BMCR 2010.06.16

Cicero XVa, Philippics 1-6; Cicero XVb, Philippics 7-14

, Cicero XVa, Philippics 1-6 (Revised by John T. Ramsey and Gesine Manuwald). Loeb Classical Library 189. Cambridge, MA/London: Harvard University Press, 2009. lxxii, 321 pages. ISBN 9780674996342.
, Cicero XVb, Philippics 7-14 (Revised by John T. Ramsey and Gesine Manuwald). Loeb Classical Library 507. Cambridge, MA/London: Harvard University Press, 2009. ix, 365 pages. ISBN 9780674996359.

La nouvelle édition Loeb des Philippiques a deux objectifs: remplacer l’édition Ker de 1926, et rendre accessible à un large public le travail d’édition et de traduction de Shackleton Bailey de 1986 (University of California Press), dans le même esprit que la nouvelle édition de la correspondance de Cicéron par le même Shackleton Bailey. La révision a été confiée à deux des meilleurs spécialistes de ces textes, qui ont mis à profit leurs propres travaux récents, J. T. Ramsey sur Phil. 1 et 2,1 G. Manuwald sur Phil. 3 à 9.2

L’avant-texte présente: une courte préface des réviseurs, la préface originale de Shackleton Bailey, une introduction des réviseurs, la brève introduction originale de Shackleton Bailey, une note sur les manuscrits et éditions, une liste des abréviations, une notice bibliographique, une chronologie des années 44-43, et trois belles cartes; un index détaillé clôt le deuxième volume. L’introduction des réviseurs synthétise admirablement les aspects les plus remarquables des discours, tant politiques que littéraires; la note éditoriale rassemble les points où les réviseurs ont écarté les conjectures de Shackleton Bailey. Conformément aux canons de la collection Loeb, l’annotation au fil du texte est réduite, mais l’index apporte souvent un utile complément d’information sur les noms cités (et les toponymes figurant sur les cartes sont signalés par astérisque). Chaque discours est précédé d’une présentation, qui apporte les éclairages nécessaires et souligne les enjeux de l’intervention (la présentation de la treizième Philippique est un modèle du genre).

Telle quelle, cette nouvelle mouture se distingue par sa qualité, tant de contenu que de forme. Les réviseurs ont préservé le meilleur de la contribution de Shackleton Bailey, au prix d’ajustements assez mineurs, mais indispensables. La traduction, allégée de certains archaïsmes chers à Shackleton Bailey, se lit très agréablement. La présentation du texte latin réduit au plus strict minimum les informations philologiques: c’est-à-dire, pour l’essentiel, à l’indication des conjectures de Shackleton Bailey, et de quelques autres à l’occasion: soit retenues dans le texte et indiquées par crochets obliques, soit rejetées en note. Cette présentation, imposée par le format de la collection, ne prétend bien sûr pas constituer une édition critique à proprement parler. Toutefois, elle permet d’identifier immédiatement les interventions modernes sur le texte et laisse le lecteur libre de les retenir ou non. Ledit lecteur se rappellera d’ailleurs que les réviseurs étaient invités à toiletter l’édition de Shackleton Bailey, et non à y substituer la leur.

L’ensemble mérite tous les éloges, et les remarques critiques qui suivent, ne visant rien d’essentiel, ne sont présentées que comme des suggestions personnelles.

Bibliographie:

P. xlviii, vol. 1: la liste des éditions récentes omet celle, bilingue latin-italien, de Bruno Mosca, Le Filippiche, Milano, Oscar Mondadori, coll. Oscar, 2 vol., 1996 (qui suit Clark, mais avec modifications). Noter également, pour la commodité d’accès, que l’édition UTET mentionnée de Bellardi (1978) a été reprise (pour les Philippiques) dans la collection Biblioteca Universale Rizzoli en 2007.

Edition du texte latin:

Ont été conservées certaines conjectures ou corrections, toujours judicieuses, mais pas forcément nécessaires. Je ne retiendrai ici que quelques cas (sauf précision contraire, les conjectures sont de Shackleton Bailey). Dans les plus remarquables, me semble-t-il, l’intervention introduit en fait des gloses, qui, certes, facilitent la lecture, mais trahissent quelque peu la vivacité tranchante du style particulier des Philippiques, justement relevée par les réviseurs dans leur introduction (p. xxx).

