BMCR 2010.01.48

The End of Sacrifice: Religious Transformations in Late Antiquity (translated by Susan Emanuel; first published 2005)

, The End of Sacrifice: Religious Transformations in Late Antiquity (translated by Susan Emanuel; first published 2005). Chicago: University of Chicago Press, 2009. xviii, 136. ISBN 9780226777382. $32.00.

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Ce (petit) livre est la traduction anglaise de La fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive paru à Paris en 2005.1 C’est un parfait essai d’histoire comparée des religions dans lequel trois systèmes religieux—avec quelques ouvertures vers l’Islam —, en même temps que trois constructions anthropologiques, sont convoqués pour rendre compte de la fin du monde antique et de la naissance de la culture européenne. L’actualité de sa thématique a été confirmée en 2006 avec la publication de l’ Évangile de Judas qui témoigne à nouveau de la centralité de la question des sacrifices dans le christianisme ancien, comme le rappelle Guy G. Stroumsa dans la préface à l’édition américaine (p. XV).2

Guy Stroumsa, Professor of Comparative Religion à l’Université hébraïque de Jérusalem lorsque le livre est sorti, et titulaire depuis octobre 2009 de la chaire Study of the Abrahamic Religions à l’Université d’Oxford, est un spécialiste reconnu de mouvements ‘marginaux’ comme le manichéisme et la gnose (qui alimentent constamment l’argumentation) et de la pensée à l’époque tardive. Publiant originellement quatre conférences données au Collège de France en 2004, ce volume entre dans la tradition académique des séries de conférences / lectures de grands savants. De fait, il a tout de l’ essay (imposé par le faible nombre de pages): concision—voire implicite (car Stroumsa s’appuie sur tous ses travaux antérieurs, comme l’indiquent les notes)—, rhétorique brillante riche de formules (“Christianity as a ‘religion of the paperback'”, p. 43; le judaïsme rabbinique comme “a religion […] of the absence of God”, p. 69), parole directe (les Oracles chaldaïques un “amalgam of insipid verses”, p. 50) et audacieuse dans ses anachronismes contrôlés (les martyrs comparés aux “‘suicide-bombers'” contemporains p. 77). Plus fondamentalement, le propos retient par sa hauteur de vues sur une chronologie volontairement longue (“roughly from Jesus to Muhammad”, p. 6), sans que Stroumsa n’entre dans le débat savant sur la périodisation de l’Antiquité tardive,3 ce qu’on peut regretter. L’ouvrage manie des notions et concepts herméneutiques complexes (comme les Idealtypen de M. Weber, ch. 1). Au long d’un raisonnement subtil foisonnent des idées originales, voire dérangeantes, et les perspectives ouvertes par cette ample synthèse panoramique font réfléchir et réagir le lecteur. C’est donc justice que cet ouvrage soit déjà une référence abondamment citée et/ou discutée et qu’il ait déjà reçu une première traduction italienne en 2006.4 Sa lecture est indispensable pour qui est avide d’idées neuves sur les évolutions culturelles et religieuses entre Antiquité et Moyen Âge. Mais l’ouvrage fournit peu de matériel de référence pour poursuivre ou vérifier l’investigation. L’appareil de notes est très réduit par suite du format oral d’origine5 et il n’existe ni bibliographie générale, ni Index rerum (l’ Index of Names p. 133-136 mêlant auteurs antiques et modernes6).

Stroumsa s’est attaqué à un problème qui agite les historiens des religions depuis la naissance du champ7 parce qu’il est aux fondements de la culture européenne: celui du passage du polythéisme antique au monothéisme chrétien—autrement dit “the Christianisation of subjectivity, of anthropology, of the emotions, along with the Christianisation of structures of thought and of religious practice” (p. 1) —. La publication française ayant déjà reçu ici une recension analytique (BMCR 2006.05.09), nombreux doivent être ceux qui ont déjà lu la publication originale. Il m’a donc semblé plus utile de souligner les rares différences entre les deux versions et d’insister sur quelques aspects majeurs de l’ouvrage ou discutés depuis la publication française.

