Qui croit encore au mythe de l’impartialité de l’historien antique ? Certainement pas les lecteurs de Tacite. Le livre de M. Hausmann (M.H. par la suite), version remaniée d’une thèse de doctorat, revient justement sur ce problème assez classique en proposant une synthèse de ce qui a pu être écrit auparavant sur les différentes techniques utilisées par Tacite pour offrir une vision très subjective de certains événements ou personnages tout en ayant l’air parfaitement objectif. L’intérêt de cet ouvrage ne vient donc pas tant de sa problématique ou du caractère novateur de ses propositions que de son choix d’étudier dans une longue deuxième partie les livres des Annales consacrés à Claude, ce qui n’est pas fréquent.
La première partie (p. 11-145), qui concerne les premiers livres des Annales, est une sorte d’introduction méthodologique et présente les principales techniques de Tacite : en fait, l’auteur y analyse déjà beaucoup d’extraits en détail et l’on a donc une série d’explications de texte, avec une page de synthèse de temps en temps. Cela est fréquent dans une thèse où l’on recherche l’exhaustivité et où les longueurs ne sont pas forcément malvenues, mais peut-être M.H. aurait-il gagné pour la publication à alléger un peu cette première partie, surtout qu’elle porte sur des passages et des figures qui ont été déjà très étudiés. L’auteur se penche sur les portraits d’Auguste, puis de Tibère, de Livie, de Séjanus et de Germanicus, avant de se concentrer sur la présentation de ce dernier dans une seconde sous-partie. La figure d’Auguste (p. 13-36) permet de mettre en valeur l’art tacitéen du faux éloge, avant que la description de Tibère (p. 36-66) ne montre un Prince honni de l’historien qui s’acharne à le présenter sous un mauvais jour : on retrouve des procédés que les lecteurs de Tacite connaissent bien (résumés p. 30-31). Mise dans la bouche d’autrui de propos positifs comme négatifs, oublis significatifs (p. 28 Auguste est accusé d’avoir fait exécuter Varro, mais Tacite ne dit pas que celui-ci avait conspiré), proposition de plusieurs interprétations dont la plus défavorable est placée en fin de phrase pour mieux rester dans l’esprit du lecteur, fausses alternatives avec une distorsion dans la longueur des groupes de mots, effet d’anticipation sur des suites fâcheuses : le public qui ne connaît pas très bien l’œuvre de Tacite y trouvera sans doute son profit.
M.H. s’oppose, à juste titre selon nous, à la lecture positive que certains ont voulu trouver dans le portrait de Tibère dans les Annales : certes on y trouve le récit d’actions positives de ce prince, mais parce que l’historien ne pouvait décemment pas les oublier, et il les ruine par une présentation tendancieuse. La question serait de savoir pourquoi Tacite éprouva une telle haine : nous aurions tendance à penser qu’il en va de Tibère pour l’historien comme d’Antoine pour Cicéron. De même que l’œuvre de César était jugée détestable par l’orateur mais susceptible de ne constituer qu’une parenthèse, de même la domination d’Auguste pouvait ne sembler qu’une affaire provisoire répondant à une période de crise, ce qui ne rend que plus odieux les continuateurs, ceux qui ont empêché finalement cette mise entre parenthèses pour pérenniser une révolution.
Le portrait de Livie (p. 66-80) est analysé à partir de trois extraits ( Ann. 1, 3 ; 1, 5 et surtout 1, 6) : Tacite use du cliché de la belle-mère maléfique pour faire de la mère de Tibère « eine intrigante noverca » (p. 68) ayant éliminé tous les prétendants possibles à la succession d’Auguste. Il se sert également de rumeurs qu’il relaie complaisamment en se gardant bien de les commenter ou de les réfuter.
En ce qui concerne Germanicus, dont la présentation est une première fois analysée (p. 80-97), M.H. choisit de s’appuyer sur une lecture classique et un peu dépassée de l’éloge du jeune homme fait pour mieux nuire à Tibère par contraste. Du coup, il évite de se poser la question de la véritable opinion de l’historien à propos de Germanicus, ce qui pourrait pourtant enrichir et nuancer son propos. Il relève à juste titre (p. 85-86) les termes employés pour décrire les qualités de Germanicus – ciuile ingenium, mansuetudo, clementia – mais pour souligner que celles-ci sont absentes du portrait de Tibère. En fait, on a ici des mots fortement connotés, qui appartiennent au vocabulaire politique de la République, comme nous avons essayé de le montrer dans un ouvrage à paraître,1 et font de Germanicus un prince républicain, un dirigeant idéal qui n’a jamais dirigé. On voit donc qu’un des procédés de Tacite consiste à choisir et à répéter des termes qui orientent tout de suite la lecture, que ce soit nouerca ou mansuetudo. On sait bien que les mots en latin ont un poids qu’ils n’ont pas toujours à notre époque qui multiplie les « trop bon », « echt klasse prima » : c’est sans doute pour cela que paradoxalement les dictionnaires de latin semblent légers…
Le portrait de Séjanus vient clore cette première sous-partie (p. 97-112), mettant en lumière un autre procédé stylistique : les effets d’intertextualité avec un début du livre IV des Annales qui doit beaucoup au portrait sallustéen de Catilina. Dernière astuce de l’historien analysée par M.H. : Tacite détruit une rumeur après en avoir relayé une autre juste avant, de façon à sembler impartial et à mieux laisser la première faire son effet.
