BMCR 2010.08.49

Le kaléidoscope hérodotéen. Images, imaginaire et représentations de l’Égypte à travers le livre II d’Hérodote. Études Anciennes 142

, Le kaléidoscope hérodotéen. Images, imaginaire et représentations de l’Égypte à travers le livre II d’Hérodote. Études Anciennes 142. Paris: Les Belles Lettres, 2009. 393. ISBN 9782251326702. €45.00 (pb).

Le présent ouvrage qui est issu d’une partie d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne en 2001 offre une analyse systématique du récit du livre II d’Hérodote sur l’Égypte. Bien que ce thème puisse renvoyer à une élaboration fondée sur la théorie de l’altérité, telle qu’elle a été inaugurée par F. Hartog dans le Miroir d’Hérodote pour la Scythie, Haziza prend ses distances par rapport à ce modèle d’interprétation: tout en considérant le regard grec et les déformations que celui-ci peut entraîner, elle valorise aussi les réalités et les perceptions égyptiennes qui ont pu influencer l’image de l’Égypte offerte par Hérodote. Le livre est divisé en deux parties, l’une consacrée au milieu naturel de l’Égypte et l’autre à son ethnographie; il comprend six chapitres. Il est suivi par six annexes, trois index ( index fontium, index nominum, index locorum) et une riche bibliographie (p. 335-374).

Dans l’introduction (p. 9-41), Haziza expose le problème principal posé par le livre II d’Hérodote, celui des sources et par conséquent de la véracité historique. La variété et la complexité des sources qu’Hérodote a utilisées1 permettent, selon l’auteur, une lecture fondée non pas tant sur la recherche de la vérité historique, mais plutôt sur l’étude des représentations. Cette lecture s’inscrit dans une tendance des études historiques remontant aux années 1960, qui postule que l’étude des mentalités, représentations, perceptions et symboles constitue une partie indispensable de la méthode historique et doit être traitée avec le même sérieux que l’étude des structures économiques et sociales.

Le premier chapitre traite la géographie égyptienne d’Hérodote (p. 49-83). Pour ce thème, l’auteur remarque que le récit d’Hérodote témoigne d’une origine complexe : Hérodote est redevable à ses prédécesseurs ioniens, et plus précisément à Hécatée ; il est aussi influencé par les perceptions égyptiennes, mais parfois il s’éloigne de ces influences en faisant confiance seulement à sa propre réflexion. Le deuxième chapitre (p. 85-104) est consacré au Nil. Hérodote, fidèle à un projet rationnel, rejette les récits égyptiens sur les sources mythiques du Nil à Éléphantine. Hérodote donne en plus une explication rationnelle pour la crue, un phénomène pour lequel il n’a pas pu recueillir d’informations auprès des Égyptiens.

Dans le troisième chapitre (p. 105-151), Haziza analyse certains aspects du récit hérodotéen qui appartiennent au fonds de l’imaginaire grec ou égyptien. Le premier récit concerne l’île flottante de Chemmis, où, selon Hérodote (II.156), la déesse Léto a caché Apollon. L’auteur étudie ensuite la conception des confins du monde ( εσχατιαί) concernant l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie, et montre comment cette conception est liée à des récits et anecdotes qui portent aussi une valeur symbolique. Enfin, elle analyse le rôle de certains animaux qui sont considérés dans l’imaginaire égyptien comme sacrés et qui servent de lien avec l’autre monde: le phénix, les loups et les rats.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteur procède à une comparaison systématique entre le récit d’Hérodote et les sources égyptiennes. Le quatrième chapitre (p. 159-195) concerne la société égyptienne. Selon le découpage hérodotéen, la société égyptienne comprend sept classes héréditaires (2.164). En se fondant sur les sources égyptiennes, Haziza montre la véracité et les limites de cette classification : ainsi, la hiérarchisation au sein de la société égyptienne est attestée, mais la notion d’hérédité n’est pas absolue. Le cinquième chapitre (p. 197-241) est consacré à la famille et à la place des femmes. Le récit d’Hérodote reflète correctement, selon l’auteur, la place importante qu’occupe la famille dans la société égyptienne. Toutefois, il témoigne en même temps d’une influence des conceptions grecques stéréotypées concernant la sexualité et les femmes : par exemple, Hérodote mentionne des épisodes de prostitution, de zoophilie et de nécrophilie, mais sans saisir leur valeur symbolique pour les Égyptiens. Le dernier chapitre (p.243-316) examine la vie quotidienne et les croyances des Égyptiens. Pour ces activités, le récit d’Hérodote s’avère, selon l’auteur, plutôt fiable. Dans l’épilogue, l’auteur évoque les conclusions les plus importantes de son étude et conclut en soulignant le caractère « pluridimensionnel de la vérité historique » (p. 322).