Stroumsa a repris avec raison l’essentiel du plan de la publication originale, qui était efficacement construit (voir la table des matières à la fin). Les trois premiers chapitres posent les conditions qui ont conduit à la transformation: 1) les conditions personnelles (la transformation psychologique qui fait passer des intérêts mondains de la personne à des préoccupations d’eschatologie individuelle, avec un renversement de la notion de soi); 2) les conditions culturelles et techniques (d’écriture et de lecture); 3) les conditions rituelles. Ces trois développements conduisent aux deux derniers chapitres qui exposent les effets sociaux-religieux de la transformation dans: 4) la construction d’une “communautarian religion” (le changement de la conception de communauté religieuse, donc de la géographie religieuse, et l’installation d’un système d’exclusion religieuse qui n’est en rien contradictoire avec l’intériorisation du culte) et 5) l’émergence d’une nouvelle définition des détenteurs de l’autorité religieuse, qui n’était qu’un “Appendice” dans la publication française.8 L’intégration du dernier chapitre dans l’économie générale de l’ouvrage est bienvenue (la modification n’est pas enregistrée dans la présentation du plan p. 7) puisque l’apparition d’une direction spirituelle assumée désormais par les prêtres ou rabbins (là où elle l’était antérieurement par le philosophe chez les païens et le prophète dans le judaïsme ancien) instaure un changement relationnel entre maître et disciple et est une conséquence directe de la modification du concept de religion. Enfin, une conclusion (p. 129-131) isole heureusement les dernières pages du chapitre 4 de l’original français; elle replace les cinq mutations religieuses dans le contexte plus large des changements de l’époque tardive et insiste à nouveau sur le rôle originel du judaïsme pour les transformations analysées.9

La thèse la plus originale du livre porte sur la nature et les agents de cette transformation que Stroumsa considère comme de nature religieuse au premier chef. Le changement de fond consiste moins dans l’arrivée d’une nouvelle religion que dans un changement de la conception même de la religion, “the new model of religion, in which authority is […] interior or internalized” (p. 92). Là se situe pour Stroumsa la rupture entre paganisme et christianisme, avec les modifications afférentes dans les couples structurels: sacré/profane et public/privé. La religion, entrée dans un régime de vérité (“a new form of religion, in a revolutionary sense, established on the ‘objective’ truth of revelation and on personal conviction” pour Origène, p. 103), s’est transformée à travers de nouvelles formes de culte (“the spiritualization of the liturgy”, p. 64) et d’organisation religieuse qui trahissent une nouvelle anthropologie fondée sur la conscience individuelle, dans la tradition des Prophètes de l’Ancien Testament, et qui a ouvert la voie au développement du mysticisme tant juif que chrétien (p. 71). Le christianisme a conservé une rhétorique sacrificielle, mais il la situe sur un terrain métaphorique (“a reinterpreted sacrifice”, p. 72): désormais les sacrifiants sont le sacrifice (p. 77). Quant au “laboratoire” (p. XVI) dans lequel ces changements se sont opérés, Stroumsa ne méconnaît évidemment pas les deux facteurs régulièrement avancés: les évolutions internes au polythéisme gréco-romain et le christianisme dans sa capacité à assumer l’hellénisme (ce qu’il a appelé dans plusieurs travaux “the ‘double helix'”, p. 53). Dans cet ouvrage, il choisit de mettre l’accent sur le judaïsme en tant que matrice des concepts chrétiens: “It is with Jewish weapons that Christianity conquered the Roman Empire” (p. 11). Dans le chapitre-clé et central sur les “Transformations of ritual” (ch. 3), après un status quaestionis sur le débat païen autour des sacrifices aux IIe-IVe siècles (p. 57-62), Stroumsa rappelle que les Juifs les premiers, par suite de la destruction du Temple en 70 de notre ère—”thanks to Titus”! (p. 63)—ont remplacé la forme sacrificielle de communication avec le divin par une forme intériorisée, donc privatisée (p. 66), de leur culte. “Telling has replaced the doing” (p. 68) et la nouvelle centralité de la prière aura une contrepartie en matière d’autorité religieuse avec le passage du prêtre au sage. Nourri au triangle Athènes/RoméJérusalem qu’A. Momigliano exposa dans un article justement célèbre, Stroumsa considère donc la date de 70 comme un véritable turning-point dont sont sortis deux religions (le judaïsme rabbinique et le christianisme), toutes deux en attente eschatologique (le Messie et la Parousie), et un sens modifié du terme de religion. Plutôt que d’insister après d’autres sur la constitution d’une identité chrétienne face aux Gnostiques, Stroumsa souligne à juste titre la coïncidence chronologique entre la rédaction de la Michna et l’émergence de l’idée de canon pour un “Nouveau testament” (p. 47); il la relie de façon convaincante à la compétition religieuse dans laquelle les intellectuels chrétiens menaient le débat entre le vetus et le verus Israel.

