La nouvelle traduction par A. Dalby des Géoponiques permettra à de nombreux lecteurs de prendre connaissance de ces « Morceaux choisis d’agriculture », qui constituent pratiquement le seul manuel byzantin relatif à ce sujet qui soit conservé.
La seule édition dont on puisse se servir est celle d’Heinrich Beckh, Geoponica sive Cassiani Bassi scolastici de re rustica eclogae, collection Teubner, Leipzig, 1895. Cette édition a été souvent critiquée, mais elle reste parfaitement utilisable. La syntaxe du texte grec est facile, mais le vocabulaire des realia est très riche, en particulier pour la désignation des plantes, d’où l’utilité pour le lecteur de traductions en langues modernes.
Dans l’introduction, l’auteur examine rapidement l’histoire du texte, considéré comme une compilation faite au Xe siècle de textes grecs aujourd’hui perdus, et dédiée à Constantin VII Porphyrogénète, dans une préface à vrai dire conservée dans un seul manuscrit, de Florence. Parmi les parallèles principaux, l’auteur repère (p. 13) à juste titre les latins Columelle (Ier siècle) et Palladius (Ve siècle, cf. Ch. Guignard, “Sources”, infra, p. 247 et n. 15, plutôt que IVe, comme l’écrit A. Dalby, p. 13), qui ne sont pourtant nulle part cités comme sources dans les Géoponiques. Si l’auteur ne mentionne pas l’article à mon avis décisif de Christophe Guignard, “Sources et constitution des Géoponiques à la lumière des versions orientales d’Anatolius de Béryte et de Cassianus Bassus”, dans Die Kestoi des Julius Africanus und ihre Überlieferung, éd. M. Wallraff et L. Mecella, Berlin- New York, 2009, p. 243-344, c’est sans doute parce que ce recueil n’est paru qu’en 2009.
A juste titre, l’attribution, dans le texte grec, des chapitres à divers auteurs semble à A. Dalby d’une validité douteuse (p. 12), sauf pour le premier paragraphe de chaque chapitre, la suite ayant été ajoutée par divers compilateurs (p. 11). Pour sa part, Ch. Guignard (“Sources”, p. 289) considère que ces attributions sont l’œuvre d’un éditeur pré- constantinien, qui a arbitrairement attribué un chapitre à un auteur, en fonction du type de contenu du chapitre. Ch. Guignard estime que douze des vingt livres sont l’œuvre de Cassianus Bassus (Ve ou VIe siècle ; cf. “Sources”, ., p. 256), lui-même dépendant d’Anatolius de Beyrouth (IVe siècle), et que le recueil a été complété par la suite, jusqu’à la nouvelle édition dédiée à Constantin VII. Au terme d’une étude aussi longue que précise, Ch. Guignard propose, p. 344, un schéma qui résume ce qui constitue, selon lui, l’histoire, complexe, de ce texte. Ses analyses et ses conclusions semblent convaincantes.
Dans l’introduction d’A. Dalby, suivent de brèves remarques sur les croyances exprimées dans le texte (p. 14-15): si certaines observations agricoles restent valides, d’autres, fondées sur les notions de sympathie et d’antipathie, sont dites physikoi, que l’auteur traduit par « natural », c’est-à-dire magiques ou superstitieuses. Puis viennent une note sur les divers calendriers utilisés (p. 15-16) et de brèves indications sur les unités de mesure (p. 16), sans bibliographie ; l’auteur, qui utilise des équivalences entre le grec et le vocabulaire anglo-saxon et n’utilise pas le système métrique, ne renvoie pas à F. Hultsch, Griechische und römische Metrologie, Berlin, 1882, ni à la Byzantinische Metrologie d’Erich Schilbach, Munich, 1970; dans sa traduction, il remplace une précision du texte, une palaiste (7,8 cm) de laine par « some wool » (p. 71). L’auteur indique ensuite (p. 17-18) les principes qui l’ont guidé dans sa traduction et les difficultés qu’il a rencontrées. Suivent (p. 19-35) la liste des livres et des