L’étude des « ethniques », c’est-à-dire des adjectifs désignant l’origine géographique ou politique des individus dans le monde grec antique, est un très vaste et difficile domaine, pour lequel il n’y a jamais eu d’ouvrage de synthèse. 1 Le livre de P. M. Fraser publié en 2009 est le fruit de recherches de longue haleine sur les ethniques. Il porte sur trois ensembles principaux de questions, assez différents : A. Comment ce que nous appelons généralement « ethniques » était-il appelé dans la langue grecque, c’est-à-dire chez les grammairiens anciens et surtout chez le seul dont subsiste une œuvre consacrée à ce sujet, Stéphane de Byzance ? B. Quels sont le vocabulaire de Stéphane, ses sources et l’utilisation de son œuvre chez les lexicographes et scholiastes postérieurs ? C. Quel est l’usage des adjectifs ethniques dans les sources documentaires, monnaies, inscriptions et papyrus ? Tout en posant ces trois questions, Fraser souligne à juste titre qu’on doit étudier les ethniques en recourant aux auteurs et aux sources documentaires de façon simultanée (pp. ix, 321). Mais force est de constater que le livre paru ne correspond que partiellement à ce postulat. Les sources sont plus juxtaposées que confrontées.
À lire la sobre préface de S. Hornblower, on comprend en réalité qu’a été publié un livre inachevé. Fraser avait pendant plusieurs décennies rassemblé des matériaux et rédigé de grandes parties du livre. Mais il dut cesser d’y travailler en 2006 et confia le soin de le publier à S. Hornblower. Celui-ci a sans le moindre doute mené un travail méritoire et pieux, entre autres en ajoutant de précieux renvois au premier volume de la nouvelle édition, fondamentale, des Ethnika, qui paraît depuis 2006 sous la direction de M. Billerbeck. Néanmoins il subsiste encore des redites entre la partie I et II et entre la partie I et III : cela montre que Fraser n’avait sans doute pas arrêté ni la forme ni le plan définitifs d’un livre regroupant une série d’études depuis longtemps en gestation.
Les différents sujets et la forme du livre publié expliquent que le lecteur peine un peu à s’y retrouver. Selon la tradition d’Oxford University Press, le livre est pourvu d’une table des matières très brève. Or, pour un livre d’érudition, une table détaillée est indispensable, et elle constitue le premier des index analytiques : en l’occurrence, elle eût aidé le lecteur à retrouver la riche matière du livre derrière les titres de chapitres assez allusifs. L’analyse qui suit tente de pallier ce manque.
L’introduction marque brièvement la différence entre les termes ἔθνος et γένος : γένος désigne le groupe familial lié par l’ascendance ou la descendance, tandis qu’ἔθνος indique un lien racial ou régional.
La première partie étudie les aspects grammaticaux et philologiques, en commençant par la terminologie des Anciens eux-mêmes sur les « ethniques », les « ctétiques » et les « topiques ». Pour indiquer la « nationalité » ou l’appartenance à une communauté civique, Fraser montre que les Anciens n’ont pas utilisé l’expression τὸ πολιτικόν ; c’est seulement à partir de l’époque hellénistique que l’on a commencé à employer τὸ ἐθνικόν. Fraser étudie d’autre part les adjectifs désignant la simple appartenance de personnes ou de choses, que l’on appelle les « ctétiques », caractérisé par la terminaison en –ικός (e. g. Ἀττικός), ainsi que les adjectifs en –ειος, et il tente d’expliquer les emplois attestés des ctétiques en lieu et place des ethniques. Fraser examine aussi les « topiques », c’est-à-dire les adverbes du type Μεγαρόθεν. Ce chapitre bien composé sur les catégories grammaticales de désignations géographiques se termine par trois séries de remarques certes fondées, mais peut-être mal placées et difficiles à retrouver : l’emploi des démotiques athéniens en dehors d’Athènes, point qui sera en fait repris plus tard (pp. 83-86) ; une brève allusion à l’usage de l’ethnique à l’intérieur de la cité elle-même, question qui sera à nouveau effleurée plus loin ; et le cas des noms de cités identiques par leur forme à l’ethnique (Δελφοί/Δελφός).2
Le second chapitre porte sur la formation grammaticale des ethniques. Fraser donne un échantillon des différents suffixes (-αῖος/αία, -εῖος/εία, -εύς/ίς, etc.) utilisés pour former les ethniques à partir des toponymes. Même si cela n’est pas explicitement annoncé, c’est essentiellement une étude de l’usage de Stéphane de Byzance et des réflexes normatifs du grammairien, étude confrontée aux ethniques siciliens connus par les monnaies (voir l’appendice II). On regrettera que, pour presque tous les autres exemples cités, il n’y ait pas de confrontation à l’usage dans les autres sources écrites, notamment les inscriptions.3
La deuxième partie forme le cœur du livre et fait la part belle aux sources documentaires. Sont d’abord étudiés les « Ethnics in Public and Private Use » (chap. 3), avec le rappel des règles d’emploi pour les étrangers (trop brève allusion aux cas de l’ethnique employé pour un citoyen dans sa propre patrie, pp. 77-78 4) ; puis, sous le sous-titre « Evidence for Non-Citizen Ethnics from Public and Private Documents », d’une part le cas des défunts à Athènes dépourvus à la fois de démotiques et d’ethniques, et d’autre part l’emploi des démotiques à l’étranger (pp. 83-86). 5 Fraser conclut que, si à l’intérieur des cités l’emploi des ethniques obéit à des règles assez claires, ce n’est en revanche pas le cas dans les listes de caractère international, où l’usage varie, pour des raisons que nous ignorons.
