BMCR 2011.03.28

Périclès: la démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme. Nouvelles biographies historiques

, Périclès: la démocratie athénienne à l'épreuve du grand homme. Nouvelles biographies historiques. Paris: Armand Colin Éditeur, 2010. 277. ISBN 9782200244187. €18.00 (pb).

Comment renouveler, au sujet de Périclès, un domaine d’étude que Vincent Azoulay qualifie lui-même de “pléthorique” ? La liste des documents ne s’est pas allongée récemment, et l’auteur connaît parfaitement tous les dossiers des sources anciennes et des controverses modernes touchant leur interprétation. Son intention n’est pas non plus de proposer “une nouvelle biographie de Périclès”. Différemment, l’originalité de ce livre repose sur deux choix d’analyse. Il s’agit, d’une part, de montrer comment se construit la connaissance historique au sujet de la figure de Périclès, depuis l’Antiquité même, depuis Thucydide. Il s’agit, d’autre part, d’associer ce problème historique à l’histoire des interprétations et de la figure de Périclès et de l’Athènes péricléenne. Là où les études historiques, jusqu’aux plus récentes, et les traditions historiographiques ont répondu en terme d’“âge d’or” de la démocratie et de la cité grecque, ou, inversement, de déclin, Athènes étant aspirée dans la spirale de la guerre où l’a engagée Périclès, Vincent Azoulay construit une analyse portant sur les rapports qui se tissent entre la cité démocratique et le “grand homme”. La question implique de se demander jusqu’à quel point la collectivité du demos peut admettre et a toléré, accueilli, souhaité, selon les circonstances, l’influence déterminante d’un individu. Le livre ne se présente donc pas sous la forme d’une narration ; il est construit autour d’un ensemble de problèmes, chacun étant regroupé, le plus souvent, autour de deux chapitres ; un “épilogue” développé répond de manière nuancée, à la question principale : y a-t-il place pour un “grand homme” en régime démocratique athénien ?

L’introduction formule avec rigueur les trois écueils principaux contre lesquels l’historien lancé dans une enquête biographique doit se prémunir. Tout d’abord, entre idéalisation et relativisme, le risque est de faire de Périclès l’artisan du “miracle grec” et le modèle du dirigeant politique maître de lui et incorruptible, à quoi s’opposerait la tentation d’une approche critique qui verrait en lui le promoteur d’une Athènes dominatrice, préfiguration des grands États-nations des XIXe et XXe siècles. Un deuxième écueil possible provient du rapport au temps historique : soit, pour mieux donner à comprendre, choisir le rapprochement analogique avec de grands dirigeants du temps présent et voir en Périclès un “chef de parti”, soit laisser Périclès dans le marbre et dans l’étrangeté de la cité grecque, elle-même modèle indépassable (et un peu ennuyeux). Enfin, faut-il mettre l’accent sur l’individu et délaisser la collectivité, ou bien dissoudre le dirigeant d’exception dans la démocratie idéale ? Vincent Azoulay ne choisit aucune de ces voies, mais il en fait des objets d’étude constamment intégrés à son analyse. Dans ce livre, Périclès n’est pas un sujet biographique, un isolat, mais un “révélateur” de la manière dont la démocratie athénienne fait agir et réagir en une “tension productive” le stratège et la communauté. Ces garde-fous sont indispensables pour s’orienter dans le dossier des sources, à la fois peu volumineux et complexe, car dès l’Antiquité les versions contradictoires se font face. Les auteurs anciens ne cherchaient nullement à rendre compte de la singularité de nature psychologique d’un individu. À travers les ressources de l’écriture, Ion de Chios veut définir l’ennemi politique de Cimon, Thucydide le stratège principal acteur de la guerre, Plutarque un “caractère” ayant laissé de beaux exemples de vertu politique et militaire. Les lois d’un genre et les contextes politiques et sociaux constituent un double écran pour appréhender une intériorité.

