Andrew Cain a eu le courage de s’attaquer à la vaste correspondance de Jérôme pour proposer une étude à la fois utile et originale. Les spécialistes de Jérôme ne disposaient pas d’une synthèse récente sur les lettres du moine et cet ouvrage vient combler ce manque.
L’ouvrage est centré sur une problématique spécifique : comment Jérôme, dans sa correspondance, parvient-il à se construire une autorité et à devenir, aux yeux de ses contemporains et de la postérité, un maître dans les domaines ascétique et exégétique ? Il s’agit de découvrir comment les lettres de Jérôme sont comme une propagande pour défendre et illustrer ses propres compétences aux niveaux spirituel et biblique et quelles stratégies le moine met en place pour parvenir à ses fins. Deux questions sous-tendent cette recherche : comment le moine de Bethléem a-t-il attiré à lui des disciples et des protecteurs lui apportant l’appui financier et le soutien nécessaires à la mise en œuvre de ses travaux et à la diffusion de ses œuvres? Et comment s’est-il distingué des autres exégètes de son temps pour s’imposer comme une autorité incontournable?
La thèse de l’auteur est étudiée au long de six chapitres qui examinent chacun un aspect particulier de la correspondance du moine. L’ouvrage se veut une synthèse générale, mais il offre également à l’occasion des études précises et souvent originales de certaines lettres.
Le chapitre 1 s’intéresse à la première collection de lettres ( Epistularum ad diuersos liber) et examine les efforts de Jérôme pour devenir un expert en ascétisme et en exégèse auprès de ses protecteurs; pour se faire, il réécrit, en les idéalisant, ses années comme moine au désert de Syrie. Jérôme entend proposer un souvenir flatteur de lui à ses contemporains et à la postérité; il se présente ainsi comme un modèle de sainteté érémitique, un anachorète champion de l’ascèse qui a vécu ce qu’il enseigne, comme un expert en Écriture et un connaisseur de l’hébreu, comme un avocat de la primauté de Pierre et de l’orthodoxie nicéenne. Quant aux lettres de reproche qui occupent une large place dans ce recueil, elles manifestent les capacités littéraires, rhétoriques et la culture classique de l’auteur et témoignent à l’aristocratie romaine que Jérôme appartient à ces hommes capables de cultiver la vertu de l’amitié malgré la distance. Car Jérôme cherche d’éventuels appuis — financiers également — auprès de cette aristocratie chrétienne romaine, notamment des femmes désirant se consacrer à la vie ascétique.
Le chapitre 2 est consacré aux lettres échangées entre Jérôme et le pape Damase. La compilation et la circulation de ces lettres a pour but de montrer en Jérôme un conseiller du pape en Écriture sainte ; l’enjeu est de recevoir ainsi un sceau d’approbation théologique et exégétique aux yeux de la communauté chrétienne de Rome, alors même que les travaux de traduction et d’exégèse du moine semblaient en Occident une dangereuse innovation remettant en cause l’inspiration divine de la Septante. L’exégète se présente en spécialiste de l’Ancien et du Nouveau Testament dont la spécificité se révèle particulièrement dans une connaissance de l’hébreu et de la tradition rabbinique. Jérôme cherche par ce biais une légitimation de ses travaux de critique textuelle et de son recours à l’ Hebraica ueritas. Il s’agit encore pour le moine d’apparaître comme une autorité compétente face à l’Ambrosiaster, autorité biblique rivale alors active à Rome.
Dans le chapitre 3, Andrew Cain examine, du point de vue de l’auto-propagande de Jérôme, une autre collection de lettres, l’ Ad Marcellam epistularum liber, réalisée juste avant son départ d’Italie (printemps ou été 385) ou peu de temps après son installation à Bethléem (printemps 386). Cette collection entend résumer et défendre l’héritage ascétique et biblique du moine à Rome et rappeler qu’il a été un directeur spirituel et un maître en exégèse pour un groupe d’éminentes disciples qui ont été les initiatrices du mouvement ascétique féminin au IVe siècle. De fait, ces lettres montrent en Jérôme un expert de la langue hébraïque et de l’Ancien Testament, et son intention est certainement de montrer que sa science en la matière intéressait les chrétiens influents de Rome, notamment Marcella, figure respectée des cercles aristocrates : c’était là pour le moine une habile manière d’asseoir l’ Hebraica ueritas, alors loin de faire l’unanimité parmi ses contemporains. L’exégète se compose un personnage idéal sous les traits d’un théologien orthodoxe, d’un savant infatigable, enfermé dans son cabinet de travail. Mais ces lettres sont aussi pour lui comme une manière de se rappeler au souvenir de Marcella et d’écarter d’elle les éventuels directeurs spirituels qui pourraient la convoiter.
