BMCR 2010.01.59

The Rhetoric of Cicero’s “In Verrem”. Hypomnemata Bd. 179

, The Rhetoric of Cicero's "In Verrem". Hypomnemata Bd. 179. Göttingen: Ruprecht, 2009. 264. ISBN 9783525252895. €48.90.

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L’étude des Verrines a considérablement progressé ces six dernières années, grâce d’abord à la parution quasi simultanée de deux commentaires fouillés en langue italienne du De signis,1 ainsi que des actes de deux colloques bien ciblés.2 La plupart des études réunies dans ces deux derniers volumes étudient la valeur documentaire des différents discours,3 alors que l’ouvrage de Thomas D. Frazel, issu d’une thèse de Ph.D. soutenue en 1998 à l’University of California à Los Angeles, est une étude approfondie des procédés rhétoriques mis en oeuvre par Cicéron pour emporter l’adhésion de ses auditeurs.4 Frazel étudie de ce point de vue successivement le De signis (p. 71-123), le De suppliciis (p. 125-185) et le De frumento (p. 187-221). Le principal procédé ainsi mis en évidence est l’ amplificatio : Verrès ne s’est pas seulement rendu coupable de furtum, il est un fur sacrilegus; loin d’être un bonus imperator, comme le soutient son défenseur, Verrès se révèle, à travers son auaritia, sa mollitia et sa crudelitas, être un tyran sanguinaire; s’il est difficile de nier qu’il a contribué momentanément à l’approvisionnement en blé de la capitale, son exploitation éhontée des fermiers siciliens a conduit à un large abandon des cultures dans l’île et à la désertification de nombreux champs, ce qui met à court terme en danger l’approvisionnement de Rome.

Dans la conclusion (p. 223-236), Frazel résume les enjeux du procès à la fois pour Verrès (déchéance civique, infamia) et pour Cicéron (gain en notoriété par l’étalage de son capital culturel).

Tous les éléments de ces analyses ne sont pas nouveaux et beaucoup de remarques dans ce sens ont déjà été faites par les rhéteurs antiques (que Frazel cite à l’occasion) et par les commentateurs humanistes (que Frazel, comme malheureusement la plupart des philologues modernes, passe sous silence). Néanmoins, il s’agit d’une étude éminemment originale, l’auteur postulant que les sources du savoir-faire oratoire de Cicéron doivent être cherchées moins dans les traités théoriques (tels le De inuentione ou la Rhetorica ad Herennium) que dans les exercices de déclamation que l’Arpinate , de son aveu même, n’a jamais cessé de pratiquer, de sa plus tendre jeunesse jusqu’à la fin de sa vie. Frazel assimile ces exercices aux progymnasmata et il consacre son premier chapitre (p. 23-70) à présenter la tradition antique de ces exercices préparatoires. Il admet avec raison que cette tradition remonte à l’époque hellénistique et que les plus anciens recueils conservés (notamment celui de Théon et ceux dont Quintilien se fait l’écho dans l’ Institution oratoire) nous permettent ainsi d’avoir une idée assez précise des exercices connus et pratiqués par Cicéron.

La démonstration de cette thèse est menée avec beaucoup d’érudition et elle est le plus convainquant à propos du De signis : Frazel rappelle que, si Cicéron avait respecté les règles des traités théoriques, il aurait dû discuter les faits selon le status definitionis et montrer en quoi les différentes oeuvres d’art dont Verrès s’était approprié étaient avant tout des objets de culte. Or, selon Frazel, Cicéron n’en fait rien parce que la preuve du caractère sacré n’était pas toujours facile à apporter, ensuite parce qu’une telle démonstration n’était pas indispensable, Verrès étant accusé pecuniarum repetundarum et non sacrilegii. Mais, qualifier Verrès de sacrilegus est un procédé d’amplification qui d’une part aggrave, du moins aux yeux d’une partie de l’auditoire, les exactions commises par Verrès et d’autre part permet à l’orateur de passer rapidement sur le fait plutôt gênant pour lui que tous les prétendus furta n’en étaient pas et que certaines oeuvres avaient été cédées par leur propriétaires contre rémunération (cf. p.ex. p. 91-96, à propos des oeuvres provenant du sacrarium d’Heius). D’où, selon Frazel, le recours par Cicéron aux lieux communs que les auteurs des progymnasmata définissent comme l’amplification de ce qui est considéré comme démontré. En l’occurrence, les thèmes développés par Cicéron proviennent du lieu commun contre le voleur sacrilège, tel que nous le lisons chez ps.-Hermogène, p. 11.21-14.15 Rabe.

