BMCR 2011.07.52

Orner la cité: enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine. Scripta antiqua 24

, Orner la cité: enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l'Asie gréco-romaine. Scripta antiqua 24. Pessac: Ausonius, 2010. 727. ISBN 9782356130235. €25.00 (pb).

Publication de sa thèse de doctorat, le livre d’Anne-Valérie Pont offre une somme remarquable sur la politique urbaine des cités d’Asie mineure occidentale sous l’Empire romain, plus particulièrement pour la période du Ier au IIIe siècles. Cette étude du paysage urbain des cités grecques est menée à travers l’exploration du concept antique de kosmos, l’ornement conféré par les monuments publics à une cité, concept que l’on rencontre dans les éloges des cités composés par les sophistes contemporains. Cette approche résolument “grecque”, qui passe par un dépouillement complet des sources épigraphiques et littéraires de la période, entend apporter un angle de vue différent de celui adopté par les études purement architecturales, lesquelles insistent généralement sur la romanisation des cités grecques. La prise en compte des sources de financement de ces monuments permet de nuancer la thèse d’une influence dominante des autorités romaines sur la politique urbaine, puisqu’elle révèle au contraire que, dans la majorité des cas, la construction et son financement relèvent de l’initiative des citoyens. Cette étude s’inscrit également dans les recherches menées sur l’évergétisme civique et conduit là aussi à réviser les jugements trop tranchés sur ce phénomène, qui exagèrent le poids des individus alors que le processus de décision demeure aux mains des institutions civiques.

La première partie de l’ouvrage (“Les beautés des monuments publics”, p. 21-220) offre le bilan du recensement des sources épigraphiques, et passe en revue les différents espaces du paysage urbain : temples, agora, théâtres, gymnases et édifices balnéaires, mais aussi infrastructures d’alimentation en eau, rues et portiques, portes et ports. Cet inventaire exhaustif et fort précieux est présenté de manière synthétique et claire au moyen de tableaux synoptiques qui réunissent la documentation sur un monument et une période en comparant les données par cités et en distinguant commanditaire et nature de l’intervention réalisée.

On appréciera la prudence de l’auteur dans ses remarques sur les ambiguïtés de la terminologie des inscriptions (cf. le terme naos p. 34-37), ou de l’identité de la divinité honorée dans les temples (cf p. 46-52). A.-V. Pont prend partie à plusieurs reprises dans des débats érudits sur ces monuments et le dialogue qu’elle instaure, suivant la méthode de Louis Robert, entre inscriptions et sources littéraires s’avère particulièrement fructueux pour nuancer les conclusions de ses prédécesseurs : ainsi, on ne peut que partager le correctif apporté à l’analyse d’un déclin politique des bouleuteria proposé par J.-Ch. Balty,1 qui serait le corollaire obligé de l’affectation de ce lieu à des activités culturelles.

D’une manière générale, l’étude d’A.-V. Pont souligne la vivacité de l’hellénisme des cités d’Asie mineure qui s’exprime, tant dans les inscriptions que dans les discours des rhéteurs, à travers la fierté qu’elles manifestent à l’égard de leur ornement, loin de tout passéisme et de toute nostalgie. Ainsi, l’historienne souligne le peu de cas que font les cités des monuments publics anciens : on préfère souvent construire à neuf et l’antiquité des édifices n’est pas la qualité première vantée dans l’éloge de la cité. Le paysage urbain intègre les innovations architecturales romaines, mais la perception qu’en ont les populations et le langage adopté pour le décrire sont à l’évidence grecs. C’est un apport essentiel de l’étude d’A.-V. Pont qui permet de réviser l’interprétation traditionnelle de cette architecture romaine comme une preuve indubitable de la romanisation imposée à ces cités.

On appréciera aussi les lexiques du vocabulaire architectural que l’auteur a insérés dans le premier chapitre de la deuxième partie, et qui montrent également la précision et la sobriété de ces inscriptions. L’ornement urbain s’inscrit avant tout dans un horizon local, celui de la cité ou éventuellement de la province, et n’amène que fort rarement une célébration de l’Empire ou de l’empereur.