Les onze chapitres du livre correspondent à autant de problèmes historiques ou historiographiques. Le premier montre comment le jeune Périclès, issu de deux familles célèbres, surtout du côté maternel, par les Alcméonides, fait partie de ces milieux qui recourent à leur lignée, à leur richesse, à leur éducation, pour se mettre au service du régime isonomique récemment instauré par Clisthène. Dans le contexte des années postérieures aux guerres Médiques, Périclès se fait d’abord connaître comme chorège des Perses d’Eschyle (472), puis comme accusateur de Cimon lors de la reddition de comptes de sa stratégie, en 463, enfin au moment du meurtre d’Éphialte (462), conséquence très probable de la réforme de l’Aréopage. D’emblée Vincent Azoulay montre que l’homme Périclès n’existe pas seul, drapé dans sa grandeur ; il n’a de réalité que dans le contexte de la cité et des contraintes culturelles et historiques qui le façonnent et constituent le cadre qu’empruntent les sources. Il en va de même pour le second problème abordé, dans les chapitres 2 et 3, les assises de son pouvoir politique. Elles reposent sur deux fondements, que précise Thucydide (I, 139, 4) : la parole et l’action. En tant que chef militaire, c’est-à-dire stratège élu à quinze reprises entre 448/7 et 429/8, et orateur, maître à la tribune de l’assemblée, Périclès se conforme à deux modèles. Il s’efface derrière eux, en reproduisant les conventions admises et en se soumettant aux lois. Mais aussi, il sort de la norme, car en tout “il est le premier parmi les Athéniens”. Vincent Azoulay, dans ce registre, analyse quelques-uns des paradoxes péricléens, tels que son impassibilité à la tribune (p. 58), sa “prudence” dans l’exercice du commandement et “son refus délibéré de l’héroïsme” (p. 46), sa capacité à rester dans l’ombre pour ménager plus d’éclat à ses apparitions (p. 62).

Un troisième problème avec lequel confronter Périclès est celui de la puissance et de la richesse d’Athènes. Dans quelle mesure Périclès a-t-il contribué à la construction de l’ arkhè (chapitre 4) ? Comme Cimon, il réprime les alliés récalcitrants, sans souci de modération et sans volonté d’étendre la démocratie aux membres de l’alliance, contrairement à ce que soutient l’historiographie libérale, dans la lignée de George Grote et, récemment, de David Kagan. La théorie de l’empire-tyran, dans le discours de 430 que reconstitue Thucydide (II, 60-64, en particulier II, 63, 2), et sa mise en scène dans le “grand temple” (le Parthénon), à la structure atypique destinée à accueillir le trésor de la Ligue de Délos, sont-elles la marque d’une spécificité péricléenne ? Vincent Azoulay le pense, tout en minimisant les effets et l’originalité d’une telle politique. Le chapitre 5 soutient l’idée que la prospérité d’Athènes au temps de Périclès est due moins aux revenus détournés de la Ligue qu’à une redistribution au plus grand nombre sous forme de salaires et d’indemnités civiques. Là résideraient le principal fondement de ce qu’Aristote appelle la “démocratie radicale” et, peut-être, l’origine du décret de 451 qui restreint l’accès à la citoyenneté.

Entre privé et public, mais sans invoquer ces catégories pour partie anachroniques, le dossier de la sociabilité péricléenne est abordé dans deux chapitres (6 et 7) qui mettent en avant les contraintes auxquelles Périclès dut se plier. D’un côté, il lui fallut veiller aux stratégies matrimoniales dans lesquelles il se trouvait impliqué et aux liens de philia qui l’engageaient, notamment auprès des “intellectuels” ou des politiques venus de l’extérieur. D’un autre côté, Périclès suscita et eut à gérer une “érotique” complexe que le chapitre 7 analyse avec une grande finesse. Séduisant le peuple par sa rhétorique, exigeant que la cité soit objet d’amour de la part des citoyens-amants, séducteur de femmes mariées, Périclès semble tout à la fois innover et être enfermé dans des lieux communs. Le dossier se complique encore avec le cas d’Aspasie, qui n’est peut-être qu’un double au féminin du “grand homme”, affublée de tous les traits réservés à la femme qui n’est pas épouse légitime. Ce problème du “personnel et du communautaire” se retrouve dans le rapport qu’entretient Périclès avec les dieux (chapitre 8). Ne créant aucune fête nouvelle, il procède toutefois à un vaste ensemble de réaménagements ou de constructions en Attique, sur l’Acropole, sur l’Agora, dans ce dernier cas en faveur d’Héphaïstos, protagoniste du mythe d’autochtonie alors en plein essor, si l’on admet, en suivant des travaux récents, qu’il faille en abaisser la date.