Le livre de Haziza est bien écrit (les erreurs typographiques sont rares 2), bien structuré et offre une analyse globale et détaillée du livre II d’Hérodote. On peut regretter que la bibliographie récente (après 2002) ne soit pas prise en considération 3 et que des contributions importantes sur l’Égypte d’Hérodote soient absentes de la bibliographie.4 Les analyses de l’auteur sont souvent intéressantes, mais manquent parfois de précision 5 ou sont assez spéculatives.6 En ce qui concerne plus précisément les questions égyptologiques, le livre de Haziza apporte parfois des nuances à certaines interprétations d’A.B. Lloyd,7 mais ne remplace pas totalement ce commentaire, sur lequel l’auteur fonde d’ailleurs plusieurs de ses observations. Le plus grand défaut de cet ouvrage est pourtant qu’il ne traite pas du tout la question que pose le livre II pour la composition de l’œuvre d’Hérodote et par conséquent pour l’ensemble de l’enquête hérodotéenne, un débat que l’auteur ne mentionne même pas.8 Dans cette perspective, on peut aussi se demander si le souci de l’auteur de résister à une lecture fondée sur l’altérité et de privilégier plutôt la comparaison avec les réalités égyptiennes ne risque pas de produire une image également partielle de l’histoire d’Hérodote parce que la critique de l’altérité semble plutôt dépassée aujourd’hui : cette théorie a connu des modifications et des nuances importantes 9 et pourrait donc servir de clé de lecture pour l’ensemble de l’œuvre hérodotéenne. En revanche, la comparaison avec les réalités égyptiennes ne peut qu’être insuffisante, si elle n’est pas suivie par une étude parallèle des motifs et des thèmes qui parcourent l’histoire d’Hérodote et qui peuvent aussi être détectés dans son livre II 10. L’étude de Haziza laisse ainsi entendre que le livre II peut être séparé des autres livres d’Hérodote. Bien que l’auteur semble presque partager cette idée 11, sonétude serait beaucoup plus éclairante si elle prenait clairement position dans ce débat. En conclusion, l’ouvrage de Haziza présente un intérêt réel pour les questions égyptologiques du livre II d’Hérodote, mais laisse de côte les questions historiographiques, qui sont par ailleurs les plus épineuses.

Notes

1. Haziza distingue trois types de sources : l’autopsie, les informateurs/traducteurs grecs par l’intermédiaire desquels l’historien recevait les informations des prêtres égyptiens et les emprunts à ses prédécesseurs ioniens ; elle souligne ensuite l’origine à la fois savante et populaire des sources égyptiennes. Cette catégorisation est utile, mais l’auteur ne semble pas établir une liaison entre type de source utilisé et récit. En plus, elle ne discute pas du tout le thème important et controversé des λόγιοι égyptiens (Hdt. II.2.4) : leur identité, leur association possible avec les autres λόγιοι présents dans l’histoire d’Hérodote, etc.

2. J’ai noté les coquilles suivantes: p. 52, n. 13 (« Hekateios » au lieu de « Hekataios »), p. 90, n.32 (« Geographie » au lieu de « Geography »), p. 117 (« renvoie justement cette image » au lieu de « renvoie justement à cette image »).

3. Sauf un ouvrage datant de 2005 (p. 254, n. 77).

4. Par exemple, les travaux de R. Bichler, Herodots welt: der Aufbau der Historie am Bild der fremden Länder und Völker, ihrer Zivilisation und ihrer Geschichte, Berlin, Akademie Verlag 2001 ; id., Historiographie-Ethnographie-Utopie: gesammelte Schriften, teil 1, Studien zu Herodots Kunst der Historie (hrsg. von R. Rollinger), Wiesbaden, Harrassowitz 2007.

5. Par exemple, p. 163 : l’auteur remarque que le terme δοῦλος n’est jamais utilisé pour les Égyptiens. Néanmoins, l’expression δικαιοῦν δουλεύειν est utilisée pour la politique d’Amasis à l’égard des Égyptiens (II.172.4-5), ce qui implique qu’ils peuvent être conçus comme des esclaves politiques. Ensuite, p. 182 : concernant le passage II.141, Haziza traduit « des boutiquiers, des artisans, des hommes du marché » et implique que la dernière catégorie sont des marchands; toutefois, l’expression grecque αγοραίους ανθρώπους est plus générale et signifie « les habitués du marché » (voir A. Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris 2000 4, s.v.).

6. Par exemple, la liaison que l’auteur établit (p. 119-120) entre le mot hérodotéen γóητας (Hdt. 2.33.4) et les sorciers africains ne paraît pas évidente.

7. A. B. Lloyd, A Commentary on Book II, 3 vols, Leiden, Brill’s 1975-1987.

8. Voir la discussion dans C. Fornara, Herodotus. An Interpretative Essay, Oxford, Oxford Clarendon Press 1971, p. 1-23, un autre ouvrage absent de la bibliographie du livre de Haziza.

9. Voir par exemple, C. Dewald, «Review of F. Hartog, The Mirror of Herodotus: The Representation of the Other in the Writing of History (translated by J. Lloyd), The New Historicism: Studies in Cultural Poetics, vol. 5. Berkeley-Los Angeles-London: University of California Press 1988 », CP 85/3 1990, p. 217-224;cf. C. Pelling, « East is East and West is West Or Are They ? National Stereotypes in Herodotus’ Histories”, Histos 1, 1997 (forme électronique).

10. Pour mentionner un exemple caractéristique, il y a une correspondance entre l’expression du livre II concernant Pâris, ανόσια ἐργασμένος (II.114.2) et l’expression concernant Crésus πρῶτον ὑπάρξαντα ἀδ/ικôν )έργο=ν (I.5). L’auteur ne traite pas du tout ces parallélismes ; il est étonnant d’ailleurs qu’elle consacre très peu d’espace au récit du rapt d’Hélène (p. 226), qui est mis en rapport avec les Sagesses égyptiennes qui condamnent l’adultère. Pourtant, il nous paraît peu probable que la lecture du récit d’Hérodote à la lueur de ce texte puisse être illuminante pour les propos et le dessin de l’historien. Pour une lecture du livre II d’Hérodote qui prend en considération l’ensemble de l’enquête hérodotéenne, voir, par exemple, l’étude de P. Vannicelli, « Herodotus’ Egypt and the Foundations of Universal History », dans N. Luraghi (éd.), The Historian’s Craft in the Age of Herodotus, Oxford, Oxford University Press 2001, p. 211-240.

11. Par exemple, elle parle (p. 28) de la « digression sur l’Egypte ».