Dans le De suppliciis, qui est une réfutation de l’argumentation ex uita anteacta développée par Hortensius, Cicéron aurait emprunté aux progymnasmata d’une part le procédé de la comparaison (pour faire ressortir la différence entre Verrès et les grands imperatores passés et présents) et d’autre part différents éléments du lieu commun contre les tyrans, tel qu’on le trouve chez Aphthonius, p. 17.17-21.3 Rabe.

Dans le De frumento, Cicéron utilise l’ ekphrasis, l’un des procédés étudiés dans les progymnasmata (Frazel renvoie ici à la description du pays en guerre dont il est question chez Théon, p. 119.20 Rabe), pour établir un tableau impressionnant des champs abandonnés à la suite des exactions commises par Verrès.

Frazel a raison de souligner qu’on ne rend pas justice à l’art oratoire cicéronien en l’analysant à la lumière des seuls traités rhétoriques. Seulement, depuis l’article fondamental que R. Heinze a consacré en 1925 au Pro Caelio, plus personne ne le fait Les analyses désormais classiques de Chr. Neumeister, C.J. Classen et W. Stroh ont montré que le choix des procédés ne peut s’expliquer qu’à partir d’une analyse minutieuse des attentes de l’auditoire. Frazel s’inscrit d’ailleurs dans cette tradition (cf. sa lumineuse analyse des attitudes différenciées vis-à-vis du vol d’oeuvres d’art chez les auditeurs de Cicéron, p. 123). D’autre part, que la maîtrise de l’art oratoire demande un entraînement régulier et une pratique continu de l’écrit, Cicéron n’a eu cesse de le répéter dans ses oeuvres et il s’est astreint lui-même à cette exigence tout au long de sa vie (p. 38-49).

La faiblesse de la thèse de Frazel consiste à assimiler ces exercices aux progymnasmata, tels que nous les connaissons à travers les recueils de Théon, Aphthonius et al. Ces rhéteurs ont compilé des recueils d’exercices préparatoires à l’intention de jeunes gens qui, en partie, suivent encore l’enseignement d’un grammaticus. Et j’ai du mal à imaginer qu’en déclamant, en Asie ou à Rhodes, avec de célèbres rhéteurs grecs ou, en avril 44 à Pouzzoles, avec de futurs consuls (Hirtius et Vibius Pansa en avril 44), Cicéron se soit contenté de répéter des exercices destinés à l’entraînement de jeunes débutants.

Les procédés que Frazel estime dériver de la familiarité de Cicéron avec les progymnasmata (lieu commun, description, etc.) sont en effet des plus galvaudés: les auteurs de ces recueils les ont notés et décrits parce qu’ils les avaient observés dans les discours réels. Et, comme l’ont montré différentes études sur l’influence des orateurs grecs sur Cicéron, celui-ci connaît ces procédés pour les avoir repérés en lisant les oeuvres de Démosthène, d’Eschine, de Lysias, d’Isocrate, et al.5

Malgré cette réserve sur le fil conducteur choisi par l’auteur, la lecture de ce livre sera indispensable à toute étude approfondie des Verrines : il fourmille de remarques très pertinentes qui éclairent utilement de nombreux passages des trois discours étudiés plus à fond.