La seconde partie (“L’ornement de la cité comme participation à l’idéal civique”, p. 223-347) analyse plus précisément les modalités d’expression de cette fierté civique dans les inscriptions et les enjeux qu’elle revêt dans les relations tant internes à la cité, que dans les rapports de rivalité ou de coopération avec les cités voisines. Le kosmos apparaît comme un concept grec qui concourt au consensus civique en favorisant un sentiment de fierté collective partagé lors des fêtes auxquelles donnent lieu les inaugurations et qui décrit, de manière récurrente, l’évergétisme des notables. Cependant, comme le révèle l’examen du style des inscriptions, cet évergétisme ne revêt pas la forme d’une rhétorique ampoulée, mais obéit aux règles d’une communication marquée par la retenue, où les bienfaiteurs publics ne s’étendent guère, par exemple, sur la richesse de leurs dons. Pareille modération témoigne d’une conscience des tensions que pouvait susciter la surenchère entre notables dans les libéralités, ou l’affichage trop insolent d’une supériorité économique et sociale. Elle révèle également que l’évergétisme des notables bâtisseurs s’inscrit dans un idéal civique, dont A.-V. Pont reconstitue les valeurs, à travers l’étude serrée du vocabulaire de l’honneur et des vertus de ces bienfaiteurs.

L’orgueil civique et la recherche d’un embellissement toujours plus grand de la cité favorisent les rivalités avec les autres cités, dont témoignent notamment les discours de Dion de Pruse et Ælius Aristide. Toutefois, l’historienne nuance cette corrélation souvent trop systématique, en insistant à l’inverse sur les exemples de coopération entre cités, à l’occasion d’un tremblement de terre, pour la reconstruction de l’ornement urbain de l’une d’entre elles, mais aussi lors de l’obtention d’une nouvelle néocorie, puisque le temple du culte provincial est toujours financé par le koinon, c’est-à-dire, par l’ensemble des cités qui le constituent.

La troisième partie (“Enjeux politiques de la construction et de la restauration des monuments publics”, p. 351-488) entend déterminer le rôle exact joué par les différentes instances politiques que sont la cité, les représentants de l’autorité romaine dans la province et l’empereur. Elle prend parti, de manière plus polémique, dans le vaste débat sur la romanisation des provinces orientales. Les conclusions qu’A.-V. Pont tire de sa documentation sur les cités d’Asie mineure occidentale réfutent ou nuancent à la fois les thèses sur la perte de toute autonomie politique des cités soumises à l’ingérence des gouverneurs romains et celles sur l’application d’une politique impériale dans la construction publique.

Sa réfutation s’appuie notamment sur le constat du nombre très faible d’inscriptions relatives à des monuments qui indiquent clairement un rôle du gouverneur ou de l’empereur dans le financement ou l’initiative de la construction. L’historienne relève même des stratégies civiques visant à éviter l’intrusion des autorités romaines dans les affaires internes : ainsi, les évergésies sur fonds privés sont paradoxalement une assurance pour la cité d’échapper au contrôle du gouverneur (p. 378) ; par ailleurs, les autorités civiques désignent elles-mêmes des notables chargés du contrôle du chantier, quand l’entreprise engage des fonds civiques (p. 436).2 Ces conclusions sont bien entendues nuancées par leur auteur pour les siècles ultérieurs (IVe et Ve siècles) où le rôle du gouverneur devient prépondérant.

L’étude des modalités d’intervention de l’empereur dans la politique édilitaire des cités d’Asie aboutit à une révision des thèses de E. Winter et H. Halfmann.3 À l’exception des quelques exemples de relations particulières entre un empereur et une cité, ou des circonstances exceptionnelles que constitue le cas de la restauration d’une cité après un tremblement de terre, l’empereur apparaît très rarement comme le commanditaire d’un monument. L’historienne opère à ce sujet une mise en garde méthodologique sur la lecture et l’interprétation des documents (p. 461). On peut toutefois s’interroger sur la valeur exemplaire ou singulière des témoignages sur l’octroi par Hadrien d’une seconde néocorie à Smyrne4 qui attestent indubitablement de la participation impériale, sollicitée par le sophiste Polémon, au financement de certaines constructions prestigieuses dans la cité. À l’égard du rôle des sophistes, l’ambivalence de leur position est peut-être plus grande que ne l’indique l’historienne. Préserver l’autonomie des cités grecques est sans conteste le but premier des discours sur la concorde civique prononcés par ces rhéteurs, cependant ils servaient par là-même aussi les intérêts de l’Empire et inscrivaient leur discours dans la concordia imperii.5 Il faut également insister sur l’écart entre cet idéal civique et impérial de concorde et la réussite mitigée des discours des sophistes. Tant Dion de Pruse que Polémon furent mis en cause par leur cité pour leur gestion des sommes qui leur avaient été allouées.6