Le chap. 4 propose d’abord des considérations sur les ethniques et les idionymes donnés aux esclaves. Il recense ensuite à Athènes, Rhodes, Colophon, Iasos et Cos les différents modes de désignation des métèques, qui, suivant les cas, portent ou ne portent pas leur ethnique d’origine.6
Le chap. 5, qui porte le titre assez peu clair « Expanded Ethnics », traite en réalité pour l’essentiel de la combinaison d’une désignation civique et d’une désignation régionale (e. g. Θεσσαλὸς ἐκ Λαρίσης, Λαρισαῖος ἐκ Θεσσαλίας, etc). Fraser aborde la difficile question de l’usage de l’ethnique double, civique et fédéral, pour les ressortissants de cités membres d’une confédération ou annexées par un ethnos. Il passe en revue en une vingtaine de pages toutes les régions du monde grec, consacrant une à deux pages à chacune d’entre elles, pour conclure presque pour chaque cas qu’il n’y a pas de schéma fixe, de désignation ethnique constante, de tableau cohérent. . . Mais les analyses sont en réalité tellement brèves qu’elles ne pouvaient assurément pas permettre d’arriver à des règles nettes. À tout le moins on eût souhaité des tableaux clairs des différents cas possibles dans chaque région, classés aussi suivant la nature des sources et des personnes désignées (source interne ou externe à la région ; décret, liste, affranchissement, épitaphe ; cas particulier des désignations des mercenaires et des esclaves) et selon la répartition chronologique des sources. Ces pages pourront servir de carrière pour quelques matériaux qu’il faudra réordonner et compléter si l’on veut étudier cette question difficile, qui demande un traitement exhaustif région par région.
Le chap. 6 traite surtout des changements de noms des cités, les métonomasies. Fraser évoque d’autre part le cas de l’ethnique survivant dans l’usage alors même que la cité a disparu. Le chap. 7 évoque les cités ayant pris le nom de souverains, à l’époque hellénistique et à l’époque impériale, et il est complété par un important appendice qui énumère les « Hellenistic Eponymous Cities and Ethnics, as recorded by Stephanus and others » (pp. 325-376 ; voir infra).
Sous le titre « Ambiguous and Variable Ethnics », le chap. 8 traite en fait deux questions d’ordre différent : l’ambiguïté de la désignation géographique de certains ethniques, et les variantes dans leurs suffixes grammaticaux. Fraser rappelle que dans les cas d’ethniques tirés de noms dynastiques ou divins, tels Ἀντιοχεύς ou Ἡρακλεώτης, l’identification de la cité d’origine de tel porteur de l’ethnique est difficile, voire impossible.7
La suite de cette partie fait à nouveau se succéder des développements éclairants, mais qui gardent quelquefois l’aspect de notes provisoires : on ne sait pas clairement si pour telle question ou du moins pour tel exemple l’auteur prétend faire une étude ou un recensement exhaustifs de tous les cas existants. Ainsi le chap. 9, « Associative Adjectives and Verbs », regroupe des remarques sur les adjectifs en -ειος, à l’origine des ctétiques, et sur les verbes en -ίζω formés sur des noms de nationalités. Il en va de même du chap. 10 : « Eponymous Coin-Names », qui, en seulement six pages, regroupe des notations intéressantes sur les adjectifs formés en -ικός et en -ειος sur les noms de cités ou de souverains pour désigner des monnaies. Le chap. 11, « Ethnics as Personal Names » présente de précieuses considérations, identiques pour la substance et très souvent la forme à celles qui avaient été publiés en 2000.8 Le bref chap. 12, « The Decline in the Use of the Ethnic », porte en réalité sur l’ethnique à l’époque impériale : c’est l’extension de son usage par le biais des ethniques et citoyennetés multiples durant les deux premiers siècles de notre ère, et d’autre part le déclin de son emploi durant l’Empire tardif.
