[Table of contents listed at the end of the review.]
Ce nouvel ouvrage propose à la fois une histoire et une méditation sur les enjeux de l’identité européenne de l’Antiquité à nos jours. Dans un long récit sur les représentations du continent européen et sa situation face aux autres parties du monde, Michael Wintle, en se servant d’un abondant répertoire iconographique et d’un appareil érudit élaboré, nous mène à l’intérieur d’une histoire visuelle de l’Europe. Comme le sous-titre de son ouvrage le rend manifeste, il s’agit d’étudier l’iconographie géographique que l’Europe a produite d’elle-même au fil des siècles. Nous sont ainsi offerts une analyse et un récit général des représentations continentales et transnationales, de leur transmission, de leurs changements et de leurs innovations. Dans cette perspective, l’auteur recourt à toutes sortes de sources visuelles : textes, tableaux, cartes, gravures, sculptures, porcelaines, édifices, caricatures, broderies, meubles, entre autres.
L’auteur a choisi de structurer son ouvrage selon un ordre chronologique, qui va de l’Antiquité grecque jusqu’à la fin du XXe siècle. Deux chapitres de précisions et d’éclaircissements méthodologiques et théoriques précèdent cette structuration diachronique : dans les chapitres 1 et 2, Wintle se livre à des considérations très stimulantes sur la place que l’iconographie et la cartographie historique ont pu occuper dans les sciences sociales à partir des études de E. Panofsky, W.J.T. Mitchell, J.B. Harley et D. Woodward. Aussi voit-on affleurer dès les premiers moments du livre trois problématiques issues de l’iconologie et de l’histoire culturelle qui vont constituer, à leur tour, les axes thématiques de l’étude historique : la question du rapport entre l’image et l’identité d’un groupe ; le rôle de la perception de l’altérité dans la construction de l’identité ; la nature changeante des images identitaires de l’Europe.
En soulignant la prééminence et la centralité du regard dans la société européenne, les deux premiers chapitres traitent de l’importance des images dans la formation de l’identité : elles sont à la fois un reflet de la société et une force qui agit sur elle. Ainsi, les artistes, les arts et tous les dispositifs visuels sont présentés comme des miroirs et comme des producteurs idéologiques (p. 16). Les images produites par les artistes et les cartographes sont plus que de simples illustrations d’un moment historique, dès qu’on leur reconnaît une force persuasive et morale ainsi que la capacité de déployer un système de connaissance. Dans le cas particulier de l’iconographie géographique européenne, les représentations des continents montrent, par exemple, la façon dont l’Europe pensait le monde et sa possible action sur lui. Selon l’auteur, une histoire de l’identité européenne exige donc, avant tout, une histoire visuelle de l’Europe (p. 21) : histoire de ce qui est toujours sous nos yeux et qui pourtant passe inaperçu. On pourrait dire, en un sens cognitif, que Wintle se propose de décrire les représentations qui, par leur ubiquité et leur profusion, sont devenues une sorte de donné du décor naturel et font partie intégrante de la perception et de l’agir de la société européenne dans la vie quotidienne.
Le rapport entre l’altérité et l’identité est analysé par Wintle à l’aide du concept opératoire de l’ Othering process, rendu célèbre par Edward Saïd dans ses études sur l’orientalisme : selon les arguments présentés tout au long du texte, la relation avec l’Autre est un mécanisme efficace pour créer une matrice d’identité collective (p.4). D’après l’auteur, celle-ci émerge de la perception et de la représentation de ce que nous sommes et de ce que nous ne sommes pas. En ce sens, ce travail affirme à plusieurs reprises que l’Europe a construit son identité en projetant des images assertives sur les autres continents, comme le prouve, par exemple, le cas très cher à l’auteur de l’influence décisive des représentations des continents tirées de l’ Iconologia de Cesare Ripa. L’exotique, le distant, le sauvage, le barbare, le païen ont donc permis la représentation de ce qui est le beau, le proche, le sophistiqué, le civilisé, le sacré, etc. Les pages de ce livre nous invitent à regarder le dynamisme, les conditions factuelles, les continuités et les changements de cette imagerie identitaire au fil de la longue durée historique.1
La structure chronologique de l’ouvrage a comme période charnière la Renaissance, moment de l’avènement de l’eurocentrisme et d’une forme d’auto-conscience européenne. En conséquence, le livre signale les germes du concept d’Europe antérieurs au XVe siècle et, après la Renaissance, il étudie les continuités de l’image de l’Europe, les usages et les effets politiques jusqu’au XXe siècle. Cette histoire chronologique commence au chapitre 3 qui, d’une façon très générale, passe en revue les idées éparses que l’Antiquité avait conçues sur ce que nous appelons Europe et sur les autres parties du monde, pour arriver à la conclusion qu’il existait peu de représentations géographiques du continent dans la tradition gréco-latine. Cependant, la plus grande partie du chapitre porte sur le mythe de l’enlèvement de la princesse Europe par le Taureau. Ici, Wintle parle de la personnification entendue comme opération de représentation visuelle du continent, grâce à laquelle une figure humaine incarne une valeur culturelle : il essaie d’élucider les rapports iconographiques entre la princesse et le continent homonyme. En allant au-delà du cadre chronologique de ce chapitre, et afin de prouver à quel point le mythe détermine l’image de l’Europe, il expose ses origines, les emplois poétiques de Virgile et d’Ovide, l’allégorisation chrétienne, l’érotisation de la Renaissance, la critique de l’art contemporain pour arriver, finalement, à la transformation en caricature politique au XXe siècle. Dans le chapitre 4 il est question du rôle qu’a joué le Moyen Âge dans la transmission du savoir de l’Antiquité, dans la production et la signification des mappemondes et dans l’emploi visuel de sujets bibliques, tels que les trois fils de Noé et les trois Rois Mages. Selon Wintle, au cours de cette période l’Europe constituait avant tout une idée de civilisation, de religion et d’empire universel qui commençait à générer une représentation de l’Autre.