chapitres qu’ils contiennent (p. 19-35 ; dans l’édition Beckh et dans plusieurs manuscrits la liste des chapitres est en tête de chaque livre) ; A. Dalby omet systématiquement, sans en donner je crois la raison (cf. p. 11), le résumé de chaque chapitre, qui, dans le texte grec, suit le numéro du livre et précède la table des chapitres (d’après Ch. Guignard, “Sources”, p. 326, ces résumés pourraient remonter, pour la plupart, à Cassianus Bassus). A. Dalby donne ensuite une liste des sources citées dans les Géoponiques (p. 36-49), sans cependant distinguer (cf. p. 36) entre les indications fournies dans le titre des chapitres, qui on l’a vu sont suspectes, et celles données dans le corps du texte, qui semblent plus fiables. Cette liste, dans laquelle l’auteur donne la référence de chaque endroit où un auteur ancien est cité et exprime son opinion sur la validité de la référence, est utile. Elle permet de distinguer entre les auteurs réels dont l’œuvre est conservée et a été effectivement utilisée dans les Géoponiques (par exemple Aratos, IIIe siècle ; cf . p. 37-38), ceux, réels également, qui ont peut-être été utilisés (par exemple Sextus Julius Africanus, IIIe siècle, cf. p. 36-37 ; sur cette question, voir R. H. Rodgers, Julius Africanus in the Constantinian Geoponica, dans Die Kestoi, ouvrage mentionné plus haut, p.197-210). Le texte grec mentionne aussi des auteurs inconnus (par exemple Apsyrtos ; cf. p. 37) et des figures légendaires (par exemple Amphiaraos, ibidem). Cassianus Bassus est considéré à juste titre par A. Dalby comme l’ancêtre direct des Géoponiques (p. 38), de même qu’Anatolius de Beyrouth (IVe siècle, cf. p. 48), qui est, selon Ch. Guignard, la source principale de Cassianus Bassus (“Sources”, p. 298). Ce qui est attribué à Démocrite semble, d’après A. Dalby (p. 38-39), provenir d’un auteur égyptien d’époque hellénistique, Bolos de Mendés (p. 38). Didyme est un auteur grec dont rien n’est conservé (sur Didyme, voir Ch. Guignard, “Sources”, p. 331, p. 339 et n. 404). Diophane (Ier siècle) a résumé en six livres la traduction du manuel punique de Magon. Florentinus (IIIe siècle) est un auteur latin qui serait une source favorite des Géoponiques ou de ses prédécesseurs (p. 41). Ce ne sont là que des exemples. Cette étude sur les sources, combinée avec celle, fondamentale, de Ch. Guignard, lequel utilise des traductions médiévales en langues orientales pour établir la tradition du texte, offre le meilleur de ce qu’on peut dire actuellement sur les sources et l’histoire des Géoponiques. En résumé, il semble que Cassianus Bassus, qui a utilisé des textes grecs aujourd’hui disparus, parmi lesquelles Anatolius de Beyrouth, soit l’auteur principal de l’œuvre, qui a été complétée jusqu’à l’édition dédiée à Constantin VII. Le succès de cette édition, attesté par le nombre des manuscrits conservés (plus de 50) et par des traductions en diverses langues, explique peut-être la disparition des œuvres grecques antérieures. Au IXe siècle, Photius avait encore accès au traité d’Anatolius de Beyrouth (cf. Bibliothèque, n° 163). En revanche, des œuvres en latin relatives au même sujet, surtout Columelle et Palladius, sont conservées et offrent de nombreux parallèles avec le recueil grec. Palladius ne cite précisément aucune source grecque mais mentionne à plusieurs reprises « les Grecs » comme les auteurs des observations qu’il fait ou des conseils qu’il donne. Quoi qu’il en soit, les Géoponiques du Xe siècle doivent être comprises comme un élément du savoir encyclopédique que les Byzantins ont voulu rassembler à cette époque, comme P. Lemerle l’a souligné dans Le premier humanisme byzantin (p. 288-292).
