De Las Vegas à Rome, de Bamyan à Lascaux, d’Athènes à Xian, c’est à un vertigineux périple archéologique planétaire—même si l’Italie y est naturellement à l’honneur—que l’auteur de ce livre nous invite, comme en témoigne son index des toponymes (p. 207-212), riche de près de 400 entrées. Marxiano Melotti, qui enseigne à l’université de Milan Bicocca (méthodologie de la recherche archéologique et tourisme archéologique ) et au consortium universitaire Nettuno (anciennes civilisations de Méditerranée), s’est ici fixé pour but de faire le point sur les mutations profondes et complexes qui ont affecté le “tourisme archéologique” au cours de ces dernières décennies.
L’ouvrage, illustré de 16 planches en couleur (sans renvois dans le texte), comporte une courte introduction qui permet—en l’absence (délibérée ?) de toute conclusion—de suivre son fil conducteur et offre un aperçu général des principaux thèmes abordés. Le corps du livre est formé de quatre chapitres: authentiques reconstructions; tourisme archéologique et culture de la consommation; musées et monuments entre culture des événements et nouvelles modes; archéologie, tourisme et identité nationale.
Le premier chapitre, “Authentiques reconstructions”, souligne l’importance décroissante de l’authenticité de l’objet ou du monument, lié au développement d’un tourisme “sensoriel”, complètement indifférent à la copie. Cette thèse, résumée aux p. 9-10, est illustrée par les exemples de Cnossos1—qui anticipait, très largement, au tout début du XXe siècle, sur les reconstructions et sur le goût modernes —, du grand autel de Pergame au Pergamonmuseum de Berlin et du Pompejanum d’Aschaffenburg. C’est dans ces exemples anciens qu’il trouve l’origine de la culture de la reproduction, dont le succès est étudié au travers de différents exemples: les grottes d’Altamira et de Lascaux (“l’hypertourisme de la Préhistoire”), la tombe de Thoutmôsis, l’or de Nimrud, l’armée de guerriers en terre cuite de Xian, l’Etruscopolis de Tarquinia, le musée Getty à Malibu. Cette partie s’achève sur une évocation des nouvelles frontières dessinées par les progrès constants du tourisme virtuel.
Le second chapitre, “Tourisme archéologique et culture de la consommation”,s’ouvre par l’étude du rapprochement entre archéologie et luna-parks, illustré par les exemples de l’archeo-park des îles Lofoten, du Graffitipark de Val Camonica, du Romaland de Piazza Armerina en Sicile et du parc archéologique culturel européen de Bliesbruck-Reinheim. La réflexion se poursuit par l’examen de différents non-lieux consacrés à la culture de l’ edutainment —ils se proposent, dans leur diversité, d’unir éducation et divertissement —, le parc Astérix, celui de Terra Mitica en Espagne, le sanctuaire de Philae, la reconstruction de la stoa d’Attale sur l’agora d’Athènes. La partie intitulée “boulimie et merchandising” introduit à l’utilisation des éléments archéologiques comme accélérateurs de la consommation, à partir de sites réels (Abou Simbel, Dendour) ou fictifs (évocations de Pompéi dans le parc de Williamsburg en Virginie, de Louxor et de Rome à Las Vegas, de l’Atlantide à l’Atlantis Hotel aux Bahamas; faux vases grecs au Park Hyatt Hotel de Milan). En fin de chapitre, la partie intitulée “la belle et la bête” traite des rapports entre tourisme, archéologie et publicité.
Le troisième chapitre, “Musées et monuments entre culture des événements et nouvelles modes”, comporte dix-huit parties qui présentent autant de cas de figures différents. Au premier thème—culture des événements —, on peut plutôt rattacher les 13premières études de cas: centrale Montemartini à Rome; rapport entre art contemporain et musées archéologiques; musées stratigraphiques; archéologie dans le métro à Athènes; intégration de la fouille au musée à Brescia; importance croissante du rôle de l’illumination des sites (Abou Simbel, Baïes, Rome, Turin, et projet de restitution virtuelle des bouddhas de Bamyan); parcours archéologique de Milan; reconstruction éphémère du temple de Vénus et de Rome réalisée par le “dernier empereur”, le styliste Valentino; édifice construit par Richard Meier pour abriter l’ ara Pacis à Rome. Le cinq dernières parties se rattachent plutôt au second thème, celui des nouvelles modes: thermes et soins du corps; vin pompéien; écotourisme; tourisme sous-marin; rôle croissant du voyeurisme sur un site comme Pompéi.
Le quatrième et dernier chapitre, “Archéologie, tourisme et identité nationale”, introduit la question du tourisme archéologique dans un débat très vif au cours de ces dernières années.2 Les cinq premières parties (p. 155-164) sont entièrement consacrées aux marbres du Parthénon, les autres à différents exemples d’implication de l’archéologie dans la définition de l’orgueil national, ou de l’identité nationale: les affaires du retour de la stèle d’Aksoum (pour l’Éthiopie), de celui du vase d’Euphronios (pour l’Italie), l’exploitation de Troie (pour la Grèce), de la grande muraille (pour la Chine) et du limes (pour la Grande-Bretagne), pour terminer par un cas très récent, celui du Lupercal de Rome dont la découverte providentielle, bien que très contestée, a été annoncée en 2005 par les grands médias italiens aussi triomphalement que le résultat d’une partie de calcio.
