Peter Grossardt commence son ouvrage par un exposé des principes qui sont au fondement (Grundvoraussetzungen) de sa recherche. (1) Le mythe grec ne fait pas que transmettre une matière traditionnelle, il se compose de modèles narratifs traditionnels (Geschichtenmuster). Le problème est donc celui de la reconnaissance de ces modèles dans les textes transmis. (2) Les modèles sont plus anciens que les héros qui les incarnent dans la littérature mondiale. Il importe donc de comparer des modèles, des situations-types, plutôt que des personnages entre eux. (3) Les récits-types (les motifs narratifs) ne sont pas liés à un genre, populaire ou noble; ils émigrent à travers les genres en gardant leur organisation des personnages, par exemple le statut des adjuvants. En conséquence, narrations orale et écrite doivent être traitées sur le même plan. (4) Enfin, la philologie homérique et la recherche comparative peuvent se compléter. Il s’agit de donner sa place à un comparatisme étendu des narrations épiques (ne pas s’en tenir à la question des sources internes à une tradition narrative circonscrite à un espace culturel limité).
Ce quatrième principe est celui qui permet de comprendre le mieux la visée de Grossardt: élargir les discussions sur la généalogie de l’ Iliade à l’intérieur de la philologie homérique allemande en faisant éclater le cadre trop étroit des discussions sur les sources telles que la Néoanalyse les a renouvelées. Il propose de prendre en considération l’ensemble de la narration traditionnelle indo-européenne; il est vrai que Grossardt parle plutôt de modèles “internationaux”; tous ceux qu’il étudie appartiennent à l’espace “culturel” indo-européen; il évoque une fois l’épopée de Gilgamesh, pour relativiser son influence sur l’épopée grecque, avec raison me semble-t-il.
Il se propose d’illustrer les principes retenus par le thème de la Colère d’Achille (Achilleus-Zorn). Il se propose donc d’expliquer la généalogie de ce thème dans une épopée singulière, l’ Iliade (pour la composition de laquelle il retient la période géométrique) à l’appui d’une comparaison avec d’autres récits évoquant la colère d’un héros ou de figures hésitant entre l’histoire et la légende (Coriolan).
Deuxième section. Une analyse des éléments récurrents dans les récits qui nous rapportent l’histoire de Coriolan, celles du Cid (exilé par son suzerain à Valence), de Cuchulaín (absent du combat à cause d’un sommeil qui dure trois nuits), de Marko Kraljevic (à qui le Sultan doit envoyer trois lettres pour le ramener au combat), enfin celle d’Achille lui-même, permet de dégager les traits suivants: le héros se caractérise par une force guerrière extraordinaire et par sa jeunesse (difficulté à se soumettre à une autorité); blessé dans son honneur, il rompt ses liens de solidarité avec ses alliés et se retire; ses anciens alliés, qui risquent la défaite, envoient une ambassade pour le supplier de mettre fin à sa colère (Bittgesandschaft); l’ambassade doit être renouvelée deux fois avant de réussir. Il existe également des traces du thème dans l’épopée iranienne (Rostam) et dans le Mahabharata (Yudishtira insulte Arjuna en l’accusant de lâcheté). C’est une caractéristique du thème de la colère que le héros subit un affront d’un roi (d’un suzerain).
Selon toute vraisemblance, comme le montre Grossardt, les différents récits examinés n’empruntent ni le thème de la colère, ni les particularités de sa mise en récit (l’ambassade en trois temps, par exemple) à l’épopée grecque. On peut donc faire l’hypothèse d’un motif puisé dans un vaste réservoir narratif, dans lequel l’aède de l’ Iliade lui-même a puisé.
Troisième section. Un examen du même motif dans la tradition grecque elle-même conduit aux mêmes conclusions. Contre Nagy, on montre que le nom d’Achille n’autorise pas à faire l’hypothèse que le personnage est intrinsèquement lié au thème de la colère. Rien ne permet d’affirmer que le thème faisait partie de la tradition épique de la guerre de Troie.
