Cette nouvelle traduction du De Beneficiis constitue le troisième ouvrage d’une série plus importante éditée par Elizabeth Asmis, Shadi Bartsch et Martha C. Nussbaum. Ce projet de grande ampleur vise à publier de nouvelles traductions de l’ensemble de l’oeuvre du philosophe de Cordoue. Avant la parution de cet opus, il convient de rappeler que la dernière traduction complète du dit traité en langue anglaise remontait à l’ouvrage de John W. Basore (1935). Il est vrai que plusieurs traductions dans d’autres langues ont été publiées entretemps, cependant elles étaient tantôt partielles, tantôt des copies presque conformes de leurs prédécesseurs. L’ouvrage de Miriam Griffin et de Brad Inwood vient donc souffler un vent de fraîcheur sur ce texte essentiel et trop longtemps négligé de Sénèque. Relevons que cette traduction du traité est la première de la série à faire l’objet d’un travail réalisé en duo. Les traducteurs avaient déjà démontré leurs connaissances approfondies du texte et de son auteur à travers diverses publications.1
Le livre s’ouvre sur une préface ( Seneca and his world, pp. vii-xxvi), commune à l’ensemble des ouvrages de la série et signée par les éditeurs. Celle-ci propose une courte biographie de Sénèque, avec une insistance particulière sur sa relation avec l’empereur Néron.
Dans l’ensemble, cette introduction est classique et ne rompt pas avec les exposés traditionnels introductifs à l’oeuvre sénéquienne.2 Suit une introduction au stoïcisme qui retrace brièvement son histoire, son système de pensée (l’exposé se centre davantage sur l’éthique que sur la physique, la logique est à peine évoquée) et son influence pour la pensée de l’époque et postérieure. L’attention se porte ensuite sur le stoïcisme de Sénèque lui- même. À juste titre, nous semble-t-il, l’accent est mis avant tout sur la dimension éthique de son oeuvre. Une dernière partie, non négligeable, s’intéresse aux tragédies et à leur survie, notamment dans le théâtre anglais. Une bibliographie très succincte clôt cette première introduction. Celle-ci est presque exclusivement orientée vers la littérature produite en anglais et réserve une place disproportionnée aux études consacrées aux tragédies.
Une introduction, de la main des traducteurs, se concentre sur le De Beneficiis (pp. 1-14). Celle-ci résume quelques-unes des questions essentielles abordées par Sénèque dans les sept livres qui constituent son plus long traité philosophique. Griffin et Inwood relèvent très justement l’une des tensions à l’oeuvre tout au long de l’ouvrage, à savoir cette volonté stoïcienne de prétendre à l’universel, voire à l’intemporel, qui s’oppose à l’ancrage proprement romain du traité (pp. 2-3).
Le contenu des livres est ensuite résumé à travers les problématiques centrales à chacun. Le lecteur se rend dès lors compte de la complexité, de la profondeur et de la diversité des thèmes envisagés. Les paragraphes consacrés au quatrième livre insistent sur le rôle de charnière joué par celui-ci, entre trois livres de préceptes et avant trois autres de casuistique. Une insistance particulière est mise également sur la centralité de ce dernier au niveau philosophique. La séparation traditionnelle entre les quatre premiers livres et les trois derniers est évoquée (p. 3) mais nous semble être dépassée par les traducteurs au profit d’une vision plus intégrée de la structure d’ensemble de l’oeuvre (notamment des livres cinq à sept) (pp. 10-11). Cette introduction propose comme fil rouge du traité les notions d’intention et de sentiments dans les actes réalisés par les protagonistes. Ce sont les efforts qui importent, le résultat est secondaire.
L’essentiel du volume est consacré à la traduction des sept livres du De Beneficiis. L’édition scientifique de référence est celle d’Hosius.3 Au niveau de la traduction proprement dite, l’exercice toujours périlleux de la version qui consiste à assurer l’équilibre fragile entre la fidélité au texte original et l’observation des règles propres à la langue cible nous semble réussi. Nous avons retrouvé tant le vocabulaire que le style propres à l’auteur du De Beneficiis. Cela fut facilité notamment par le recours à des arrangements formels. Ainsi, d’un point de vue typographique, nous avons apprécié l’emploi judicieux et modéré des italiques pour mettre en exergue les termes latins qui revêtent un relief particulier dans le texte de Sénèque. Par ailleurs, le recours opportun à des marqueurs de niveaux lors des énumérations4 permet de rendre la lecture plus claire et plus agréable. Les traducteurs ont opéré le choix respectueux de présenter la traduction en ne donnant aucun titre personnel à un ou plusieurs chapitres du texte de Sénèque. Les citations d’autres auteurs par Sénèque sont intelligemment mises en retrait. D’un point de vue formel, un double système d’appels de note parcourt la traduction. D’une part, des chiffres arabes renvoient aux notes portant sur les realia. Celles-ci fournissent au lecteur profane des informations utiles et en nombre suffisant mais non excessif. Elles ont trait notamment aux réalités évoquées, aux personnes mentionnées et fournissent également à l’occasion de courts excursus philosophiques. Les références des citations permettent de rendre compte de façon utile et exhaustive de la toile d’intertextualité dans laquelle le propos de Sénèque est pris. D’autre part, des chiffres romains poursuivent en note les discussions relatives à l’établissement du texte. Celles-ci servent avant tout à mentionner les endroits où les traducteurs s’écartent de façon significative de l’édition d’Hosius. Elles sont relativement réduites mais cela s’explique aisément par l’objectif de l’ouvrage qui vise à proposer une nouvelle traduction du texte et non à procéder à une nouvelle édition scientifique. Ces notes d’ecdotique se limitent donc aux problèmes essentiels et les plus discutés, en plus de l’adoption plus secondaire de quelques leçons par les traducteurs.