L’accent est rafraîchissant: il replace le judaïsme au nombre des acteurs antiques des transformations religio-culturelles et il permet de dépasser heureusement des champs disciplinaires généralement construits par systèmes religieux, sinon pour le judéo-christianisme.

Parmi les nombreuses questions importantes soulevées par Stroumsa, plusieurs déplacements anthropologiques sont remarquables: par exemple la définition du sacré et du profane qui se trouvent renversés, ou bien la relation entre ritual et la désormais story of ritual, que Stroumsa suggère d’appeler myth (p. 67) puisqu’il en assume effectivement les fonctions, ou bien encore la partition entre la conversion- epistrophè (retour) et celle qui opère une metanoia (repentance), cette dernière trouvant son origine dans les mouvements baptistes juifs. Les belles pages sur les nouvelles formes d’autorité religieuse (rabbins, pères, moines et saints) se situent au plan des idées et le sage païen ou gnostique ou le saint chrétien sont traités comme des modèles idéologiques peu confrontés à la réalité caléidoscopique des individus.

On relèvera aussi les propositions de Stroumsa relatives à une sociologie de la lecture tardo-antique, l'”interiorized reading” provoquant à la fois une nouvelle relation au texte (la théologie entre dans le religieux) et une nouvelle forme de culte, privé et intérieur. Elles sont à lier à la place universelle à l’époque d’une ‘culture’ du commentaire qui a introduit une dialectique subtile, plus qu’une opposition, entre oralité et literacy,10 tant chez les philosophes hellènes que chez les Juifs et les chrétiens. Hélas, la brièveté du livre impose souvent des affirmations plus qu’une analyse détaillée, ce que Stroumsa est le premier à reconnaître (par ex. p. 43). Ainsi la “democratization of the writing” (p. 42) avancée pour le christianisme, et la “textual culture” qu’il a promue, gagneraient-elles à être davantage mises en regard avec les nombreuses études sur la literacy depuis les années 1990.11 L’importance que Stroumsa reconnaît à l’oralité dans le judaïsme de l’époque (p. 39) doit pourtant être tempérée par la mise par écrit de la Michna au début de IIIe siècle sans doute, et par notre incertitude sur la chronologie de la littérature rabbinique (p. 33). La mise par écrit qui agit comme processus d’exclusion et de censure se vérifie aussi avec le développement de “livres sacrés” chez les païens et leur effet comme “agent d’intolérance”, comme l’indiquent plusieurs travaux récents.12

Parmi les questions historiques qui auraient certainement reçu un traitement plus circonstancié dans un ouvrage plus long, l’affirmation selon laquelle “the Jewish ethos had transformed the Greek paideia into a supreme religious value” (p. 55) mériterait d’être plus argumentée (voir aussi p. 66-67), sachant les identifications diverses qui ont été données de l'”am ha-aretz”. Il me semble que la thèse avancée de l’attraction exercée par le judaïsme parce qu’il n’était plus sacrificiel (p. 64-65) demanderait à être nuancée en amont—avec les attestations tardo-républicaines déjà, chez Varron par exemple —, et en aval avec l’attraction qu’il exerça précisément parce qu’il était sacrificiel chez un théurge comme Julien l’empereur ( C. Galil. 306b). La “disintegration of the civic model” aux IIe et IIe siècles (p. 88) pourrait aussi être confrontée à la floraison d’études récentes sur la vitalité des cités, en Orient tout particulièrement.

