Cette publication est une contribution majeure à l’entreprise en cours d’édition des oeuvres de Philodème conservées parmi les papyri de la villa d’Herculanum. Elle propose une introduction générale (p. vii-xxxiv), une édition du De morte IV ( PHerc 1050) avec traduction en regard (p. 1-95). Le texte grec est accompagné d’un apparat critique, et la traduction anglaise de 190 notes explicatives. Suivent une bibliographie sélective (p. 97-9), un index verborum (p. 101-16), et (complément original) une reproduction photographique du papyrus (planches noir et blanc, p. 117-60).
Avant d’aborder cet ouvrage, quelques mots le situeront dans la production scientifique actuelle.
Pour les traités d’éthique (à l’exclusion des travaux de doxographie), cette publication rejoint celles de format analogue parues récemment en Italie et aux Etats-Unis: – De bono rege secundum Homerum : Il buon re secondo Omero, T. Dorandi éd. (Naples, Bibliopolis, 1982);
– De ira : L’ira, G. Indelli éd. (Naples, Bibliopolis, 1988);
– De electionibus et fugis : On Choices and Avoidances, G. Indelli et V. Tsouna-McKirahan éd. (Naples, Bibliopolis, 1995);
– De libertate dicendi : On Frank Criticism, D. Konstan, D. Clay, C. E. Glad, J. C. Thom, J. Ware éd. (Atlanta, Society of Biblical Literature, 1998).
Comme les titres qui viennent d’êêtre cités, ce travail vise deux objectifs: d’abord, proposer une nouvelle édition du texte original, bénéficiant des avancées gigantesques de la papyrologie depuis l’époque de la découverte et des premières éditions de la bibliothèque d’Herculanum, la plupart vieilles d’un siècle; ensuite, mettre cette science à la portée d’un public plus large que celui des seuls spécialistes de papyrologie et de philosophie hellénistique, notamment grâce à la traduction et à l’annotation ou au commentaire des textes.
D’autres titres attendent encore un tel traitement, la plupart d’entre eux ayant toutefois été présentés dans des publications spécialisées, notamment les Cronache Ercolanesi. Pour un aperçu d’ensemble en date de 2001, un synopsis très commode est proposé par D. Delattre dans “La bibliothèque de Philodème à travers les papyrus d’Herculanum” dans Cicéron et Philodème. La polémique en philosophie, C. Auvray-Assayas et D. Delattre éd. (Paris, Editions Rue d’Ulm), 385-92.1
Pour le livre IV, seul subsistant du De morte, W. Benjamin Henry a accompli un travail admirable par ses qualités tant scientifiques que pédagogiques.
L’introduction (précédée d’une préface et d’une liste des abréviations et éditions de référence) comporte:
– une brève présentation de Philodème et de son oeuvre (p. xiii-xv), assortie en notes des principales références primaires et secondaires;
– un rapide aperçu de la doctrine épicurienne sur la mort (p. xv-xviii);
– un substantiel résumé de l’argumentation du texte (p. xviii-xxii): celui-ci rend service en cours de lecture pour se repérer dans le texte, voire pour éclairer ce dernier là où son état rend sa compréhension difficile; l’essentiel de la substance du texte est présenté avec clarté, dans un style limpide;
– une présentation détaillée du papyrus en son état actuel, avec l’histoire de son déroulement et de son édition (p. xxiii-xxxii): cette section fourmille d’informations passionnantes pour tout public, en premier lieu celui des non-spécialistes pour qui la papyrologie, parfois, peut tenir des sciences occultes: l’auteur explique tous les termes techniques et signes employés par les éditeurs modernes, donne une image vivante du travail opéré depuis deux siècles, et mentionne aussi en note les monographies consacrées aux grands chercheurs du passé;
– enfin, un exposé des principes d’édition et de présentation.
L’édition du texte intègre de nombreuses conjectures de W. B. Henry: les plus remarquables, parfois commentées en note, sont d’heureuses trouvailles: par exemple 11.8
La traduction suit d’aussi près que possible la phrase de Philodème là où elle est conservée dans sa continuité, et restitue les mots ou groupes de mots isolés dans les parties lacunaires. Entre crochets droits est indiquée la numération du texte grec. La traduction est vivante, et commentée en notes en bien des points; elle conserve souvent au texte une certaine verdeur caractéristique notamment dans le choix de termes imagés ou par l’emprunt ou la paraphrase de textes poétiques (par ex. 28.1-27, farci de références homériques et tragiques).
L’annotation est précieuse: outre les éclaircissements élémentaires, elle fournit beaucoup d’informations utiles, en particulier:
– indication de thèmes importants et textes parallèles de Philodème ou d’autres auteurs; dans la plupart des cas, la citation est donnée in extenso, suivie d’une traduction, chose très utile, surtout quand il s’agit de textes difficiles d’accès;
– réflexions sur la méthode de Philodème ou son écriture (en particulier par comparaison avec sa source);
– indications bibliographiques précises.
L’index verborum, d’usage dans ces éditions de papyrus, permet de poursuivre l’examen de toute notion à travers la totalité du texte.
Pour l’ensemble, la qualité matérielle de l’édition m’a paru irréprochable.
Inévitablement, quelques points pourraient être améliorés.
