BMCR 2011.10.56

A Most Dangerous Book: Tacitus’s Germania from the Roman Empire to the Third Reich

, A Most Dangerous Book: Tacitus's Germania from the Roman Empire to the Third Reich. New York/London: Company, 2011. 303. ISBN 9780393062656. $25.95.

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La réception de la Germanie de Tacite est au cœur de cet ouvrage : spécialement les lectures politiques ainsi que les récupérations idéologiques auxquelles l’opuscule a été soumis et qui ont fait de lui « un livre très dangereux ».

Le chapitre 1 (« The Roman Conquest of the Germanic Myth ») s’attache au moment de la rédaction de la Germanie, s’interrogeant sur ce que celle-ci pouvait signifier dans le contexte des années qui ont suivi la tyrannie de Domitien, à un moment où la Germanie était encore libre et où l’entreprise de Tacite pouvait apparaître comme un substitut littéraire à une conquête qui tardait à se concrétiser sur le terrain militaire.

Le chapitre 2 (« Survival and Rescue »), après avoir survolé rapidement l’époque médiévale – et une première réutilisation de la Germanie par Rodolphe de Fulda – détaille la redécouverte du manuscrit de Hersfeld, évoquant les figures de Poggio Bracciolini, d’Hénok d’Ascoli et de Silvio Piccolomini.

Durant les années qui suivent (chapitre 3 : « The Birth of the German Ancestors »), ceux qui s’intéressent à la Germanie citent souvent celle-ci au service d’intentions politiques, dans le cadre des relations avec le Saint- Empire : soit le texte de Tacite sert à discréditer l’idée d’une grandeur germanique, et c’est alors la sauvagerie et la bestialité des anciens Germains qui sont en avant ; soit l’on cherche un soutien militaire auprès de ces peuples et l’on trouve dans l’opuscule tacitéen matière à illustrer leur bravoure ancestrale. Silvio Piccolomini et Giannantonio Campano illustrent cette ambiguïté. L’époque voit aussi Annius de Viterbe, sur la foi d’écrits faussement attribués à Bérose, soutenir que les Germains, à travers le Tuisto cité par Tacite, descendraient de Noé : une supercherie, mais qui s’ancrera dans les esprits.

Au cours du XVIe siècle (chapitre 4 : « Formative Years »), avec Celtis, H. Bebel, Aventinus ou J. Wimpfleling, se développe l’idée d’une patrie germanique, reposant notamment sur l’assertion tacitéenne selon laquelle les Germani étaient autochtones. Leur piété est alors retenue comme un trait caractéristique et il s’agit pour ces humanistes allemands de réfuter l’accusation de barbarie que contiennent en particulier certains écrits de Piccolomini.

La Guerre de Trente Ans marque, dans la première moitié du XVIIe. siècle (chapitre 5 : « Heroes’ Songs »), les esprits et suscite la recherche d’une pureté germanique originelle, qui s’incarnerait tout particulièrement dans la langue allemande (M. Opitz, J.G. Schottelius). Parallèlement, les reproductions qui illustrent des ouvrages comme la Germania antiqua de P. Clüver permettent de visualiser les anciens Germains et imprègnent l’inconscient collectif. La Germanie de Tacite reçoit alors une consistance par le biais de l’image.

Le XVIIIe siècle (chapitre 6 : « The Volk of Free-Spirited Northerners ») met en exergue l’indépendance politique et la valeur guerrière des Germains – qui n’ont jamais été conquis. La diffusion des écrits de Montesquieu répand l’idée qu’il existe un « esprit national » déterminé entre autres par le climat et par le milieu géographique. Dans cette perspective, les Germani sont, sur la base de la mythologie, rattachés à un contexte nordique, et l’on s’intéresse non seulement à leur religion, mais à leur constitution, leur organisation politique ou leurs lois. Sur ces plans, la Germanie passe pour faire écho à un âge d’or.

Des guerres napoléoniennes à la proclamation du Premier Reich, le XIXe s. (chapitre 7 : « White Blood ») voit la notion de pureté germanique se teindre d’une connotation raciale, sous l’influence de théories anthropologiques et (para)scientifiques qui supposent la supériorité de la race caucasienne. Le cercle des lecteurs de Tacite dépasse les seuls milieux érudits et intellectuels, une popularisation que relaient les arts, comme la peinture ou la musique. Dans ce cadre, un rôle est joué par R. Wagner et par son cercle, lequel favorise la publication de l’essai sur l’inégalité des races de A. de Gobineau. Celui-ci sera lui-même repris, toujours à Bayreuth, par H.St. Chamberlain, époux de la plus jeune fille du compositeur, qui nuance de Gobineau sur deux points. Il introduit dans sa théorie une dimension antisémite et estime que le processus de déclin de la race nordique peut être enrayé, que celle-ci peut retrouver sa pureté.