La troisième partie (« Stephanus of Byzantium and After », pp. 239-319) ramène le lecteur aux sources littéraires. Dans le chap. 13, « Stephanus of Byzantium’s Vocabulary », Fraser examine à partir d’un choix d’exemples les catégories de noms géographiques autres que des cités proprement dites, tels e. g. akra, epineion, kômè, oros, phrourion, polichnion, polisma pour lesquels le dictionnaire indique des ethniques. Fraser étudie utilement le rôle du principe d’analogie, qui intervient dans la préférence entre plusieurs formes ou suffixes existant pour un ethnique, en relation avec l’étymologie ou l’euphonie par exemple ou en cas de divergence entre une forme locale et une forme commune. On notera qu’il n’y a dans ce chapitre que fort peu de cas où les formes transmises dans les Ethnika sont comparées aux données des autres sources, qu’il s’agisse des autres auteurs, des monnaies ou des inscriptions. Le chap. 14, « Stephanus’ Sources: the Tradition of ἐθνικά », relève d’abord les mentions explicites du travail de Stéphane sur la préparation et la composition de son œuvre, puis il étudie la part que jouent comme sources des Ethnika respectivement Xenion, Uranius, Alexander Polyhistor, etc. Le chap. final, « After Stephanus », porte sur l’utilisation des Ethnika chez Eustathe et dans l’ Etymologicum Magnum, etc. Pour intéressants que soient ces chapitres, ils ne remplacent pas les vues plus synthétiques que le lecteur pourra lire avec profit dans les articles d’E. Honigmann et A. Diller, auxquels s’ajoute maintenant l’introduction au 1er volume de la nouvelle édition des Ethnika.9
Parmi les appendices, signalons le premier : « Hellenistic Eponymous Cities and Ethnics, as recorded by Stephanus and others ». C’est une précieuse liste des cités appelées Antiocheia, Apameia, Laodikeia, etc., qui forme un utile complément au livre de Fraser, The Cities of Alexander the Great (1996) : on trouve pour chacune de ces cités une notice, où S. Hornblower a utilement ajouté la référence aux livres de G. M. Cohen sur les fondations hellénistiques. Si cet appendice est intéressant et utile, il n’est guère commode à consulter comme répertoire.10
D’un grand savant, tout livre resté inachevé offre matière à regret, quel que soit le soin apporté à l’édition posthume. On sera très reconnaissant envers S. Hornblower d’avoir réussi à faire publier le livre de Fraser à la fois sans long délai et pourvu d’utiles indications complémentaires. Le lecteur pourrait être déçu par Greek Ethnic Terminology s’il y cherchait un répertoire d’ethniques ou bien une synthèse sur la terminologie ethnique des Grecs, l’usage réel des ethniques dans l’ensemble de la documentation ou les Ethnika de Stéphane de Byzance. Le dossier laissé par P. Fraser n’était ni un répertoire ni une synthèse. En revanche le lecteur y lira avec profit une série d’études sur ces sujets variés, qui sont en réalité si différents et si vastes qu’ils ne se prêtent sans doute pas à une synthèse unique. Les études de Fraser ainsi réunies ouvrent la voie à de nouvelles recherches, que facilitent aussi maintenant les travaux du Copenhagen Polis Centre (cf. n. 1) : il en va ainsi d’une indispensable enquête prenant en compte à la fois les données des auteurs, y compris Stéphane, et les sources documentaires, qui sur les ethniques sont pour les époques hellénistique et impériale à la fois les plus riches et les moins systématiquement exploitées.
Notes
1. Dans les années 1990-2000 parurent quelques contributions synthétiques dues à M. Hansen et à ses collaborateurs, qui n’ont été que peu utilisées ou citées par Fraser : ainsi l’excellent article pourvu de la bibliographie adéquate “Ethnics as Evidence for Polis Identity” in M. H. Hansen, Th. H. Nielsen (ed.), An Inventory of Archaic and Classical Poleis (2004), pp. 58-69.
2. Ce chapitre n’est pas exempt de lacunes dans l’information même : ainsi, dans l’utile discussion sur astos/astè, Fraser s’interroge p. 28 sur le sens d’ἀστικός qualifiant des citoyens dans la cité même de Xanthos : le terme « was apparently used to denote a male citizen of Xanthos ». Or il est connu que les Astikoi étaient, aux côtés des Iobateioi et des Sarpedonioi, une des trois subdivisions civiques de Xanthos : voir la convention d’isopolitie SEG 44, 1218, commentée par Ph. Gauthier, REG 107 (1994), 326-327. En outre, le terme se trouve dans plus qu’une « single city » : Inschriften von Arykanda (1994), n° 54 mentionne une φυλὴ Ἀστικῶν. Ce paragraphe de Fraser ne remonte-t-il pas à une phase ancienne de la préparation du livre?