Quatrième section. Grossardt nous soumet l’hypothèse qu’en vérité Achille appartenait primitivement à un autre schéma narratif que celui de la Colère: son type est celui du héros conquérant de cités secondaires et d’une cité principale. Soit il est intégré dans le récit dès les préparatifs de l’expédition; dans ce cas, il tente d’échapper au recrutement (Ulysse, Achille). Il est un personnage que l’on doit aller chercher; il joue le rôle de l’auxiliaire indispensable (en allemand “Helfer”); nous le désignons, en français, comme le “sauveur”. Ainsi des envoyés vont-ils le chercher à la fin d’un long siège; son entrée en scène est décisive: il assure la victoire (Philoctète, Néoptolème). Tel est le rôle que jouent Cuchuláin et Marko Kraljevic au moment de leur retour au combat. La colère est une variation du thème. Or le personnage d’Achille comporte un trait qui déroge au schéma: le retour au combat est suivi de sa mort. D’autres que lui prendront Troie. Pourquoi, dans l’épopée grecque, Achille devait-il mourir? Grossardt propose deux explications, la première est liée à la vision tragique du monde chez les Grecs, l’autre à l’émigration éolienne. Les Thessaliens venus en Eolide au tournant du millénaire ont trouvé au cap Sigée un tombeau, dont ils ont fait celui d’un héros fondateur. La mort du héros conquérant oblige à transformer le schéma narratif qui lui est associé et à introduire au moins un nouveau personnage, qui achèvera son oeuvre; ainsi s’explique l’apparition, dans la matière troyenne, de Néoptolème, le fils et le double d’Achille.
La cinquième section permet à Grossardt d’exposer une première conclusion: la saga troyenne réunit plusieurs “modèles de sauveur” (Helfermuster) ou, si l’on préfère un terme moins connoté, plusieurs “modèles de héros conquérants”: à celui qui vainc l’obstacle en se fiant à la force (Achille) s’oppose celui qui recourt à l’intelligence: Ulysse est le premier à assumer le rôle; il est bientôt mis en concurrence avec Philoctète. Fort de la réunion de ces deux modèles, Grossardt peut enfin proposer sa propre généalogie de l’épopée troyenne: dès le XIIe siècle, Ulysse est intégré dans une épopée de la reconquête de l’épouse enlevée; il accompagne Agamemnon et Ménélas; la ville est conquise; Ménélas tue le ravisseur de son épouse; Ulysse n’est alors qu’un comparse. Puis les aèdes thessaliens reprennent le relais de l’invention épique au moment où la Thessalie joue un rôle dominant en Grèce (la thèse a notamment été défendue par West); ils introduisent Achille dans la matière troyenne, sur le modèle de l’allié qui doit subir un affront de son suzerain, se retire, refuse de participer au combat, etc. Enfin la co-présence d’Achille et d’Ulysse conduit à une querelle des deux héros et à une éviction de l’adepte de la force avant la fin de la guerre. Ulysse doit bientôt compter avec Philoctète, détenteur de l’arc d’Héraclès, ainsi intégré dans la matière troyenne; son rôle d’archer est refoulé à l’arrière-plan. Nous découvrons ainsi que la visée de l’A était bien d’opposer aux philologues allemands une généalogie de l’épopée homérique sur une base élargie de sources.
Il n’est pas encore arrivé au terme de sa conclusion où il lui importe, d’abord, d’argumenter dans le sens où Patrocle n’est pas une invention de l’aède de l’ Iliade (il appartient au schéma du héros conquérant accompagné d’un ami fidèle). A cette conclusion s’en ajoute une autre sur le thème de la Colère: il est lui aussi hérité de la tradition; il a d’abord été traité sous forme de colère, supplication, retour au combat, conquête de la cité; puis, quand on a intégré dans le schéma la mort d’Achille, différents épisodes ont été ajoutés pour expliquer autrement la prise de Troie. L’aède de l’ Iliade a simplement revivifié un thème qui était devenu secondaire Ce qu’il a inventé, c’est la scène de la “réconciliation” avec Priam. “Es war nicht die Neuerfindung eines tragenden Handlungmotivs wie des Achilles-Zorns, sondern eben diese emotionale und menschliche Durchdringung des vorgegebenen Musters, die dem Iliasdicher seinen Ruhm in der Antike und der Neuzeit sicherte” (p. 117).
Tenter de situer le thème de la colère d’Achille, donc la matière de l’ Iliade, dans l’ensemble plus vaste des traditions narratives est une entreprise dont on ne peut que se féliciter. Dans le cadre de cette tentative, on peut adresser à Grossardt plusieurs critiques.
Il est regrettable que son projet ait été traversé par un désir de rivaliser avec les innombrables travaux dans lesquels les auteurs se proposent de reconstruire la genèse de l’ Iliade. Cela l’a conduit à dévier, en passant d’un schéma narratif à un autre, sous prétexte qu’il offrait un cadre d’analyse encore plus vaste, en réalité parce qu’il lui permettait de réinvestir le champ traditionnel de la discussion homérique, celui des sources de l’ Iliade. Ce faisant, Grossardt ne paraît pas s’être aperçu d’une difficulté: si la matière troyenne a été construite sur le schéma narratif “reconquête de l’épouse enlevée”, le héros qui accomplit l’exploit principal, c’est le mari et non le héros “sauveur” (voir le modèle cité du Ramayana). Si Achille a été intégré dans ce schéma, il n’a pu l’être en tant que “héros conquérant”.