Le chapitre 4 est centré sur les lettres relatives à l’expulsion de Jérôme de Rome en 385. À Rome, Jérôme a connu succès et déceptions ; il subit ainsi les suspicions et les outrages de la communauté chrétienne romaine pour sa révision des évangiles, sa promotion d’Origène, son enseignement ascétique extrême, sa rhétorique agressive et sa louange excessive de la virginité au détriment du mariage. De fait, Jérôme s’était fait à Rome le champion de la virginité dans son enseignement ascétique, et il s’était attiré la malveillance de nombreux chrétiens. Le moine se voit de même reproché l’ascétisme excessif qu’il impose à ses disciples. C’est dans ce contexte qu’à la mort du pape Damase, survenue en 384, Jérôme est mis en difficulté et envisage de quitter Rome. Mais les rumeurs selon lesquelles sa disciple Paula le suivrait vont susciter au moine de nouvelles hostilités. Selon une hypothèse novatrice, Andrew Cain propose de voir dans l’expulsion hors de Rome de Jérôme une machination de la famille de sa disciple, hostile à l’influence de Jérôme qui leur apparaît comme un dangereux intrigant. Pour dissuader Paula de le suivre en Palestine, on aurait alors accusé Jérôme d’être un chasseur d’héritage et on l’aurait soupçonné d’inconvenance sexuelle. Sur ce procès, Jérôme reste très évasif, présentant seulement les éléments qui plaident en sa faveur. S’il est difficile de connaître avec précision ce que fut le contenu de la condamnation, Jérôme a au moins reçu l’ordre de quitter Rome, et sa réputation se trouve mise à mal. Les lettres sont alors un moyen de se justifier et de rejeter la condamnation. Jérôme stylise son départ et le met en scène, se présentant sous les traits d’un prophète chassé et exilé.
Dans le chapitre 5, l’auteur s’intéresse aux conseils de direction spirituelle que Jérôme prodigue dans ses lettres, depuis Bethléem. Dans sa correspondance, le moine met en avant son expérience au désert et ses nombreux ouvrages d’érudition. Andrew Cain souligne alors les paradoxes de Jérôme qui se montre parvenu lui-même au sommet de l’ascétisme et de la pureté morale, précisément au moment où il vient d’être accusé d’avoir tiré avantage d’influentes dames romaines ; de même, il prend la défense, contre Jovinien, de l’ascétisme chrétien, mais se voit accusé de manichéisme pour ses vues radicales sur l’ascétisme qui va jusqu’au mépris du mariage. Le but de Jérôme est en fait de se présenter comme une autorité pour la vie ascétique face à d’autres autorités concurrentes. Ainsi, dans ses lettres de direction spirituelle, Jérôme veut écarter les autres directeurs spirituels rivaux : il a acquis au désert une expérience réelle de la vie ascétique tandis qu’Ambroise est devenu évêque de Milan sans formation préalable (Ep. 52) ; omettant de citer les traités sur la virginité et le veuvage du même Ambroise, Jérôme donne à croire qu’il est le seul spécialiste de ces questions. Il se présente également comme un familier de la vie monastique orientale et de l’Égypte, berceau du monachisme, ce qui le rend supérieur à Martin de Tours, fondateur du monachisme gaulois (Ep. 125) — on sait par ailleurs que Jérôme appréciait peu l’auteur de la Vie de Martin, Sulpice Sévère. Enfin, il se fait le rival du moine Pélage pour ce qui est de la virginité, promettant à celles qui suivent ses enseignements de parvenir à la Terre promise. Proclamant l’inexpérience des uns, il veut convaincre que sa direction spirituelle est meilleure que celle des autres maîtres chrétiens.
