BMCR 2011.12.10

Virtus veritatis: langage et vérité dans l’Oeuvre de Tertullien. Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité 186

, Virtus veritatis: langage et vérité dans l'Oeuvre de Tertullien. Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité 186. Paris: Institut d'Études Augustiniennes, 2009. 340. ISBN 9782851212320. €30.00 (pb).

Frédéric Chapot, éditeur en 1999 aux Sources chrétiennes de l’ Aduersus Hermogenem, poursuit ici ses recherches sur l’un des plus grands auteurs chrétiens de la littérature africaine, « dans le cadre plus général d’une réflexion sur la vérité, qui est le véritable objet de son œuvre et qui détermine son rapport au langage » (p. 13). Tertullien est de fait l’un des écrivains les plus représentatifs de l’engagement au service de la vérité chrétienne : son œuvre ne peut être abordée qu’en rétablissant le contexte polémique dans lequel elle a été constituée. Dans la continuité des travaux restés partiels de C. Becker, Cl. Rambaux et J. Alexandre sur le fonctionnement de la langue du Père de l’Église, Fr. Chapot offre une lecture de l’ensemble du corpus : à partir d’une approche philologique, il cherche à retracer la réflexion de Tertullien sur le langage, perceptible dans ses discussions doctrinales, exégétiques ou disciplinaires. Les conclusions de cette nouvelle approche enrichissent considérablement la connaissance d’un auteur pourtant très étudié par ailleurs.

Dans le premier chapitre (« Le déploiement de la vérité », p. 15-91), l’auteur analyse le concept de vérité dans la pensée de Tertullien. En effet, ce dernier oppose la uanitas des idoles, leur inutilité, à la ueritas de Dieu, à la réalité de son existence. La ueritas Dei peut désigner l’objet de connaissance qu’est Dieu et la vérité que donne Dieu. La dépendance épistémologique de l’homme par rapport à Dieu, qui est aussi d’ordre ontologique, peut être comblée de deux manières. La connaissance de Dieu est d’abord naturelle, dans la contemplation de la nature ou les idées, communes à tous, présentes dans l’âme, qui est une création divine. Elle rend la vérité accessible même aux plus ignorants. Ce bien, malgré la chute du premier homme, ne peut être détruit par le péché. Il existe également une connaissance surnaturelle de Dieu, qui complète la première : dans la lecture et la méditation des Écritures, le chrétien découvre la vérité première déjà rencontrée intuitivement, mais surtout approfondit sa foi. Dieu, en doctor ueritatis, fait accéder l’homme à la vérité par l’intermédiaire du Fils, le uicarius Patris, À travers l’Incarnation et l’action de l’Esprit saint. Cette analyse prend tout son sens, lorsque Tertullien, en proie aux critiques au sujet de sa conversion au montanisme, donne au Paraclet un rôle d’achèvement de la révélation, non sur le contenu de la foi (la regula fidei), mais sur les questions de discipline : la recherche de la vérité ne va pas au-delà de la foi, seul but à atteindre.

