisos (étudiée à travers les coupes provenant du Survey Site 14, sans doute un four de potier) ou de Gortyne (céramique de l’Odéon trouvée dans des remblais postérieurs). Le degré de certitude atteignable à Éleutherne et Cnossos est lui-même plus limité qu’on pourrait le souhaiter. Ainsi, les 24 dépôts qui fondent la chronologie à Éleutherne ont été perturbés à l’époque hellénistique de sorte qu’ils contiennent tous des exemples de contamination par du matériel postérieur. De plus, leur interprétation n’est pas certaine : pour Erickson, il s’agit de vestiges de sépultures détruites ; A. Kotsonas préfère y voir les restes de banquets funéraires. Il n’est pas impossible au demeurant que certains de ces « dépôts » ne soient en réalité des épandages de matériel dévalé d’un quartier d’habitation situé en contre-haut. À Cnossos, la variété et la rapidité d’évolution des formes locales datées grâce à la céramique importée des années 500-480 et le faible nombre de dépôts du milieu du siècle amènent Erickson à proposer de descendre la datation de plusieurs contextes entre 475 et 425 : la présence conjointe d’un matériel d’importation plus ancien et de formes locales plus récentes s’expliquerait par l’interruption de l’approvisionnement en céramique attique vers 480-475. Même avec cet étalement de la typologie dans le temps, le milieu du V e s.demeure sous-représenté. Nombre de points de détail de la reconstruction proposée seront sans doute discutés par des études postérieures ou remis en cause par de nouvelles découvertes. Néanmoins, gageons que c’est le cadre patiemment construit par Erickson qui servira de référence et de point de départ à la recherche future.
La seconde partie de cette étude est consacrée aux reconstructions historiques que permettent les sources matérielles, plus particulièrement la céramique fine (chapitres 1 et 9 à 12 ; p. 1-22 et 235-345). Après un chapitre liminaire où est posé le problème de la « crise » crétoise de la fin de l’archaïsme, Erickson propose un aperçu général des productions locales en insistant particulièrement sur les régionalismes et les rapports avec la céramique importée. L’étude a permis à l’auteur de distinguer une dizaine d’ateliers locaux. Toutes ces productions crétoises partagent deux points communs : la domination écrasante de la forme de la “high necked cup” et l’absence presque totale de céramique figurée. Dans ce cadre insulaire commun, il est possible de distinguer entre plusieurs régions, en fonction notamment du rapport aux productions importées. En Crète orientale (Lyktos, Aphrati, Praisos) au V e s., chaque atelier a sa propre identité, alors que les importations sont très peu nombreuses et qu’elles ne semblent pas influencer les potiers locaux. Itanos constitue une exception dans cet ensemble : la cité, grâce à son port, reçoit beaucoup d’importations, tant crétoises qu’extérieures, ce qui a un impact sur ses propres productions. En Crète centrale, les importations extérieures sont nombreuses (Éleutherne, Cnossos), mais elles n’influencent que très progressivement les styles locaux pour aboutir à des productions hybrides (Cnossos, Gortyne). Au contraire, en Crète occidentale (Kydonia, Phalassarna), de très nombreuses importations éclipsent rapidement les spécificités locales de sorte que les potiers de ces villes se contentent de produire des imitations des céramiques importées. La documentation est trop parcellaire pour établir l’existence d’éventuelles sous-régions stylistiques. Néanmoins, l’étude de la seule céramique fine ne peut déboucher sur une reconstitution de la situation économique, sociale et politique de l’île pendant la période étudiée. Aussi, l’auteur récapitule les autres indices disponibles qui indiquent tous un appauvrissement de la culture matérielle (fin des pratiques funéraires ostentatoires, offrandes plus modestes dans les sanctuaires où les figurines en terre cuite remplacent les bronzes et les ivoires, et al.). S’il accepte l’idée d’un quasi-abandon du site de Cnossos vers 600-525 (à mettre peut-être en rapport avec la destruction de Prinias et une éventuelle expansion de Gortyne vers le nord, comme il le suggère de manière séduisante), il remet en cause les explications habituelles de cette pauvreté matérielle par des catastrophes économiques et démographiques. C’est la nature des traces archéologiques qui change, non forcément l’occupation ou le peuplement. Ajoutons que la moindre visibilité archéologique du VI e et du V e s. lors des fouilles sur des sites longuement occupés, comparée aux vestiges du VII e s. sur laquelle l’auteur s’interroge (p. 248) pourrait également s’expliquer par le fait que l’occupation postérieure des époques hellénistique et romaine se serait faite après un nettoyage par excavation et donc destruction des couches immédiatement sous- jacentes ; c’est le cas par exemple à Delphes où il est courant de voir des couches d’époque impériale reposant directement sur celles de l’âge du fer, alors que l’occupation du site aux époques archaïque et classique est évidente…
L’austérité de la culture matérielle crétoise de cette époque s’éclairerait par un double contexte, commercial et idéologique. La Crète était au cœur des échanges avec l’Orient au VII e s. ; elle semble rester à l’écart des nouvelles routes commerciales qui se structurent selon des axes différents après la fin de l’influence phénicienne. L’extrême est de la Crète est situé sur une route commerciale qui relie Itanos et Olonte aux Cyclades ; à l’ouest, Phalassarna et Kydonia sont des points de relâche sur la route du commerce éginétique et péloponnésien vers la Lybie. En revanche, la région centrale de la Crète semble marginalisée. Néanmoins, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, la vraie période d’isolement de la Crète est beaucoup plus tardive : de 460 à 400, on ne trouve plus de céramique importée à Cnossos et Éleutherne certes, mais pas non plus à Kydonia, Phalassarna, Olonte et Itanos. Il faudrait y voir le contrecoup d’une politique athénienne de désorganisation des routes du grand commerce péloponnésien. Cependant, la disparition d’objets de prestige dans les tombes et les sanctuaires ne peut être le fruit de cette seule mutation. L’auteur se tourne alors vers des explications idéologiques et sociales, en étudiant la dimension matérielle de la culture d’austérité triomphante. Elle serait la traduction dans la vie quotidienne des nouveaux idéaux d’austérité et d’égalité de l’aristocratie crétoise. Après avoir montré en quoi la pauvreté matérielle n’est nullement exclusive de la domination sociale d’un groupe restreint, il met en regard les sociétés crétoises et lacédémoniennes, la première paraissant – comme le croyaient les Anciens – avoir précédé la seconde sur cette voie (une mutation analogue ne se produit à Sparte qu’au second VI e s.). Cette culture de l’austérité aurait été la plus forte dans le centre de l’île, d’Éleutherne à Dréros et Aphrati en passant par Cnossos et Gortyne. À l’exception d’Éleutherne où les importations sont nombreuses, il s’agit justement de la zone qui reste à l’écart des nouveaux courants commerciaux.
Il faut rendre hommage à l’auteur d’avoir eu le courage d’affronter un matériel si ingrat esthétiquement pour des résultats qui devaient paraître, au début de l’étude, largement incertains. En faisant une première synthèse du travail qu’il a engagé depuis près d’une décennie, Erickson propose un cadre d’analyse du matériel précis et détaillé en même temps qu’il discute et prend parti entre les différents modèles qui peuvent prétendre en rendre compte. Par l’ampleur du matériel étudié comme par la largeur de ses vues, cet ouvrage sera très probablement amené à devenir une référence dans l’étude de la céramique locale crétoise ainsi que dans le débat historique sur la nature de la société de l’île au tournant des époques archaïque et classique.