Les trois derniers chapitres laissent place à des problèmes de nature historiographique. Pour comprendre qui était Périclès et, parallèlement, ce qu’il advient d’Athènes et de son régime sous son ascendant, l’historien doit prendre en compte les traces laissées dans l’histoire des traditions relatives au grand homme dans ses rapports avec la collectivité poliade. Se pose tout d’abord la question du supposé déclin de la cité après la mort de Périclès (chapitre 9). Cette vision, qui doit beaucoup à Platon et à Plutarque, masque en fait un long processus qui conduit, au sein de la politeia démocratique, à établir la domination du peuple sur les élites. Avec Périclès ce processus est fort loin d’être achevé. C’est le traumatisme de la guerre du Péloponnèse qui contribue davantage à stabiliser le compromis entre les élites et le peuple. L’analyse que développe Vincent Azoulay ne s’inscrit donc pas dans la suite du jugement favorable de Thucydide. Elle s’en éloigne même, dans le dessein de mettre au jour comment s’est façonnée la vulgate moderne d’un “siècle de Périclès”. Du XVe au XVIIIe siècle, Périclès est enfermé dans un long oubli ou dans une vision défavorable (chapitre 10) : incarnation de l’instabilité démocratique, pour Machiavel et Bodin, modèle d’éloquence trompeuse, chez Montaigne, indigne d’être comparé à Louis XIV lors de la Querelle des Anciens et des Modernes, il reste dans l’ombre jusqu’à la fin de la Révolution française, en un temps où l’Antiquité est avant tout romaine et spartiate. Périclès ne peut faire figure de modèle, dans le cadre d’une historia magistra vitae, car il n’a été ni un glorieux conquérant, comme Alexandre, ni un guerrier valeureux, comme Cimon, ni un sage législateur comme Solon. Toutefois, les prémices du mythe péricléen (chapitre 11) se font jour dès le milieu du XVIIIe siècle, dans l’ Histoire ancienne de Rollin. C’est peu après, sous la plume de Frédéric II de Prusse, dans son Anti-Machiavel (1739), qu’est forgée l’expression de “siècle de Périclès”. Peu après, Winckelmann érige le moment péricléen en “la période la plus faste pour l’art, en Grèce”. Le renversement est parachevé par Grote qui fait de l’Athènes de Périclès la cité de référence, prospère et parlementaire, en lieu et place de Sparte. La faveur nouvelle dont jouit Thucydide explique pour une part ce changement, qu’atteste la Griechische Geschichte d’Ernst Curtius (1857-1867). Mais les exigences de l’ Altertumswissenschaft s’effacent devant les sollicitations du temps présent. L’Allemagne à la recherche de l’unité se tourne vers la Rome de Mommsen et les monarchies hellénistiques de Droysen. La même Allemagne, vaincue en 1918, cherche ensuite un führer charismatique que des historiens comme H. Berve et W. Jaeger identifient avec Périclès. Ni idéal politique, ni grand ancêtre, ni repoussoir au gré du présent, ni bâtisseur des “origines grecques des démocraties occidentales”, le cas Périclès permet de revenir sur une question consubstantielle au politique : comment s’articulent les rapports entre individu et communauté ? Dans un riche “épilogue”, le livre montre qu’Athènes ne connut pas une forme de monarchie péricléenne, le “pouvoir d’un seul”, selon la version de Thucydide, tant les mécanismes institutionnels de contrôle des magistrats étaient soigneusement appliqués ; tant, aussi, s’exerçaient des formes de contrôle politique et social, tels que les attaques des comiques, le chahut à l’assemblée ou les rumeurs concernant ses “mœurs”. C’est dans cette alliance du charisme de l’individu et de l’obligation pour lui de se soumettre malgré tout aux exigences et aux aspirations populaires que réside peut-être la démocratie, du moins dans sa version athénienne.

Le livre de Vincent Azoulay se présente comme une démonstration rigoureusement et finement argumentée. Les sources anciennes sont omniprésentes, et leur analyse est toujours associée aux débats des historiens modernes. La dimension historiographique donne au livre une profondeur de champ qui rappelle que tout problème historique ne prend place et ne trouve une réponse que dans le temps long des rapports que nos sociétés entretiennent avec le passé. La clarté de l’écriture, le soin de la présentation, le souci de donner au lecteur toutes les pièces des dossiers, une bibliographie sélective et un index général font de ce livre une référence pour la connaissance du Ve siècle et un outil d’une grande précision à disposition des historiens qui se préoccupent de la manière dont s’élabore la connaissance du passé.

Table des matières :

Introduction
Chapitre 1 : Une jeune aristocrate athénien ordinaire ?
Chapitre 2 : Les assises du pouvoir péricléen : le stratège
Chapitre 3 : Les assises du pouvoir péricléen : l’orateur
Chapitre 4 : Périclès et l’impérialisme athénien
Chapitre 5 : Une économie péricléenne ?
Chapitre 6 : Périclès et son cercle : parents et amis
Chapitre 7 Périclès et l’ eros : entre unité civique et subversion politique
Chapitre 8 : Périclès et les dieux de la cité
Chapitre 9 : Après Périclès : le déclin d’Athènes ?
Chapitre 10 : Périclès disgracié : un long purgatoire (XVe – XVIIIe siècles)
Chapitre 11 : Périclès retrouvé : la fabrique du mythe péricléen (XVIIIe – XXIe siècles)
Épilogue