Le philosophe pyrrhonien Timon de Phliunte n’a pas toujours reçu l’attention qu’il méritait alors qu’il joue un rôle clef dans la constitution du pyrrhonisme comme mouvement philosophique.1 Il faut dire que l’état lacunaire du corpus timonien ainsi que sa forme poétique rendent ardue l’étude de celui que Sextus appelle “le prophète de Pyrrhon” ( AM I, 53). L’ambition de l’ouvrage de Dee L. Clayman est triple : reconstituer l’oeuvre de Timon, faire apparaître à travers l’analyse de cette oeuvre une esthétique sceptique, étudier, enfin, la présence de thèmes pyrrhoniens dans la littérature hellénistique. Si la reconstitution des Silles ne semble pas apporter d’éléments fondamentalement nouveaux par rapport à l’édition magistrale de Di Marco,2 la définition d’une esthétique sceptique comme esthétique “du fragmentaire, de l’obscurité, de la fin de l’idéalisme,…” (p. 5) ainsi que l’établissement de rapprochements avec la poésie hellénistique constituent une contribution originale à l’étude du pyrrhonisme ancien.
Le premier chapitre présente les vies de Timon et de Pyrrhon. La reconstitution de la vie de Timon en quatre périodes distinctes permet de comprendre l’itinéraire tout particulier d’un philosophe qui fut aussi danseur et sophiste. La méthode d’interprétation des bio-doxographies de Diogène Laërce et d’Antigone de Caryste adoptée par l’auteur attire l’attention. Ces textes consignent des anecdotes souvent fictives. En ce qui concerne Timon, l’auteur fait le choix de ne pas les interpréter littéralement, mais de les lire selon le mode de l’ironie, conformément à ce qu’elle appelle “Timon’s self-deprecating humor”. Un exemple parmi d’autres de cette méthode : alors que Diogène Laërce dit que Timon était borgne parce qu’il s’appelait lui-même
Le chapitre 2 analyse le Python et les Indalmoi. La connaissance du Python dépend principalement du texte d’Aristoclès de Messine qui, bien qu’hostile au pyrrhonisme, donne en creux des éléments qui permettent de reconstituer le récit de la rencontre entre Pyrrhon et Timon. Reprenant l’hypothèse selon laquelle le témoignage principal sur Pyrrhon (T. 53 Decleva Caizzi) provient du Python, l’auteur propose une lecture métaphysique de ce passage conformément à la lecture de Richard Bett[4], tout en cherchant à faire communiquer cette position avec celle de Sextus (p. 57). Pour les Indalmoi, l’auteur continue les hypothèses de Jacques Brunschwig4 qui exploitait le rapprochement entre le titre
Le chapitre 3 propose une reconstitution des Silles. La structure proposée utilise les éditions précédentes : de Wachsmuth,7 Diels,8 Lloyd-Jones et Parsons,9 et, enfin, Di Marco, en s’engageant bien davantage sur l’ordre des fragments : l’auteur choisit de faire commencer la descente aux Enfers dès le livre I où Timon fait, au passé, un catalogue des philosophes qu’il a rencontré aux Enfers, sur le modèle des catalogues homériques. Selon Clayman, ce premier livre devait constituer un premier poème original qui aurait été augmenté par la suite de deux autres livres (p. 113). Le livre II raconte le même voyage aux Enfers sous la forme d’un dialogue avec Xénophane où sont évoqués les philosophes du passé au gré de leur rencontre jusqu’à celle de Pyrrhon. C’est peut-être dans ce livre que pourrait prendre place la
Le chapitre 4 (“The Silloi in its literary context”) situe les Silles dans le contexte de la parodie grecque et suggère que Timon pouvait les jouer sur scène (p. 119 ). L’auteur propose ensuite une analyse de l’écriture timonienne en liaison avec son scepticisme. Cette écriture est avant tout parodique. Elle s’inscrit dans la stratégie sceptique de détournement des arguments qui lui permet de ne pas avoir à en assumer la charge dogmatique. Cette stratégie comporte des points communs avec l’enseignement paradoxal de Pyrrhon, ainsi qu’avec l’usage des arguments de Sextus Empiricus (pp. 123-124). L’intérêt du livre est alors de montrer, par différents rapprochements, combien cette pratique est attestée par ailleurs dans la littérature hellénistique, et plus généralement dans la littérature grecque classique.
Le chapitre 5 approfondit certains de ces rapprochements afin de sonder la réception de Timon dans la littérature hellénistique : l’auteur dessine un réseau d’oeuvres qui pourraient avoir été influencées par Timon : Callimaque d’abord, puisque les Epigrammes et les Iambes présentent, selon l’auteur, des traits sceptiques qui accréditent l’idée d’une influence possible. Théocrite, ensuite, dont les Idylles ont des traits communs avec les Indalmoi.