La première partie de l’ouvrage s’achève sur une seconde sous-partie plus ramassée ‘Darstellung grösserer Themenkomplexe am Beispiel der Germanicusgeschichte’ (p. 112-141). L’auteur s’appuie sur des extraits des livres II et III des Annales, à partir du rappel de Germanicus à Rome. Il s’agit d’un commentaire suivi qui veut mettre en valeur le thème de l’ inuidia de Tibère responsable du destin tragique de Germanicus : M.H. analyse la façon dont Tacite se sert de rumeurs et autres procédés pour appuyer la thèse de l’empoisonnement. Il s’appuie beaucoup sur la thèse de O. Devillers2 et sur le commentaire de E. Köstermann. L’ensemble n’est pas très original et n’apporte rien de nouveau : il nous semble que l’auteur aurait pu garder ce presque appendice pour un article, afin de se concentrer sur ce qui est vraiment original dans son ouvrage, à savoir l’étude des livres « claudiens ». La conclusion générale de cette première partie (p. 142-145) ravira les étudiants qui n’auront pas eu le temps de lire tout puisque l’auteur y reprend de manière synthétique les différents procédés tacitéens.
La seconde partie, qui est la plus longue (p. 149-439), est un commentaire suivi des livres XI-XII des Annales : il ne saurait donc être question de la résumer. L’auteur s’appuie d’une part sur les deux commentaires classiques de H. Furneaux et de E. Köstermann, d’autre part sur trois thèses des années 1970,3 sans oublier celle de O. Devillers. Ce qu’on peut regretter, c’est l’absence de confrontation avec d’autres sources qui permettraient de mieux mettre en valeur certains procédés de Tacite : ainsi au sujet de la mort de Valerius Asiaticus (p. 162-164) qui ouvre le livre XI, on risque de ne pas comprendre le sens de l’intervention de Vitellius auprès de Claude sans les détails donnés par Dion Cassius. M. H. ne méconnaît pas cette source, mais renvoie aux travaux précédents de Mehl sans plus de détail. De même, pour les chapitres traitant de politique extérieure avec les affaires d’Arménie, M.H. s’appuie sur les commentaires antérieurs sans approfondir la question avec une bibliographie qui serait plus récente (p. 194-198).
Le plus important est néanmoins la façon dont le portrait de Claude se dessine tout au long de ces deux livres des Annales : si M.H. conclut à une image négative, il reconnaît contrairement à d’autres que certains aspects du règne sont présentés de manière positive comme la censure de Claude (p. 242-262). Mais il montre comment la structure du récit, qui fait succéder la fin de Messaline au discours des Tables claudiennes, permet à l’historien de laisser un jugement défavorable à un Prince qui fut un grand administrateur, mais un piètre mari. La censure fera place à un inceste avec sa nièce Agrippine.
La bibliographie connaît quelques manques, inévitables sans doute, mais on aurait aimé par exemple trouver le nom de B. Levick. La présentation est très soignée avec quelques typos dans les mots en français avec une apostrophe en particulier (p. 220 note 619, p. 254 note 723, p. 257 note 734, p. 449).
Au total, c’est une synthèse intéressante pour les universitaires et les étudiants.
Notes
1. Du bon usage de la douceur en politique dans l’œuvre de Tacite, Paris, Belles Lettres, à paraître en 2011.
2. O. Devillers, L’art de la persuasion dans les Annales de Tacite, Bruxelles, Latomus, 1994.
3. E. Keitel, The Structure of Tacitus’Annals 11 and 12, Diss. University of North Carolina, Chapel Hill, 1977 ; A. Mehl, Tacitus über Kaiser Claudius. Die Ereignisse am Hof, Munich, 1974 ; K. Seif, Die Claudiusbücher in den Annalen des Tacitus, Diss. Mainz, 1973.