La relation ambiguë entre les chrétiens des premiers siècles et le métier des armes n’a jamais manqué de faire couler beaucoup d’encre. Longtemps, l’historiographie avait forgé l’idée largement répandue que les premiers chrétiens rejetaient de manière catégorique le service armé, car il impliquait de tuer son prochain, acte expressément interdit par le Christ et la tradition biblique. Cette idée était abondamment appuyée par la littérature chrétienne des premiers siècles qui s’accordait généralement sur le principe que l’essentiel du message évangélique résidait dans le fait que la foi chrétienne se basait sur la diffusion de la paix et de l’amour pour l’ensemble de l’humanité. Partant de ce constat, comme l’explique l’auteur, certains ont dénoncé la guerre et la violence comme incompatibles avec la foi chrétienne, invoquant la phrase de Mathieu, 26, 52: « Celui qui a vécu par le glaive mourra par le glaive. » comme injonction absolue contre toute forme de combat armé (p. 11). Or, cette phrase, comme d’autres, ne constituent en rien un indicateur de l’ attitude des chrétiens eux-mêmes.
Une des idées principales que l’auteur défend dans ce livre est que l’armée fut l’outil indispensable qui permit la christianisation de la société romaine. Il y explique comment cette institution fut transformée de force qui faisait la guerre contre la religion en un instrument de la guerre pour la religion. L’impulsion et le rôle que l’on attribue souvent facilement à la seule politique et volonté impériales du IVe siècle sont nuancés par l’Auteur. J. Shean insiste avec raison sur le fait que, depuis que les empereurs dépendent de la loyauté de l’armée pour leur survie, n’importe quel changement opéré au niveau de la politique religieuse doit implicitement se faire avec l’assentiment des troupes. La reconnaissance du christianisme par Constantin découle de la même logique. Sur base d’une série de preuves archéologiques, d’inscriptions funéraires ou de sources littéraires, l’auteur montre que la présence chrétienne avait atteint un seuil critique au sein même de l’armée romaine à la fin du IIIe siècle ; l’empereur ne pouvait rester sourd à cette réalité. Ce n’est qu’ensuite que la politique militaire impériale consolida la présence chrétienne dans l’armée par la diffusion de symboles religieux ou par le recrutement prioritaire de frères de foi et, à partir de l’armée, c’est l’ensemble de la population qui adhéra petit à petit, au fil des décennies, à la doctrine chrétienne.
Le premier chapitre de l’ouvrage contient une introduction et un résumé des principaux arguments de l’auteur tels qu’ils sont énoncés ci-dessus.
Dans le deuxième chapitre, les différentes pratiques religieuses au sein de l’armée romaine sont évoquées, comme le culte de Mithra, de Sol Invictus, ou d’autres dieux romains traditionnels. L’auteur met judicieusement en évidence les particularités rituelles propres à cette institution, comme le culte des étendards. Même si le christianisme est davantage une religion de foi qu’une religion de rites, contrairement au paganisme auquel il succéda, il dut tenir compte d’une série de réalités qui, comme le culte des enseignes, étaient profondément ancrées dans les structures de l’institution militaire. Cet aspect est très important et bien mis en évidence par l’auteur, en guise de rappel.
Les principales sources littéraires chrétiennes exprimant une opinion au sujet de la guerre et du service militaire sont présentées et commentées dans le troisième chapitre. L’auteur conclut qu’il n’existe pas une opinion doctrinale au sein de l’Église qui définisse l’attitude à adopter vis-à-vis du service militaire et qu’en aucun cas, il n’y a d’interdiction en la matière. Cette remarque dérive naturellement du fait qu’un certain nombre d’auteurs ne s’expriment pas au nom de l’Église, mais livrent un témoignage personnel, au sein de l’Église.
Le quatrième chapitre dresse le portrait type des personnes ayant été le plus rapidement attirées par le message chrétien, en différenciant nettement les masses marginalisées de la société romaine des élites soutenant et dirigeant ces communautés. Ici, c’est le Nouveau Testament lui-même qui est utilisé comme source privilégiée pour tenter de définir le rôle de ces élites, mais également pour étudier les contacts et interactions qu’eurent les militaires avec les premiers chrétiens, et dans quelles circonstances ces échanges purent parfois déboucher sur des conversions.
Le cinquième chapitre passe en revue les différents types de sources, tant païennes que chrétiennes, attestant la présence des chrétiens dans l’armée romaine. Il permet d’appréhender les martyrs militaires comme une section bien particulière de la martyrologie chrétienne.