Le chapitre 6 “Skepticism in Hellenistic Literature” dégage des lignes plus générales d’influence du scepticisme sur la littérature. L’ Hymne à Délos de Callimaque présente ainsi un monde à l’espace flottant et indéterminé qui reflète, selon l’auteur, “une vision fondamentalement sceptique de l’univers” (p. 176), ou encore la Septième Idylle de Théocrite qui, jouant sur l’identité inassignable du berger Lycidas, correspond à une “vision du monde sceptique où la connaissance certaine est impossible” (p. 180 ), et enfin chez Apollonius de Rhodes dont les Argonautiques mettent en scène des hommes perpétuellement confrontés à l’
Cet ouvrage constitue incontestablement un apport original aux études pyrrhoniennes par le choix même d’une approche littéraire. Dans le cas de Timon cette approche se justifie amplement dans la mesure où précisément Timon a fait le choix de la littérature pour exposer sa position philosophique. En outre, le projet d’éclairer les productions de Timon par des rapprochements avec d’autres oeuvres littéraires produit un éclairage original sur le cercle parfois un peu fermé des problèmes sceptiques. Pour toutes ces raisons, l’ouvrage constitue une pièce importante non seulement pour l’étude de Timon, mais aussi pour le pyrrhonisme ancien.
Toutefois, certaines hypothèses faites par l’auteur pour reconstituer des oeuvres et des positions sur lesquelles nous manquons d’informations sont parfois étonnantes. Il est loin d’être évident que l’on puisse conclure, par exemple, de l’intérêt de Pyrrhon pour Homère que Pyrrhon “écrivait des parodies, comme celles de Timon, imitant le texte homérique” (p. 33) alors que Pyrrhon est connu, par ailleurs, pour n’avoir rien écrit si ce n’est, peut-être, un poème offert à Alexandre (cf. Sextus AM I, 281). Ou encore, il est loin d’être certain que le seul parallèle entre la
Enfin, il est possible d’interroger l’image du scepticisme mise en oeuvre dans cet ouvrage pour sonder la diffusion du scepticisme dans la littérature hellénistique et la constitution d’une esthétique sceptique. Tout d’abord, l’auteur utilise un concept du scepticisme qui mériterait d’être précisé. D’un point de vue philosophique, en qualifiant de “sceptique” à la fois la remise en cause de la connaissance, l’indétermination métaphysique des choses, ou la critique de l’idéalisme, on prend le risque de confondre des positions qui sont parfois distinguées au sein même du courant pyrrhonien. D’un point de vue historique, il conviendrait certainement d’être plus prudent lorsqu’il s’agit d’établir une continuité entre les positions de Pyrrhon, de Timon et de Sextus, comme s’il ne s’agissait que d’une différence de formulation (voir e.g. p. 57). Pour établir la spécificité de la position de Timon peut-être conviendrait-il de prendre davantage en compte les différentes étapes historiques des positions pyrrhoniennes, ainsi que les débats entre Timon et l’Académie. De même, à l’occasion des parallèles littéraires initiés par l’auteur, la convocation du “réalisme”, du “surréalisme” et de l’ “impressionnisme” pour caractériser l’esthétique sceptique restent parfois imprécis.
L’ouvrage n’en demeure pas moins intéressant et stimulant intellectuellement. Les parallèles qu’il propose dans la littérature hellénistique témoignent d’une diffusion du pyrrhonisme dans la culture grecque plus importante que ce que les seuls textes philosophiques peuvent laisser penser.11
Notes
1. Sur ce rôle, cf. A. Long, “Timon of Phlius : Pyrrhonist and Satirist”, Proceedings of the Cambridge Philological Society, 1978, NS 24, pp. 68-91 et F. Decleva Caizzi “Pirroniani ed Accademici nel III Secolo a.C.” dans Aspects de la philosophie hellénistique, Entretiens sur l’Antiquité classique, XXXII, préparés et présidés par H. Flashar-O. Gigon, Genève, 1986, pp. 147-183.
2. Di Marco, M., Timone di Fliunte, Silli, Introduzione, edizione critica, traduzione e commento, Roma, Edizione dell’Ateneo, 1989.
3. comme le fit J. Warren dans Epicurus and Democritean Ethics: An Archeology of Ataraxia, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 128.
4. Bett, R., Pyrrho: His Antecedents and his Legacy, Oxford, Oxford University Press.
5. Brunschwig J., “Le titre des Indalmoi de Timon : d’Ulysse à Pyrrhon” dans Etudes sur les philosophies hellénistiques : Epicurisme, stoïcisme, scepticisme, Paris, Puf, 1995, pp. 271-287.
6. Austin C. et Bastianini G., Posidippi Pellai quae supersunt omnia, Milano, LED, 2002.
7. Wachsmuth, C., De Timone Phliasio Ceterisque Sillographis Graecis, Leipzig, Teubner, 1859 et 1885.
8. Diels, H., Poetarum philosophorum fragmenta, Berlin, Weidmann, 1901.
9. Lloyd-Jones, H. et Parsons, P., Supplementum Hellenisticum, Berlin/New-York, De Gruyter, 1983.
10. e.g. Théétète 180a-b et Métaphysique Γ 4, 1008a30.
11. Je remercie les editeurs de la BMCR pour toutes ses remarques et suggestions.