Dans le deuxième chapitre (« La vérité en action », p. 93-153), Fr. Chapot aborde le thème de la mise en pratique de la foi chrétienne dans un environnement qui reste au début du III e siècle en Afrique majoritairement païen. Il parle de « christianisme de la résistance », qui suppose une rupture avec l’idolâtrie sans rupture définitive avec le siècle. À ce titre, la métaphore du miles Christi traverse une grande partie de l’œuvre de Tertullien, dans la continuité de la constance stoïcienne : elle désigne une attitude défensive, un retranchement, une protection face aux tentations du siècle et l’auteur y recourt lorsqu’il parle aussi bien des martyrs que du voile des vierges. Le chrétien doit se caractériser par sa mesure, sa modestia, juste milieu entre deux excès, qui vise avant tout à définir des normes comportementales en matière de toilette féminine, d’attitude durant la prière ou vis-à-vis de la question épineuse du remariage, mais qui permet également à l’auteur, dans les polémiques face aux hérésies, de justifier sa position : ainsi lorsqu’il devient montaniste, les catholiques (ou psychiques), sont rangés, au même titre que les hérétiques, du côté de la démesure. Il s’inscrit ici encore dans un héritage philosophique attaché à la notion de juste mesure en déplaçant la perspective du quod decet au quod placet Deo. Ce souci de la mesure et de la vérité implique « un schème de pensée dichotomique » (p. 122), qui permet à Tertullien de réduire la pluralité de ses interlocuteurs et de les ranger tous du côté de l’erreur. Par ce procédé rhétorique de l’assimilation, les hérétiques (au premier rang desquels les marcionites) deviennent des idolâtres, et les philosophes, des hérétiques. Leur érudition est vaine, si elle ne mène pas à la quête de la vérité et donc de la foi, et ne se justifie que par une recherche sans mesure de la gloire. Ainsi, la radicalité du discours, qui fait du chrétien le seul détenteur de la vérité, ne prend vraiment de sens que si l’on conforme ses actes à ses paroles. Étudiant le nomen christianum, Fr. Chapot met en évidence la reflexion de Tertullien autour du thème de l’identité chrétienne : chez lui, le mot de chrétien ne peut s’appliquer qu’à une attitude chrétienne. À ce titre, le Christ est un modèle, dans la lignée de l’exemplarité païenne, mais surtout une source de vertu et le but de la vie morale. Le comportement devient ainsi un témoignage de foi, son analyse une manière supplémentaire pour Tertullien de dénoncer et de réfuter les hérésies.

Dans son troisième chapitre (« Le langage en question », p. 155-232), l’auteur étudie tout d’abord l’importance des mots pour dire la vérité chrétienne. Tertullien montre que Dieu est son propre « onomathothète » (p. 165) et que son nom ne peut être utilisé abusivement par les païens et les hérétiques : c’est un nomen proprium, une dénomination absolue qui ne définit que le Dieu des chrétiens. Il applique ensuite la même analyse d’ordre philologique aux différents noms du Christ (Emmanuel, Christ, Jésus ou Fils de l’homme), en particulier lors de débats contre Marcion pour démontrer qu’ils ne peuvent désigner que le Christ des chrétiens. Une démonstration similaire lui sert à justifier la nécessité pour les vierges de porter le voile, à partir d’une étude du terme mulier, qui qualifie, selon lui, toutes les femmes. De fait, il existe chez Tertullien un lien nécessaire et originel entre le nom et la chose (qu’il exprime par le terme proprietas), dans la lignée de la thèse naturaliste de l’origine du langage (représentée notamment par Cratyle) : il utilise cette idée contre Hermogène pour différencier la chair et l’âme, et contre Praxéas sur la nature de l’Incarnation. Cette théorie est cependant nuancée par endroits au profit de la notion d’héritage : toute forme nouvelle, malgré sa noua proprietas, garde une trace de son origine ; ainsi le Fils partage la divinité du Père qui l’a engendré. Pourtant, Tertullien n’ignore pas les limites de la transparence du langage : accusant les hérétiques et les païens de bavardage, il évoque une crise du langage qui fait perdre aux mots leur sens. Ce thème, bien connu des sources païennes, vient ici compléter celui de la distorsion entre les actes et les paroles, rendue inévitable dans le cas d’une mauvaise utilisation des termes. Il joue également un rôle déterminant pour combattre les hérésies dans la mesure où l’accès à la vérité dépend de la bonne interprétation du texte biblique. Pour cela, Tertullien forge un vocabulaire critique ( proprietas uocabulorum, fides uocabulorum/nominum) ; au cours du débat sur le terme resurrectio son analyse morphologique et sémantique prouve qu’il est question dans la Bible de la résurrection de la chair. La crise du langage atteint son paroxysme dans le mensonge, corruption de la vérité, qui est l’œuvre du diable. Tertullien opère une distinction fondamentale, reprise par Augustin : le mensonge n’est pas l’erreur, mais l’intention de tromper. Cette distinction lui sert de grille d’étude des comportements chrétiens pour distinguer l’ignorance de la mauvaise foi. Elle lui permet surtout d’assimiler mensonge et hérésies, « fruit du même processus psychologique et intellectuel, par lequel on se détourne délibérément d’une vérité qui s’impose » (p. 228) : lutter contre les hérésies relève d’une volonté de rectification et de réhabilitation de la vérité.