Le chapitre 5 porte sur la Renaissance et sur la formation de l’eurocentrisme. Deux mécanismes principaux et déterminants de la représentation de l’Europe sont ici étudiés : les innovations dans les pratiques cartographiques et la personnification iconographique ; d’un côté, la nouvelle projection cartographique du monde, de l’autre la figuration de l’Europe en Reine du monde. L’auteur nous convainc, avec une variété de sources visuelles très bien choisies, de la centralité de la Renaissance dans l’histoire de l’Europe en montrant le déploiement d’une chronique visuelle du monde plus intense et vivante (p.228). Grâce aux minutieuses explications de Wintle, on peut comprendre comment l’image d’une Europe hégémonique est rentrée dans la conscience sociale des Européens à partir de gravures, livres de voyages, cartes, atlas et tableaux, mais aussi à travers les cartes de jeux, assiettes, fontaines et monuments. Telle est l’idée fondamentale du chapitre : tout l’environnement visuel a été couvert par toutes sortes d’images, créant un décor très persuasif à tous les niveaux socio-économiques, tant dans la vie publique que privée (p. 274).
Les XVIIIe et XIXe siècles sont traités dans les chapitres 6 et 7. Ici, le texte soutient qu’il y a une continuité et un renforcement de l’eurocentrisme pendant toute cette période. Principalement étayée sur les fresques du Treppenhaus de Würzburg, de Giambattista Tiepolo, et sur la production de porcelaines en Angleterre, cette partie de l’ouvrage montre la manière dont les empires européens voulaient imposer leur mission civilisatrice aux peuples du monde. À ce point de la démonstration, Michael Wintle saisit l’occasion de faire le point sur plusieurs thématiques comme la systématisation d’une idéologie de la race, les questions du genre, le réveil des nations, l’éloge du nationalisme et les autolégitimations impérialistes qui sont implicites dans les œuvres d’art de l’époque.
Dans le chapitre 8, Wintle présente ce qui constitue, à son avis, le moment du changement dans la représentation de l’Europe. Le XXe siècle, avec ses fluctuations, crises, douleurs et hésitations va pousser l’Europe à se représenter différemment, avec une vision critique reflétant de l’humour, de la parodie et parfois même du cynisme. Ce chapitre compare les deux moitiés du siècle et essaie de comprendre, à partir d’une intéressante hypothèse fondée sur la théorie des cycles de Kondratieff, l’évolution de l’image de l’Europe entre les guerres, le génocide de la première moitié du siècle et la naissance de l’Union Européenne à partir des années 70. La partie finale est destinée à un chapitre de conclusions générales, où l’auteur affronte les difficultés que soulève l’étude en un seul volume de trois millénaires d’histoire, à travers les yeux d’un Européen du XXIe siècle. Dans les conclusions, l’approche historique de l’ouvrage prend une tournure très herméneutique, Wintle présentant les motivations de sa recherche sous la forme d’un dialogue entre le passé et le présent.
L’une des leçons les plus stimulantes qu’offre ce texte est qu’il est possible, avec un regard aigu, de considérer les discontinuités de l’histoire iconographique de l’Europe pour déceler les continuités, les influences et les répétitions qui passent d’un siècle à l’autre. On acquiert ainsi une conception dynamique et changeante de la représentation et du concept d’Europe, plus complexe que l’image actuelle de l’UE : une Europe inachevée, changeante et non exclusive. Comme le dit l’auteur, les sources visuelles nous disent des choses que l’on n’aurait pas connues autrement, surtout en ce qui concerne les mentalités, l’histoire sociale et l’histoire culturelle (p. 468). Les analyses et le sens du détail de Michael Wintle – the devil is in the detail (p. 353)-, lorsqu’il décrit la force persuasive et identitaire des représentations visuelles, donnent toute sa valeur au texte, tant pour la communauté académique des sciences sociales que pour le grand public intéressé et séduit par les images qui remplissent et qui hantent notre monde.
Contents
1. The identity of Europe and the image of Europe: concepts, theory, methods; 2. A changing concept of Europe; 3. The ancient world, and the myth of Europa and the Bull; 4. The Middle Ages; 5. The Renaissance; 6. Civilization and empire in the age of enlightenment: the long eighteenth century; 7. The age of nationalism and new imperialism; 8. Changing visual representations of Europe in the twentieth century; 9. General conclusion.
Notes
1. Il faudrait faire référence au texte édité par Yves Hersant et Fabienne Durand-Bogaert, parce qu’il pourrait compléter le texte de Wintle grâce à son énorme recueil littéraire et iconographique et à sa présentation des écrits fondamentaux de ceux qui ont pensé le concept d’Europe. Hersant, Yves et Durand-Bogaert, Fabienne (Ed.). Europes : de l’Antiquité au XXe siècle : anthologie critique commentée. Paris : R. Laffont, 2000, 1024 p.