Quelques remarques de détail: p. 152, à propos de Verr. 2.3.47 ( hos … nunc ac desertos uidebam), Frazel pense que l’adverbe nunc se réfère au moment où l’orateur parle; en fait, nunc est couramment utilisé dans les récits pour opposer un instant du passé à un instant antérieur (cf. OLD, s.u. 3a).

P. 217, à propos de Verr. 2.4.113 ( tanta religione obstricta tota prouincia est, tanta supersitio ex istius facto mentis omnium Siculorum occupauit), Frazel croit que, en utilisant les termes tanta religio et tanta superstitio, Cicéron ‘denigrates’ et ‘deprecates’ les craintes religieuses des Siciliens. Certes, le choix de superstitio (cf. G. Baldo, ad loc., p. 496) ne permet pas de douter que Cicéron prend ses distances avec cette croyance irrationnelle; il me semble néanmoins que l’orateur cherche ici non pas à discréditer les Siciliens, mais à mettre ses auditeurs en garde contre le risque de voir cette superstitio provoquer de graves troubles dans l’île, s’ils ne prennent pas les devants par une condamnation de Verrès.

P. 140-147, le long développement que Frazel consacre à la question de savoir si Verrès avait des penchants hétérosexuels ou homosexuels, est assurément en phase avec un questionnement très en vogue chez beaucoup d’intellectuels du XXe siècle finissant, mais ne contribue guère à élucider les préoccupations des auditeurs de Cicéron, pour qui la sexualité débridée de Verrès était scandaleuse dans la seule mesure où elle l’empêchait de tenir son rôle dans la société et de satisfaire à ses officia de magistrat.

P. 56: dans une étude rhétorique, l’on s’attend à une certaine rigueur terminologique et on est gêné de voir l’auteur qualifier le ‘lieu commun’ de ‘trope’.

Comme il est de coutume pour les volumes de la collection Hypomnemata, la présentation matérielle du livre est impeccable, mais un relecture plus attentive aurait permis d’éviter plusieurs coquilles inélégantes, notamment dans les citations latines (ainsi p. 66, 101, 161, 247; lire p. 52 ‘a progymnasma‘ et p. 147 n. 72 ‘ praedicare‘).

Notes

1. G. Baldo (Firenze, 2004) et A. Lazzeretti (Pisa, 2006).

2. J. Dubouloz-S. Pittia (éd.), La Sicile de Cicéron: lectures des Verrines. Besançon, 2007; J.R.W. Prag (ed.), Sicilia nutrix plebis Romanae: rhetoric, law, and taxation in Cicero’s Verrines. London, 2007.

3. Exception des deux contributions de K. Tempest, ‘Saints and sinners: some thoughts on the presentation of character in Attic oratory and Cicero’s Verrines‘. In J.R.W. Prag (ed.), op.cit., p. 19-36; et de C. Steel, ‘The rhetoric of the De frumento‘. Ibid., p. 37-48; voir aussi C. Steel, ‘Being economical with the truth: what really happened at Lampsacus’. In J. Powell-J. Paterson (ed.), Cicero, the advocate. Oxford, 2004, p. 233-251.

4. Cf. déjà T. D. Frazel, ‘The composition and circulation of Cicero’s In Verrem‘, CQ 54 (2004), p. 128-142; Id., “Furtum and the description of stolen objects in Cicero, In Verrem 2.4″, AJP 126 (2005), p. 363-376.

5. Cf. déjà R. Preiswerk, ‘Griechische Gemeinplätze in Ciceros Reden’. In Juvenes dum sumus. Basel, 1907, p. 27-38; et surtout A. Weische, Ciceros Nachahmung der attischen Redner. Heidelberg, 1972; ainsi que plus spécifiquement à propos des Verrines, L. Pearson, ‘Cicero’s debt to Demosthenes: the Verrines‘, Pacific Coast philology 3 (1968), p, 49-54, et l’étude de K. Tempest citée ci-dessus n. 3. Curieusement, Frazel ne cite aucune de ces quatre études dans sa bibliographie.