1, 15: < nunc non ita est >: glose inutile;

2, 9: impetras[ti] (Blake): maintenir le présent de mss. conforte l’effet d’actualité du passage;

2, 56: < id egit >: glose inutile;

2, 88: ingress[ur]a : conserver ingressa, car Cicéron s’est déjà engagé sur le thème et s’interrompt;

2, 90: < multi >: affaiblit l’idée que tous (sujet implicite) se trompaient, sauf Cicéron (qui, de fait, se pose en Cassandre au paragraphe précédent);

2, 93-96: le déplacement proposé est tout à fait astucieux, et résout le problème de continuité du propos (exposé n. 112); mais en en créant un second, car dès lors, c’est la transition entre 93a et 97 qui pèche. En tout état de cause, la question tient du locus desperatus. On peut aussi, de manière plus économique, conserver la disposition traditionnelle, et supposer si l’on veut une lacune entre 92 et 93a;

2, 104: < receptaculum >: insertion inutile, qui détruit l’effet du jeu sur deuersorium; le terme peut aussi être pris en bonne part, comme en Cato maior 84, et un jeu analogue se rencontre un peu plus loin, 2, 106: quorum alter gladiatorum est princeps, alter poculorum;

5, 31: adfert : le futur affaiblit l’immédiateté de l’enjeu;

7, 17: < quis Ianum Medium habuit clientis > impose d’abord arbitrairement une stricte reprise de la phrase précédente, et nuit à la vivacité de la phrase laissée en suspend;

8, 7: < contendebat > (Sternkopf) : insertion inutile;

12, 24: < numquam imprudens oppressus sum > impose une explicitation non nécessaire;

12, 11: < nefariis ante commissis > fausse peut-être le texte: multis rebus a nobis est inuitatus (mss.) peut se comprendre comme faisant références aux moyens déployés (legati et mandata mentionnés précédemment).

Traduction:

Quelques points sont discutables:

2, 20: ” quam te id (…) non decebat“: “you fell flat on your face!”, alors que ” non decebat” exprime le caractère particulièrement inapproprié de l’effort de Marc Antoine pour faire de l’esprit;

2, 48: ” quid erat (…)?”: la traduction omet le tour interrogatif;

2, 65: ” helluo“: “good for nothing”, conviendrait mieux à “nequam” (“worthless”, 2, 77), et ne rend pas le sens de ce classique de l’invective politique;

2, 68: ” tua et tuos“, compris comme “your own possessions and the members of your family“, paraît ici plutôt désigner les qualités et les proches, comme “his rebus“-“qualities” en 2, 79 et “tuorum“-“those near you” en 2, 115;

2, 72: ” plus ille poterat“: “he was the stronger” affaiblit l’idée de puissance (comme en 2, 108: “Cinnam nimis potentem“, bien traduit par “the excessive power of Cinna”);

2, 88: ” fuit Caesar acturus“: “Caesar was going to consult”: la valeur est plutôt d’intention;

2, 90: ” quamquam mihi inimicus subito exstitisti, tamen me tui miseret quod tibi inuideris“: “though you have suddenly become my ennemy, I pity you for being your own ennemy”: la traduction ne rend ni la différence entre inimicus et inuideris, ni le temps de ce verbe;

6, 47 et 7, 4 : le même terme “temeritas” est traduit dans le premier cas par “rashness”, dans le second par “capriciousness”; l’uniformité aurait été préférable;

8, 7: ” ne dominarentur“: “to put an end to the rule of…” et un peu plus loin, 8, 12: “ut imperaret“: “to rule”: la différence est effacée entre la domination tyrannique dans le premier cas (adversaires de Sulla) et le pouvoir légitime dans le second (les ancêtres);