Dans la traduction anglaise de ce long texte (p. 55-349), l’auteur a abandonné la division en phrases ou sous paragraphes que l’éditeur Beckh a introduite à plus ou moins juste titre à l’intérieur de chaque chapitre, mais qui facilite la consultation. Pour sa part, A. Dalby ne renvoie dans les notes en bas de page qu’aux livres et aux chapitres du recueil. Il donne dans ces notes des indications sur les pratiques de traduction qu’il a suivies. Par exemple, il substitue aux dates données dans le calendrier julien les dates actuelles (cf. p. 55, n. 2) et propose à maintes reprises des identifications scientifiques pour les noms d’animaux et de plantes du texte grec ; il note aussi à ce sujet les termes qui désignent des plantes non identifiées (par exemple p. 70, n. 3). L’auteur donne dans certaines notes des parallèles que l’on trouve dans les textes grecs et latins. Il aurait pu renvoyer aussi, comme parallèle, à propos des ensemencements et du calendrier lunaire ( Geoponika, II, 14, p. 82), à Palladius, Traité d’agriculture, tome I, éd. R. Martin, Paris, 2003, I, VI, 12 et n. 49 p. 105) et, à propos de la mauvaise conservation des semences ( Geoponika, II, 16, p. 83) au même Palladius (I, VI, 12 et n. 47, p. 104-105) ; l’éditeur du premier tome du Traité d’agriculture de Palladius, Paris, 2003, R. Martin, considérait (p. XXXII) à juste titre que les auteurs grecs utilisés dans les Géoponiques étaient une des sources de Palladius ; Ch. Giraud, auteur du second volume du Traité d’agriculture de Palladius, Paris, 2010, souligne pour sa part, p. XI, que la source principale de Palladius est Columelle ; mais Palladius dépend aussi, de même que les Géoponiques, d’Anatolius de Beyrouth, comme l’a montré Ch. Guignard (“Sources”, p. 309-316). De même, dans Geoponika, II, 21, p. 86, le traducteur anglais aurait pu renvoyer à Palladius, éd. Martin, I, VI, 18 et n. 68, p. 111-112, auteur qu’il ne cite je crois jamais. Il aurait pu aussi, par exemple, pour le chapitre II, 22, renvoyer comme parallèle sur la préparation du fumier au même Palladius, I, XXXIII et p. 152, n. 6. Tous ces parallèles semblent renvoyer à Anatolius, mais il paraît en général plus sage, dans cette étape de la recherche, de repérer des parallèles grecs ou latins que de trancher toujours la question des sources, dont Ch. Guignard reconnaît (“Sources”, loc .cit., p. 329) que les solutions qu’il avance ne sont pas toutes définitives. A. Dalby fournit aussi des remarques sur le nombre et la désignation des vents dans les Géoponiques, comparées aux traductions latines de ce texte et à Aristote (notes aux p. 63 et 64), renvoie à Plutarque et à Pline pour des croyances magiques pour éviter la grêle (p. 67, n.1). Il note à bon escient, en italiques, les phrases qu’il ne comprend pas (par exemple p. 68, n. 2) et indique avec soin les répétitions ou les passages semblables dans les Géoponiques (par exemple p. 69, n. 2).
J’entreprends moi-même, en collaboration avec J.-P. Grélois, une traduction en français des Géoponiques. J’ai reçu l’ouvrage d’A. Dalby pendant que je traduisais le livre X, et j’ai systématiquement comparé, pour ce livre, sa traduction à la mienne. Dans le livre VII, dans le titre du chapitre 37 (p. 174), il omet de mentionner Florentinus comme l’auteur présumé du passage (cf. éd. Beckh, p. 214). Dans le livre X, chapitre 39, A. Dalby omet la mention de l’air chaud (p. 235 ; cf. éd. Beckh, p. 291, l. 19). Dans le chapitre 86, p. 232, il traduit l’expression ek diastèmatos (éd. Beckh, p. 321, l. 10 et 12) dans un sens temporel (« a period »), mais le sens spatial, à distance, me semble convenir aussi et est peut-être préférable. Ce ne sont là que des exemples, mais partout les différences avec notre traduction sont minimes et peu nombreuses, et cette traduction anglaise, fidèle au texte grec et savante dans ses notes, me semble très bonne.
La traduction est suivie d’une bibliographie (p. 351-352), qui mentionne des travaux importants pour le sujet. A. Dalby n’a malheureusement pas eu connaissance de trois articles publiés en 2009 dans le recueil cité plus haut sur les Cestes de Julius Africanus, celui, déjà mentionné, de R. H. Rodgers, et deux de Ch. Guignard, celui déjà mentionné et “Une source peut cacher une autre : Africanus et les recettes des Géoponiques relatives à l’huile d’olive” (p. 211-242).
L’ouvrage se termine par un index (p. 353-368) des noms propres, des sujets abordés et des termes grecs qui ne sont pas traduits dans le texte anglais.
L’histoire du texte des Géoponiques a été éclairée par Ch. Guignard et c’est à elle qu’on doit désormais se rapporter. Mais l’histoire du texte n’était pas le propos d’A. Dalby. Sa « modern translation » rendra service au lecteur des Géoponiques et à tous ceux qui s’intéressent à l’agriculture byzantine.