Le chapitre 6 s’intéresse enfin aux vingt-six lettres exégétiques écrites par Jérôme à Bethléem. Andrew Cain entend montrer comment ces lettres, qui relèvent du genre des quaestiones et responsiones, permettent à Jérôme d’assurer sa propagande en s’imposant comme autorité exégétique. L’un des enjeux du moine est effectivement de continuer à faire apprécier ses travaux bibliques à un auditoire romain même après son départ de la Ville. Dans son échange de lettres avec la romaine Fabiola, Jérôme se compose ainsi un portrait à son avantage : au travers de discussions techniques et savantes sur le texte biblique, il se présente comme un savant infatigable, en montrant son érudition en hébreu, utile face à la corruption des manuscrits grecs et latins. Il s’agit aussi de montrer aux chrétiens cultivés que son exégèse hébraïque n’est pas un exercice intellectuel sans intérêt, mais qu’elle peut servir à la vie de tous les jours : l’exégèse est alors présentée comme une voie de salut, et la disciple Fabiola comme un exemple à suivre. L’exégète fait encore savoir que ses services de savant s’exercent jusqu’auprès des chrétiens gaulois. De fait, de nombreuses demandes affluent de la Gaule vers Jérôme pour lui demander des explications sur des passages scripturaires difficiles, voire des commentaires bibliques. Or, le moine se sert de ses réponses pour montrer qu’il est une autorité sans égal vers laquelle les chrétiens gaulois peuvent se tourner pour obtenir des réponses à leurs questions. Cette affirmation de son autorité se donne particulièrement à voir dans les préfaces littéraires de ses lettres 120 à Hedibia et 121 à Algasia. Jérôme y montre qu’il l’emporte sur les autres autorités spirituelles gauloises, et, pour inciter les Gaulois à recourir à lui plutôt qu’à des spécialistes d’exégèse locaux, il se présente comme un guide de l’Ancien Testament plus qualifié et va jusqu’à suggérer qu’il tire son autorité de Dieu lui-même. L’enjeu de ces lettres exégétiques est donc de convaincre le monde latin chrétien que son œuvre permet une rencontre avec la Bible plus stimulante intellectuellement et spirituellement que celle que proposent les autres maîtres.
Andrew Cain propose en fin d’ouvrage trois appendices très utiles. Le premier propose un nouveau système de classification de l’ensemble des lettres de Jérôme, plus conforme aux normes rhétoriques de l’épistolographie de l’Antiquité tardive. Le second dresse l’inventaire des lettres perdues de Jérôme. Le troisième, enfin, est consacré à une discussion sur la tradition manuscrite médiévale et la circulation en dossiers de la correspondance du moine.
L’ouvrage est complété par une riche bibliographie comportant les références aux sources anciennes et quelque 750 références, offrant un panorama inédit et précieux sur la correspondance de Jérôme. Le lecteur trouvera enfin un index général et un index des sources anciennes.
Cet ouvrage offre un éclairage novateur sur les techniques de propagande que le moine met en place pour asseoir son œuvre de traduction et d’exégèse biblique et se donner à voir comme un maître en ascétisme chrétien. Le portrait que Jérôme dresse de lui-même dans sa correspondance a rencontré un succès particulièrement évident dans la tradition iconographique du Moyen Âge tardif et de la Renaissance qui a représenté le Stridonien soit en ermite pénitent au désert, soit en moine studieux enfermé dans son cabinet de travail. L’étude que propose ici Andrew Cain peut sembler parfois un peu tranchée, présentant Jérôme sous des traits calculateurs et intéressés, et l’on peut regretter de ne pas toujours reconnai=tre dans ce portrait à charge du moine de Bethlèem ce passionné des Écritures qui a fasciné le monde occidental, au point de faire de lui le patron des traducteurs. Elle montre en tout cas que la correspondance de Jérôme continue à intriguer les chercheurs qui ne se lassent pas d’explorer le caractère haut en couleurs du moine.