De manière plus diffuse, certains termes essentiels de la polémique cicéronienne ne sont pas rendus de façon uniforme, ni toujours exacte. Cela ne nuit pas à la compréhension du texte ni à l’agrément de la traduction, mais demeure contestable, surtout pour l’usage des lecteurs ne connaissant pas le latin. C’est en particulier le cas des termes d’invective ou d’insulte avec une forte charge religieuse, qui doit être conservée (autant que possible) dans ces textes où le lien entre la cité et les dieux est très souvent mis en avant. Sans imposer un relevé exhaustif qui serait fastidieux et inutile, disons, pour aller à l’essentiel, que souvent les termes “impius“, “nefarius“, “parricidium“, et apparentés, sont traités comme plus ou moins interchangeables et perdent leur connotation religieuse (“traitor”, “unpatriotic”, “villain”, “wicked”, “treacherous”, “murder(er)”), y compris lorsque le contexte immédiat donne à cette connotation une importance particulière, par la référence aux dieux ou à leurs temples, ou à la patrie comme ” parens“, ou tout simplement à la pietas.3 De même, le thème du brigandage (“latro“, “latrocinium“) est éclaté en une diversité de formules qui font perdre de vue son unité (“cutthroats”, “banditry”, “robber”, “brigand”.4 Pareillement pour le registre du furor, confondu avec celui de l’insania et de l’amentia (“frantic”, “fury”, “rave”, “madman”).5 Et enfin, pour l’idée de chance, où la traduction confond ce qui relève du hasard et ce qui relève de la felicitas.6

Annotation:

Les notes apportent les compléments d’informations les plus indispensables. Elles sont toujours pertinentes et utiles.

Seule la note 22 à 13, 15 me paraît hors de propos: dans cette phrase Cicéron ne fait pas référence au père de Lépide, le rebelle de 78, mais au mauvais exemple de César que Lépide pourrait être tenté de suivre, plutêt que de suivre les exemples anciens et familiaux (voir en ce sens la note de Bellardi).

Sur l’ensemble, on en voudrait davantage, bien entendu, mais la limitation est imposée par le format de la collection. Sur quelques points importants, quelques mots de complément font quand même défaut, en particulier à destination du public non spécialisé: 2, 48, n. 47: ne mentionne pas la corruption de Gabinius par Ptolémée (10 000 talents, soit 240 millions de sesterces, d’après le Pro Rabirio Postumo);

2, 62, n. 67: omet de souligner que le jeu de mots de Cicéron sur Hippias sonne aussi comme un rappel du tyrannicide athénien;

2, 108-109: une note pourrait rappeler que Cicéron, s’associant par la première personne du pluriel, dissimule le fait qu’il était alors absent, confondant ainsi habilement les événements de juin 44 et la situation présente;

Dans quelques cas, une rapide notation (ou précision dans l’index) aurait pu marquer le lien avec d’autres textes de Cicéron ou d’autres mentions des mêmes personnages: par exemple l’épicurien Phèdre (5, 13) qui a joué un rôle important dans la formation philosophique du jeune Cicéron; ou Servius Sulpicius Rufus, objet de la neuvième Philippique, et qui avait été en 63 l’un des accusateurs de Murena; ou encore le roi Deiotarus, mentionné en 2, 93-94 et 11, 34, et défendu par Cicéron face à César.

Quelques points ne sont pas précisés, qui auraient pu l’être: par exemple, le contexte de l’extension de l’ imperium de César en 2, 24, ou le sort ultérieur de Pompée fils et celui des biens de son père, évoqués en 13, 11.

Les remarques précédentes n’ôtent rien à la très grande qualité de cette édition, qui accompagne avec bonheur le regain actuel d’intérêt pour ces ultimes discours de Cicéron.7 Il faut saluer, outre bien sûr le travail du regretté Shackleton Bailey, l’initiative de la Loeb Classical Library qui donne à celui-ci une diffusion mondiale, et l’effort des réviseurs, qui ont su y apporter les corrections et les compléments les plus utiles: dans son genre, l’entreprise est une parfaite réussite – de celles qui sont indispensables, aujourd’hui, pour assurer la survie des textes classiques, en offrant à un public large, dans des livres faciles d’accès, le fruit de la recherche au plus haut niveau.

Notes

1. Voir BMCR 2003.11.28.

2. Voir BMCR 2008.03.04.

3. Voir 3, 36; 4, 2; 4, 9; 4, 12; 4, 15; 5, 3; 5, 5; 5, 42; 6, 2; 6, 17; 7, 2; 8, 16; 11, 6; 11, 37; 12, 15; 12, 26; 13, 1; 14, 6; 14, 15; 14, 27, 14, 37.

4. Voir 8, 9; 12, 15; 12, 17; 12, 26; 12, 27.

5. Voir 2, 51; 2, 65; 2, 68; 2, 88; 11, 4; 13, 16.

6. Voir 2, 39; 2, 40; 2, 59; 2, 64; 2, 67.

7. Voir par exemple BMCR 2010.03.16.