La bibliographie, l’une des dernières sections de l’ouvrage, est fort brève et les choix opérés ne nous semblent pas toujours pertinents. En effet, elle fait mention d’ouvrages qui ne nous semblent pas essentiels pour l’étude du traité 5 alors que manquent plusieurs articles, qui constituent des références à nos yeux.6 Ce traité de Sénèque a pourtant généré une littérature abondante qui se décline dans la langue de Shakespeare, de Dante et de Voltaire. Celle-ci ne cesse d’ailleurs de s’enrichir.7 Une bibliographie plus sélective dans les titres (davantage orientée stricto sensu sur le DB), plus étoffée et plus ordonnée aurait été appréciée. Enfin, nous regrettons que des ouvrages essentiels à l’établissement du texte et mentionnés, parfois à plusieurs reprises (Basore, Préchac, Gertz, Madvig), n’aient pas été repris dans la section bibliographique. Un index des noms, partiellement analytique, clôt l’ouvrage.
En guise de conclusion, nous tenons à souligner l’intérêt de cet ouvrage qui satisfera sans doute pleinement un lecteur non spécialiste. Tant les introductions et la traduction que les notes pourront répondre à ses besoins. Le lecteur intéressé veillera à compléter la bibliographie. Cette traduction répond par ailleurs à la nécessité d’une traduction anglaise actualisée de ce traité important de Sénèque. Rappelons qu’un commentaire général du traité est toujours attendu. Ce livre sonne comme un rappel. Nous nous proposons d’y répondre dans le cadre de nos recherches doctorales.
Corrigenda : la première partie de la note 6, p. 192 (adoption d’une emendatio d’Érasme) aurait sans doute davantage sa place dans la section consacrée aux notes textuelles ; note 8, p. 199, il convient de lire « cf. n. 15 » (et non 105) ; note 15, p. 200, il faut lire « cf. n. 8 » (et non 98).
Notes
1. Griffin (M.) Seneca. A philosopher in politics. Oxford, 1976 ; Ead., De beneficiis and Roman society in JRS 93 (2003), pp. 92-113 ; Ead., Seneca as a Sociologist : De Beneficiis in Seneca uomo politico e l’età di Claudio e di Nerone. Atti del Convegno internazionale Capri 25-27 marzo 1999, a cura di De Vivo (A.), Lo Cascio (E.). Bari, 2003, pp. 89-122; Inwood (Brad), Reading Seneca. Stoic philosophy at Rome. Oxford, 2005. Reprend notamment : Politics and paradox in Seneca’s De beneficiis, in Laks, (A.), Schofield (M.), eds., Justice and Generosity. Studies in Hellenistic Social and Political Philosophy – Proceedings of the Sixth Symposium Hellenisticum, Princeton, 1995, pp. 241-265.
2. Ce point avait déjà été relevé par Jennifer E. Thomas dans son compte-rendu portant sur le second volume de la série, cf. BMCR 2011.03.71.
3. L. Annaei Senecae De Beneficiis Libri VII. De Clementia Libri II, iterum edidit Hosius (C.). Leipzig : Teubner, 1914.
4. Du type : (a), (b)…
5. E.g. Zanker (P.), The Mask of Socrates. Berkeley and Los Angeles, 1995 ; Eden (P.T.), Seneca: Apocolocyntosis. Cambridge, 1984.
6. Nous pensons notamment à l’importante production italienne sur le sujet. Mentionnons d’une part une monographie dont les deux cents premières pages sont entièrement consacrées au De Beneficiis (Mantello (A.), op. cit.) et d’autre part un ouvrage collectif qui reprend plusieurs articles sur ce traité (Clementia Caesaris. Modelli etici, parenesi e retorica dell’esilio, a cura di Picone (G.). Palermo, 2008). De nombreux articles ont également été publiés sur le sujet. D’une façon générale, il s’agit de commentaires tantôt ponctuels tantôt généraux sur l’oeuvre. Se dessine néanmoins une tendance pertinente à l’interdisciplinarité dans l’étude du traité de Sénèque.
7. Cf. Raccanelli (R.), Esercizi di dono. Pragmatica e paradossi delle relazioni nel de beneficiis di Seneca, Palermo, 2011 ( non uidi) et Picone (G.), Beltrami (L.), Ricottilli (L.) (éd.), Benefattori e beneficati. La relazione asimmetrica nel de beneficiis di Seneca, Palermo, 2011 ( non uidi). La publication très récente de ces deux ouvrages explique entièrement leur absence dans la bibliographie de Griffin & Inwood.