Enfin, dans le dernier chapitre (« L’ ars grammatica au service de la vérité », p. 233-301), Fr. Chapot étudie l’utilisation que fait Tertullien de l’étymologie dans le cadre de la rhétorique antique, en particulier contre le paganisme. La liste des Indigimenta (les divinités païennes fonctionnelles n’ayant qu’un périmètre d’exercice très limité) cités par Tertullien met l’accent sur leur existence strictement verbale, leur manque de consistance au yeux du Père de l’Église. Tertullien critique ensuite le recours à l’allégorie naturaliste dans l’interprétation des mythes, beaucoup utilisée par les stoïciens : analysant au moyen de l’étymologie, le cas de Saturne, il met en valeur la contradiction que suppose le fait de voir en Saturne un être vivant et le temps. Il fait aussi appel plus généralement aux catégories grammaticales pour dénoncer la manière dont les païens s’acharnent sur le « nom chrétien » sans s’informer sur la nature de son référent et en imputant à ce nom des crimes qui ne lui sont pas liés. Enfin l’auteur s’intéresse au rôle joué par Tertullien dans la mise en place d’une herméneutique biblique : pour ce dernier, toute l’Écriture doit être lue à la lumière de la règle de foi qui constitue la norme. Pour ce faire, il examine au plus près la langue en distinguant le sens des mots, en tirant au clair les problèmes de polysémie, en s’intéressant à des questions de traduction du grec au latin, de morphologie ou de syntaxe et en recourant parfois à l’analyse narratologique.

Dans cette brillante étude « qui va des idées aux mots, de la philosophie à la grammaire » (p. 13), Fr. Chapot donne toute la lumière à la uirtus ueritatis, cette force de la vérité, qui selon Tertullien doit être recherchée et pratiquée assidûment. À travers cette lecture philologique, on comprend la manière dont la pensée du Père de l’Église se construit et s’articule en fonction des controverses et des débats dans une quête de l’identité chrétienne. On y voit un auteur imprégné de culture hellénistique et romaine, formé à la rhétorique, au droit et à la philosophie, aussi à l’aise dans l’exégèse biblique que dans la connaissance des classiques païens. On louera le soin apporté à la relecture de l’ouvrage (nous n’avons trouvé que trois coquilles insignifiantes : p. 73 « étapes présentée » ; p. 122 « chrétienn » ; p. 145 n. 240, il manque un point après « Cult. II, 11, 2 ») et à la bibliographie, à laquelle on pourrait toutefois ajouter, à propos de Saturne, étant donné l’importance du culte dont il a été l’objet en Afrique du Nord, la monographie de M. Leglay, Saturne africain. Histoire, Paris, de Boccard, 1966. De même, le rapide aperçu historique (p. 265-268) sur la politique de Trajan et d’Hadrien face aux accusations portées contre les chrétiens aurait pu être enrichi d’une référence à des articles ou des ouvrages, d’autant plus que la littérature à ce sujet est foisonnante.1

Notes

1. Voir entre autres G.E.M. De Sainte-Croix, « Why were the early Christians persecuted ? », Past and Present, 26, 1963, p. 6-38 ; W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution in the Early Church. A Study of a Conflict from the Maccabees to Donatus, Oxford, Basil Blackwell, 1965, p. 319-323 ; T. D. Barnes, « Legislation against the Christians », Journal of Roman Studies, 58, 1968, p. 32-50 ou encore plus récemment A. Giovannini, « Tacite, l’ « incendium Neronis » et les chrétiens », Revue des études augustiniennes, 30 (1984), p. 3-23 et « L’interdit contre les chrétiens : raison d’État ou mesure de police ? », Cahiers du Centre Gustave-Glotz, 7 (1996), p. 103- 134 ; M.-Fr. Baslez, Les Persécutions dans l’Antiquité, Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2007.