Pourtant, c’est dans ce regard qui ne s’arrête pas à l’écume des événements que se situe la force de ce livre. Il n’ambitionne pas d’être une démonstration historique pointilleuse, mais une large réflexion offerte sur des phénomènes, complexes, de longue durée, toujours stimulante pour le lecteur un peu averti.

Notes

1. Le passage d’une langue à l’autre a laissé peu de scories (cf. le terme de “mutations” p. 2, alors que Stroumsa plaide p. XV pour son remplacement par l’anglais “transformations”).

2. Voir A. Van den Kerchove, “La maison, l’autel et les sacrifices: quelques remarques sur la polémique dans l’Évangile de Judas”, M. Scopello éd., The Gospel of Judas in Context, Leiden-Boston (Nag Hammadi and Manichaean Studies 62), 2008, p. 311-329.

3. Voir P. Athanassiadi, “Antiquité tardive: construction et déconstruction d’un modèle historiographique”, Antiquité tardive 14, 2006, p. 311-324.

4. La fine del sacrificio: Le mutazioni religiose della tarda antichità, Torino: Einaudi, 2006. Une version allemande est en préparation.

5. L’auteur prévient (p. XIII) que la forme de l’ouvrage n’autorise pas les “scholarly and technical notes”. De fait, la bibliographie ne renvoie guère à des travaux des dernières années (voir les notes de cette recension).

6. Il est sélectif et comporte quelques décalages de références, surtout pour le ch. 4 (Ando p. 101 et pas “100” comme indiqué, Athanassiadi et Frede, p. 103 et pas “102”, etc.).

7. Tel était le “grand projet” de F. Cumont, cf. la lettre qu’il envoya à Th. Mommsen (écrite de Constantinople le 11 mars 1900) après la parution des Mystères de Mithra (C. Bonnet éd., La correspondance scientifique de Franz Cumont conservée à l’Academia Belgica de Rome, Bruxelles-Rome, 1997): “[…] continuer mes recherches sur l’histoire du paganisme et écrire un jour, si mes forces y suffisent, une histoire de sa disparition—si vraiment il a disparu. C’est un but encore lointain et je ne sais si je l’atteindrai jamais.”

8. Deux versions antérieures en étaient déjà parues: dans G. Filoramo éd., Maestro e discipolo. Termi e problemi della dirrezione spirrituale tra VI seculo a.c. e VII secolo d.c., Brescia, 2002, p. 13-24; et dans D. Brake, M.L. Satlow & S. Weitzman éd., Religion and the Self in Antiquity, Bloomington: Indiana University Press, 2005, p. 183-196.

9. Les autres modifications sont minimes (ajout de rares références bibliographiques et corrections d’erreurs, p. XV).

10. Le développement des travaux sur les commentaires s’explique par leur fécondité pour les philologues comme pour les historiens. Par ex. dernièrement H. Baltussen, Philosophy and Exegesis in Simplicius: the methodology of commentator, Londres, 2008.

11. Aux travaux cités p. 44 n. 44, on peut rajouter A.K. Bowman & G. Woolf (éd.), Literacy and power in the ancient world, Cambridge (Cambridge University Press), 1994 et C. Hezser, Jewish Literacy in Roman Palestine, Tübingen (Mohr Siebeck), 2001.

12. Voir désormais pour les Oracles chaldaïques, P. Athanassiadi, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif de Numénius à Damascius, Paris (Les Belles Lettres), 2006 et le colloque international sur ” Les Oracles chaldaïques” (dir. M. Tardieu et H. Seng), à l’Université de Constance (15 17 novembre 2006), à paraître. Plus généralement, P. Athanassiadi, Vers la pensée unique. La montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive, Paris (Les Belles Lettres), 2010.