Il est d’autres aspects de l’ouvrage, qui suscitent les interrogations, des problèmes de méthode et de lecture de l’ Iliade elle-même.
Rien n’autorisait Grossardt à rapprocher l’épisode où Marko Kraljevic s’est retiré sous une tente du retrait d’Achille en colère. Le premier l’a fait pour de tout autres raisons que le second: il s’est retiré dans une forêt, pour célébrer la fête de Saint Georges et boire du vin avec son ami à l’occasion de son anniversaire (voir la traduction en allemand que Grossardt nous propose de l’épisode, pp. 141-4). L’élément essentiel de la blessure d’honneur, réelle ou supposée, manque et manque donc également l’élément thématique proprement dit, cristallisation d’une matière narrative et de son organisation spécifique, celui de la colère. Dans l’épopée de Marko, les lettres du Sultan n’ont aucun rapport avec une ambassade auprès d’un jeune grand seigneur blessé pour tenter de réparer une erreur. Grossardt avait besoin du récit serbe, pour construire un second modèle, celui du héros “sauveur”; c’est ce second modèle qui lui permettait de proposer la représentation qu’il s’était faite du développement de l’épopée grecque et de confirmer que le thème de la Colère d’Achille n’était pas une invention de l’aède de l’ Iliade. La démonstration est purement controuvée.
Il aurait été préférable que Grossardt s’attachât à une superposition plus précise des trois récits de colères les plus complets, celles de Méléagre, d’Achille et de Coriolan, en ajoutant l’histoire de Phoenix lui-même. Il aurait alors aperçu des traits qui auraient pu orienter sa recherche dans une autre direction, ou qui l’auraient empêché de commettre une erreur d’interprétation en ce qui concerne la mort d’Achille. Dans chacune des colères, le personnage de la mère joue un rôle important. Comment s’explique le lien étroit entre le personnage maternel et le jeune guerrier provoqué, d’une manière ou d’une autre, à exprimer son désir de meurtre du porteur de l’autorité? Existe-t-il d’autres récits indo-européens laissant soupçonner une organisation semblable? En existe-t-il en dehors de ce domaine? Comment expliquer la constance du rôle maternel ainsi que ses variations? Ne faudrait-il pas intégrer au modèle le mythe de Déméter? La mort symbolique (stérilité dans le cas de Phoenix, exil de Coriolan selon les versions) ou réelle du héros qui s’est complu dans sa colère est une constante du schéma, au point que, dans l’ Iliade, le refus achilléen d’une conciliation entraîne la mort d’un substitut symbolique (Patrocle) et du héros lui-même.
Les personnages de Marko Kraljevic et d’Achille ne sont pas superposables pour une autre raison: Kraljevic est un vassal du sultan, Achille n’a pas le statut de vassal d’Agamemnon, qui n’est pas son suzerain. En tant que rois, ils sont égaux et tous les autres “rois” leur sont égaux. Simplement Agamemnon est “le plus roi” de tous les rois en ce qu’il a été investi de la compétence de prendre les décisions au Conseil et en Assemblée. Achille, à un moment donné, refuse obéissance à l’instance de décision. Etait-il en droit de le faire, même si Agamemnon avait commis une erreur? Non répond Achille lui-même dans le récit qu’il fait du mythe de Niobé. Si Grossardt avait élargi l’étendue de ses lectures, pourtant vastes, il aurait pu découvrir qu’il existe de l’ Iliade d’autres lectures que celles qui en font un poème de la force ou de l’amitié ou une célébration du tragique de la vie, hélas mortelle. Il est vrai qu’il n’avait même pas besoin d’élargir ses lectures pour savoir que Cléopâtre, l’épouse qui réussit à fléchir Méléagre, est un nom dont la composition est symétrique de celle de Patrocle, que le fils de “Menoitios” “attend son envoi” (un épisode singulier de l’ Iliade), que “l’appel du père” fait entendre, sous les bruits et fureurs de la colère, l’appel que Nestor, menacé par Memnon, adresse à son fils Antiloque, dans une épopée où l’affrontement était entre deux fils de déesses, également mortels, également immortels. Ces éléments lui suffisaient pour conclure que l’aède de l’ Iliade a remanié une matière épique de telle sorte qu’Achille, sans fils, mourait après Hector et que les combats contre Penthésilée et Memnon étaient relégués dans le passé de l’épopée et de l’histoire: le guerrier, amateur d’exploits individuels, affirmant avec arrogance ses privilèges, était invité à céder la place à ceux qui puisaient leur force dans leur sens de la solidarité et dans le respect de la parole donnée.