Dans le sixième chapitre intitulé « Le treizième apôtre », l’auteur nous présente les positionnements des premiers chrétiens par rapport au gouvernement central romain, jusqu’au IVe siècle. Paul fut probablement le premier auteur à mettre en évidence les liens entre communautés chrétiennes des débuts et leur environnement païen ou juif. Il Le chapitre montre bien qu’à de très rares exceptions locales près, les chrétiens n’étaient absolument pas stigmatisés par l’autorité jusqu’au milieu du IIIe siècle.
Dans le prolongement du chapitre précédent, le septième chapitre envisage les relations entre Église et État durant le IVe siècle. La christianisation accrue et accélérée de la société romaine touche alors particulièrement l’armée, jusque dans ses plus hautes sphères. De même, les empereurs s’impliquent de plus en plus personnellement dans des discussions d’ordre théologique, notamment dans l’optique de définir plus précisément ce qui appartient à l’orthodoxie et ce qui relève de l’hérésie. Dans ce contexte, l’armée joue un rôle déterminant en fonction de la politique religieuse prônée par l’empereur.
On a souvent tendance à présenter l’armée comme l’institution par excellence qui a favorisé la « romanisation » des régions conquises. Le huitième chapitre évoque la « barbarisation » de l’armée. Il montre comment la politique de recrutement d’un grand nombre de barbares, associée à l’obligation de se convertir au christianisme dès l’ entrée dans la troupe, ont accéléré sensiblement la christianisation de l’armée. Ce chapitre est peut-être le plus délicat à commenter. Les termes de romanisation et de barbarisation sont très discutés actuellement, et l’auteur ne tient pas toujours compte des dernières publications, notamment non anglophones, en la matière. Selon nous, l’incorporation massive de soldats originaires d’horizons les plus divers participe du processus de romanisation; parler de barbarisation de l’armée suggère que l’on passe à un stade faisant suite à la romanisation moribonde. 1
Enfin, le neuvième et dernier chapitre présente, en guise de conclusion, les conséquences de la conversion de l’Empire au christianisme: le rôle des évêques dans la politique menée par l’empereur, le rôle de l’armée dans l’éradication des poches païennes et le renforcement de l’orthodoxie chrétienne… L’armée est présentée comme le bras armé des décrets impériaux sans lequel aucune campagne de christianisation visant à abolir les lieux de cultes païens n’aurait été possible.
L’ouvrage comporte encore une table des magistri militum à partir de Constant, indiquant à chaque fois leur « nationalité » romaine ou barbare, ainsi que leur religion, chrétienne ou païenne. La liste concerne à la fois l’Empire d’Orient et celui d’Occident. S’ensuit une riche bibliographie de plus de vingt pages et un index général de près de quinze pages.
Le travail accompli est à saluer pour l’originalité de son approche et de ses résultats. Il n’est pas simple d’étudier un phénomène situé chronologiquement à la charnière entre le Haut-Empire et l’Antiquité tardive, dispersé thématiquement entre l’étude de l’armée romaine, de la religion romaine et de la théologie chrétienne, et touchant des certitudes que l’on croyait avoir sur les relations entre les chrétiens et l’armée romaine.
On regrettera le prix très élevé de l’ouvrage. La réalisation matérielle ne peut expliquer, à elle seule, un tel tarif. Certes, l’ouvrage présente une belle et robuste couverture, mais les seules illustrations du livre (hormis celle de la page de couverture) se trouvent en page 271, et il s’agit de deux dessins en noir et blanc.
Table des matières
List of Illustrations, ix
Preface, xi
Acknowledgements, xiii
Abbreviations, xv
Chapter One – Introduction: The Warrior’s Path to God, 1
Chapter Two – Roman Army Religion, 31
Chapter Three – Christian Attitudes towards the Roman State, War, and Military Service, 71
Chapter Four – Sociology of Early Christianity, 105
Chapter Five – Evidence for the Presence of Christians in the Roman Army, 177
Chapter Six – The Thirteenth Apostle, 217
Chapter Seven – Church and State in the Fourth Century, 279
Chapter Eight – The Impact of “Barbarization” on the Roman Army, 327
Chapter Nine – Consequences of Conversion, 369
Table 1, 409
Bibliography, 415
Index, 439
Notes
1. Aux IVe-Ve siècles, la christianisation renforça la latinisation de l’Occident, mais aussi le sentiment d’être romain en Orient. L’uniformité n’existait pas, à cause de l’immense diversité du monde romain, mais les différences n’étaient pas nécessairement ressenties comme fondatrices d’identités. Hervé INGLEBERT, Histoire de la civilisation romaine, Paris, 2005 (Nouvelle Clio), et plus spécialement les chapitres VIII et IX intitulés Les processus de romanisation et Les participations à la romanité.