3. Le lecteur devra par conséquent systématiquement confronter les cas cités à l’usage, souvent divergent et plus riche, en consultant par exemple l’ Inventory (cf. n. 1).
4. Sur l’usage de l’ethnique dans la cité même, voir notamment L. Robert, Documents de l’Asie Mineure méridionale (1966), p. 69 : « l’ethnique ne s’emploie pas dans la ville à l’époque classique et à l’époque hellénistique ; il y est courant à l’époque impériale » et la n. 5. Pour des exceptions à cette « règle » dès l’époque hellénistique, voir e. g. D. Rousset, Le territoire de Delphes et la terre d’Apollon (2002), p. 161, et BCH 130 (2006), p. 419.
5. On constate que les textes qui avaient été cités pp. 56-58 sur la même question se retrouvent pour certains à nouveau cités et commentés, de façon en partie complémentaire, mais sans renvois internes. La section consacrée aux listes de proxènes, vainqueurs, mercenaires et théorodoques montre un défaut analogue d’harmonisation : pour une liste inscrite à Thermos, IG IX 12, 60, Fraser hésite p. 90 sur sa nature, et ce n’est qu’à la p. 97 que le lecteur découvre que F. y voit finalement une liste de mercenaires (cela a maintenant été démontré par R. W. V. Catling, Horos 17-21 [2004-2009], pp. 397-439).
6. Aux références citées dans ce chapitre, on ajoutera O. Masson, « Les noms des esclaves dans la Grèce antique », Actes du Colloque 1971 sur l’esclavage (1973), pp. 163-167 (= Onomastica graeca selecta I [1990], pp. 147-161).
7. C’est un point connu, sur lequel les pp. 175 et 183 présentent une redite superflue. Inversement on est surpris par la contradiction entre la p. 175 (chap. 7) et la p. 184 (chap. 8) : parmi les quelque 550 Ἀντιοχεῖς connus à Athènes, il n’y en aurait pas un seul pourvu d’une précision géographique selon la p. 175, tandis que selon la p. 183 il y a deux Ἀντιοχεῖς ἀπὸ Μαιάνδρου (pas de renvoi entre les deux passages ; le lecteur retrouvera les deux sous les nos 1011 et 1066 de M. J. Osborne et S. G. Byrne, The Foreign Residents of Athens [1996]). Il y a d’autres exemples de telles redites ou discordances, un peu déroutantes pour le lecteur. Traitant des « Individual Variable Ethnics », c’est-à-dire des variations dans les suffixes d’ethniques (-εύς/-άτης, -εύς/-ηνός), le livre évoque les ethniques respectifs des deux cités appelées Ἀττάλεια, à savoir Ἀτταλεύς et Ἀτταλεάτης : la p. 173 et n. 12 et la p. 192 et n. 44 font en grande partie double emploi.
8. « Ethnics as Personal Names » in S. Hornblower, E. Matthews (eds), Greek Personal Names. Their Value as Evidence (2000), pp. 149-157 (cette référence est indiquée p. 222 n. 24). Il est regrettable que le livre ne reproduise pas un tableau d’exemples choisis qui était assez utile.
9. E. Honigmann, « Stephanos Byzantios », RE III A 2 (1929), 2369-2399 ; A. Diller, « The Tradition of Stephanus Byzantius » et « Excerpts from Strabo and Stephanus in Byzantine Chronicles », TAPA 69 (1938), pp. 169-188 et 81 (1950), pp. 241-253, repris dans Studies in Greek Manuscript Tradition (1983), pp. 183- 198 et 45-57.
10. L’utilisateur du livre devra garder en mémoire que les index du livre s’abstiennent explicitement de recenser les têtes de notices de cette partie, parce qu’elle est en principe ordonnée suivant l’ordre alphabétique (e. g. pour Antioche du Méandre la notice principale se trouve aux pp. 333-334, qui ne sont pas indiquées dans l’index s.v.). Mais il y a des exceptions dans les principes annoncés, puisque d’une part l’index contient des renvois à quelques notices, et d’autre part parce que la série en principe alphabétique de l’appendice est interrompue par des insertions : ainsi entre Ptolemaïs et Seleukeia, se trouvent p. 366 Philôtera et Philôteria, sans renvoi adéquat dans les index ; quant aux cités appelées Epiphaneia, Eusebeia et Philadelpheia, toutes situées pp. 373-374 après Phila et un renvoi pour Philôtera, la plupart ne figurent pas dans les index.