Le livre d’A.-V. Pont est une contribution majeure au champ des études sur l’Asie mineure et une démonstration convaincante de la vitalité des cités grecques sous le Haut-Empire. Il offre une vision claire et précise du vaste corpus des inscriptions afférentes à la construction publique grâce aux nombreux tableaux synthétisant les résultats de l’enquête épigraphique. L’étude minutieuse de la terminologie des inscriptions permet de résoudre certaines énigmes architecturales,7 de préciser les responsabilités officielles, de distinguer les rituels civiques des cités grecques de la procédure romaine, et de mettre en lumière le contexte idéologique dans lequel s’inscrit l’ornement de la cité. L’historienne étend son investigation aux sources littéraires de la Seconde Sophistique, mettant à profit aussi bien les discours des sophistes et les ekphraseis de Lucien que les représentations de la cité dans les romans grecs. Un riche appareil de notes auxquels s’ajoutent une bibliographie et un ensemble de planches et de cartes vient couronner cette étude fort complète dont la minutie se lit jusque dans le détail de la table des matières. En faisant dialoguer inscriptions et textes littéraires, A.-V. Pont parvient à faire entendre la voix de ces Grecs d’Asie mineure, souvent étouffée par une vision moderne quelque peu aveuglée par la grandeur romaine.

Notes

1. J-Ch. Balty, Curia ordinis. Recherches d’architecture et d’urbanisme antiques sur les curies provinciales du monde romain, Bruxelles, 1991. On peut verser au dossier des témoignages sur la complémentarité des deux activités oratoires, l’exorde du discours sur la concorde aux villes d’Ælius Aristide ( or. 23, 4 Lenz-Behr), où ce dernier indique clairement que la déclamation est une préparation à l’éloquence politique. On trouverait d’ailleurs dans le corpus de ses déclamations des échos très clairs à ce thème essentiel de la concorde civique.

2. A.-V. Pont nuance ici les conclusions tirées par F. Jacques, Le privilège de liberté, Politique impériale et autonomie municipale dans les cités de l’Occident romain, coll. EFR 76, Rome, 1984, pour l’Occident romain.

3.E. Winter, Staatlische Baupolitik und Baufürsorge in den römischen Provinzen des kaiserzeitlichen KleinAsien, Asia Minor Studien 20, Bonn, 1996. H. Halfmann, Ephèse et Pergame. Urbanisme et commanditaires en Asie Mineure romaine, Bordeaux, 2004 (trad. française), 2001 (1ère édition).

4. IK 24.1-Smyrna, 697. Philostrate, Vit. Sophist., I, 25, 531.

5. Cette continuité ou analogie entre la cité et l’Empire serait à explorer de manière plus approfondie dans le concept même de kosmos, ornement civique mais aussi ordonnancement du monde, où le rôle joué par les empereurs est primordial, cf. M. H. Quet, “À l’imitation de Zeus. Antonin le pieux, garant de l’ordre mondial et de la concorde sociale, d’après le témoignage d’Aelius Aristide, in M. Molin, Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité, Paris, 2001, p. 199-209, cité en bibliographie, p. 664.

6.Pline, Ep. Tra. 10, 82 ; Philostrate, Vit. Sophist., I, 25, 533.

7. Par exemple, l’identité de l’ aleipterion (p. 146 ), qui a fait également l’objet d’un article de l’auteur dans la REA, 2008, 110, p. 151-174.