C’est sur ce terreau que bâtira le National-Socialisme (chapitre 8 : « A Bible for National Socialists »), avec ses théoriciens (H.K. Günther) et ses maîtres d’œuvre (R.W. Darré), sous l’impulsion d’un Himmler profondément marqué par la Germanie qu’il avait lue lors d’un voyage en train. Si Hitler lui-même a paru réservé quant à l’exaltation des anciens Germains, il a su user de cette fibre. La pureté de la race devient doctrine officielle et la Germanie paraît offrir de celle-ci la meilleure illustration. On y puise même matière à justifier l’eugénisme prôné par les propagandistes du régime.

L’ouvrage de C. Krebs a à cœur de faire revivre un processus, selon un développement chronologique. Chaque période se construit sur la précédente ; il s’ensuit un « effet boule de neige » puisque l’exploitation idéologique de la Germanie s’enrichit sans cesse de nouvelles lectures, qui la détachent toujours davantage de l’original, jusqu’à l’avalanche finale que constitue son instrumentalisation dans le cadre du National-Socialisme. La focalisation sur ce processus entraîne de la part de C. Krebs divers choix et sélections. L’un est reconnu par l’auteur lui-même dans son « Épilogue » (« Another Reading, Another Book »), à savoir qu’est pratiquement absente « la Germanie non idéologique », celle des philologues, des archéologues et des historiens qui, à la suite de Beatus Rhenanus, se sont efforcés d’expliquer le texte pour lui-même, sans chercher à l’actualiser.

D’autres choix pourraient être signalés. Pour ne parler que de la littérature latine, il est à regretter que ne soient pas au moins cités les Getica de Jordanès, résumé d’un ouvrage plus long de Cassiodore consacré à l’histoire des Goths ; eux aussi ont été mis au service d’une certaine idée de la « germanité », comme le montrent le commentaire archéologique auquel la soumit G. Kossinna ou l’édition qu’en fit Th. Mommsen. De même, si la création, en amont, du concept de Germains par César est évoquée, peut-être aurait-il été intéressant, dans la perspective qui est celle de C. Krebs, de signaler le débat sur l’éventuelle interpolation des chapitres césariens sur les mœurs des Germains.

Cette approche sélective, enfin, existe pour ce qui concerne la Germanie elle-même, dont tous les chapitres ne reçoivent pas la même attention. Si l’affirmation du caractère autochtone des Germains et la description de leur apparence physique constituent de véritables Leitmotive, si les lignes sur Tuisto, sur les lois, sur le goût pour la boisson ou sur l’organisation politique reviennent fréquemment, d’autres passages connus, et débattus, telle la célèbre formule urgentibus imperii fatis ( G., 33, 3), restent à la marge du débat. On regrettera également qu’il soit trop insisté sur les dimensions moralisatrices et poétiques de l’opuscule ; son articulation avec le jugement de Tacite sur le Principat en tant que régime (et non uniquement sur le principat de Domitien) n’apparaît pas assez nettement.

Le livre n’en témoigne pas moins d’une grande érudition et convainc de manière incontestable de l’actualité toujours renouvelée de l’Antiquité. À cet égard, son ton, lui aussi, mérite d’être relevé. Ainsi, la première phrase de l’ « Introduction » (« The Portentous Past ») : « With the speed of those who know that their days are numbered, the SS detachment charge up the pebble-and-sand-covered driveway ». Volonté de visualiser se mêle à une interpolation quelque peu gratuite sur l’état d’esprit des soldats SS. Le but est avant tout de mettre en scène et de créer une atmosphère, voire de surprendre. Tant et si bien qu’en définitive, l’ouvrage se rapproche de l’esprit et des manières du documentaire, et il m’est arrivé, en le lisant, de songer, pour prendre un exemple, à la série The Barbarians (2006) de Terry Jones : même souci du découpage et du rythme, même volonté d’accrocher l’attention, même soin porté aux personnages et aux décors, même recherche de l’anecdote qui fait mouche, même propension à dresser des ponts entre l’Antiquité et notre époque…

Un tel rapprochement est dans mon esprit loin d’être péjoratif et, considérée dans cette perspective, la présente étude est une incontestable réussite : parvenant à passionner son lecteur, pouvant être lue pratiquement d’une traite, elle occupe, entre monographie pour spécialistes et manuel scolaire, le créneau – somme toute peu fréquenté – d’une vulgarisation haut de gamme, dont pourraient s’inspirer de futurs travaux destinés à faire connaître l’Antiquité.

Quatorze illustrations, un index. Pas de liste bibliographique, mais les notes (rassemblées en fin de volume) renvoient à l’essentiel des ouvrages cités et de la littérature scientifique (encore que je n’y ai pas vu L. Canfora, La Germania di Tacito da Engels al nazismo, Naples, 1979).