1. La disposition de la traduction: le texte anglais soit massé en bloc en haut de page; il aurait été plus commode de l’étaler sur la page, plus ou moins en symétrie du texte grec. Cela serait utile pour mieux distinguer les passages lisibles en continu de ceux où ne surnagent que des mots isolés. La lecture seule de la traduction en aurait été facilitée, tout comme le repérage du grec correspondant.
2. La traduction est parfois excessivement littérale, au dépens de la compréhension. Pour exemple, 36.31-35 “one should have made analogous determinations to these and to what has been said in relation to those who died violently” me paraît inutilement alambiqué pour rendre un propos original qui ne brille pas par son élégance, mais demeure assez clair. Dans tout le texte, le traducteur veut serrer au plus près chaque construction du grec; mais le lecteur de la traduction est parfois confronté à plus d’obscurité que n’en comporte l’original.
D’autre part, la traduction ne restitue pas toujours la récurrence des mêmes termes-clés (perceptible en grec grâce à l’index); en particulier:
– sur la question cruciale de la perte de la perception provoquée par la mort: la traduction parle tantôt de la perception, tantôt de la conscience (y compris dans le même passage) là où le grec module constamment l’idée unique de (privation de) sensation;
– pour le défaut de sagesse,
– la notion de “composé” (atomique) est rendue par “compound” en 3.37 et “complex” en 8.32 (certes, le grec donne dans le premier cas
-Parmi les images chères à Philodème, la douleur morale est volontiers représentée comme “piqûre” (verbe
Enfin, bien sur, sûr des points de détail, on peut toujours aussi contester certains choix, ou apporter des nuances. Je ne mentionne que deux exemples, le premier pour l’argument, le second pour l’expression:
– en 13.6, le traducteur comprend
– en plusieurs endroits, Philodème qualifie les non-sages d’insectes (et W. B. Henry propose à ce sujet des réflexions très justes): 21.1 “locusts”; 33.1-2 “maggots and grubs”; 34.37 “dreadful insects”; rapporté à ce champ lexical, à mon avis, en 35.15,
3. A propos de l’annotation, l’auteur précise p. xxxiv: “Citations from Herculaneum papyri have been verified where possible and will not always correspond to the latest printed editions”: il est regrettable que ces écarts, justement, n’aient pas été indiqués.
4. Un reproche, le seul sérieux peut-être, vise la bibliographie: et sur ce point, d’abord la présentation. Il manque une bibliographie étendue, reprenant tous les titres cités dans l’introduction et dans les notes. La bibliographie sélective des p. 97-9 est trop succincte et a été constituée selon un critère qui n’est pas apparent. Il est vraiment dommage que le lecteur ne puisse pas retrouver en fin d’ouvrage toutes les références dispersées au fil du texte, et doive reprendre l’ouvrage page par page et note par note en cas de besoin. Quant à la substance, tout auteur a ses préférences légitimes. Mais certains choix ou certaines omissions (ou quasi-omissions) peuvent surprendre. Pour exemple, les deux références à commentaire de Lucrèce renvoient à l’édition Heinze de 1897: quelques références plus modernes auraient été également bienvenues. Concernant Philodème, l’édition de référence retenue (p. x) pour le De libertate est celle d’Olivieri (1914), sans mention de celle citée ici plus haut de D. Konstan et al. (1998), et publiée dans la même collection que le présent traité. De même, il n’est fait qu’une seule mention, en note (p. 83, n. 152) et pour un seul article, du recueil Cicéron et Philodème (cité également plus haut), absent de la bibliographie sélective; ce livre comporte pourtant beaucoup d’études importantes, intéressant divers publics, et c’est, à ce jour, un des meilleurs livres généraux sur Philodème.
5. Pour finir, c’est le vice de tout lecteur, surtout devant un bon livre, d’en vouloir toujours davantage. J’ai trouvé un peu grêle l’information (dans l’introduction et les notes) sur la doctrine proprement dite, et les aspects philosophiques les plus intéressants du texte. Certes, l’auteur renvoie souvent à d’autres travaux, à partir desquels le lecteur pourra poursuivre la réflexion. Mais quelques pages supplémentaires de synthèse auraient été appréciées, par exemple, sur la place du traité dans l’ensemble de l’oeuvre, ou sur l’originalité dont peut faire preuve Philodème, ou encore sur son rapport aux pensées non épicuriennes et son usage des exemples extérieurs à l’école. De même, pour la doctrine l’annotation aurait pu fournir davantage de parallèles avec d’autres auteurs anciens, même sans viser au catalogue exhaustif.
Quoi qu’il en soit, la longueur de ces remarques critiques ne doit pas tromper: pour la plupart, ces remarques portent sur des détails, et laissent intact l’essentiel du mérite qui doit être reconnu à l’ensemble du travail. C’est un bonheur d’avoir enfin un tel accès à ce miraculé du Vésuve, et la plus grande reconnaissance est due à W. B. Henry pour son oeuvre tant d’édition que de traduction et d’accompagnement. La qualité du travail, celle de sa présentation, l’effort exceptionnel de pédagogie, de synthèse et de transmission d’une information par elle-même absconde, et souvent éparpillée, font tout ensemble de ce livre un très bel ouvrage, qui rendra les plus grands services à un public varié. J’ai eu pour ma part un très vif plaisir à le lire, et en ai tiré autant de profit.
Notes
1. Parmi les publications postérieures les plus importantes, signalons D. Delattre, De la musique, livre IV, Paris, Les Belles Lettres, 2. vol., 2007, et V. Tsouna, The Ethics of Philodemus (Oxford U.P., 2007).