La vaste bibliographie commentée (p.189-201) n’est malheureusement structurée qu’en “livres et articles de caractère général” et “portant sur des thèmes particuliers” ou “de journaux”, qui rend la recherche complexe là où un système de notes aurait rendu l’ouvrage plus maniable et plus utile—en ce sens, on pourrait y déceler un travers que l’auteur relève à juste titre dans les nouvelles formes du tourisme archéologique: favoriser l’atmosphère au détriment de la rigueur. Deux index très utiles, l’un consacré aux noms de personnes, l’autre aux noms de lieux, complètent le volume.
Comme cet ouvrage le démontre amplement, l”hypertourisme” postmoderne prend de multiples formes, qui rendent sa définition même problématique. Soulignons d’emblée une ambiguïté liée au titre: le tourisme de masse, dont il est ici question, n’est jamais exclusivement un “tourisme archéologique” (comme le relève du reste l’auteur p. 52), mais s’insère dans la vaste palette des prestations offertes aujourd’hui aux membres les plus favorisés de la population de notre planète, le “public” (p. 21), dont il n’occupera qu’une partie du séjour. C’est auprès de ce public spécifique que l’auteur met en évidence de manière persuasive la perte d’importance de l’objet archéologique en soi, de son authenticité—qui n’est plus qu’affaire de spécialistes—,3 au profit de la création d’une atmosphère, de l’illusion d’une expérience touchant de multiples champs (sportif, hygiénique, gastronomique, sexuel…), fondée sur des restitutions de monuments virtuelles ou réelles, sur des moulages ou sur des faux, et auxquelles les considérations financières sont loin d’être étrangères; en ce sens, ce type de tourisme est parfaitement adapté aux structures économiques et aux besoins de contrôle politique de la société occidentale contemporaine. L’auteur pointe aussi, en un raccourci cruel mais approprié, les affinités entre Las Vegas et la culture de l’événement et du scoop caractéristique de l’archéologie actuelle, bien mise en valeur ici par l’étude du cas du Lupercal de Rome4—il pose ainsi la question du rôle des archéologues, que leur professionalisation a isolés du corps social auquel, amateurs plus ou moins éclairés, ils étaient étroitement associés par le passé. En définitive, paradoxalement, le touriste moderne—descendant, à cet égard, de celui du Grand Tour -, déstabilisé par les changements fréquents de pays, voire de continents, promené de non-lieu en non-lieu, apparaît davantage à la recherche de sa propre identité que d’une véritable altérité: c’est l’origine et le fondement d’une affirmation identitaire de type national. Dans ce tableau un peu noir, l’auteur reconnaît une incontestable validité à certaines expériences, ou à certaines initiatives, notamment celles qui ont porté à l’ouverture de parcs archéologiques (Lofoten, Brescia) ou de musées stratigraphiques (à propos desquels il aurait pu citer le cas exemplaire de la Crypta Balbi à Rome).
Au côté d’initiatives positives, ces pages commentent de multiples expériences contestables, impitoyablement disséquées par l’auteur. Certaines d’entre elles, qu’il serait faux de toujours réduire à des opérations purement commerciales, présentent pourtant parfois des aspects positifs, comme c’est le cas de l’Etruscopolis de Tarquinia. Sur ce site, alors que le public n’a plus l’opportunité, pour des raisons par ailleurs bien compréhensibles, de pénétrer dans les tombes peintes qui ont valu sa célébrité à la ville, ce curieux musée où tout est faux ou, plus bizarrement encore, totalement réinventé, propose de vivre cette expérience à partir de reproductions grandeur nature, ce qui est indispensable pour certaines d’entre elles, par exemple pour la tombe de la Chasse et de la Pêche dont la salle la plus intéressante est à peu près invisible depuis sa porte d’entrée; l’intégration de parties du décor bien attestées par la documentation ancienne, mais disparues depuis des originaux, permet par ailleurs, dans certains cas, de mieux comprendre le sens des scènes figurées. Si la qualité de la reproduction n’est évidemment pas celle des grottes d’Altamira ou de Lascaux, c’est aussi que l’initiative en revient en l’occurence à un privé, alors qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû relever d’une décision publique.
La multiplicité des exemples analysés, leur actualité, le brio et l’humour avec lesquels l’auteur les traite en véritable pionnier font de ce livre une mine de renseignements des plus variés, qu’on n’abandonnera pas dans sa bibliothèque après l’avoir lu ou feuilleté: si sa lecture en continu peut désorienter par son caractère foisonnant, on aura plaisir, à la faveur de voyages ou de visites, à relire les pages qu’il consacre à tel ou tel site ou monument, à le butiner comme on peut le faire avec les Mythologies de Roland Barthes. Un plan plus structuré, assurément difficile à appliquer compte tenu de l’imbrication des thèmes, aurait sans doute mieux mis en valeur les grandes lignes de la pensée de l’auteur—ainsi, les pages consacrées au Pergamonmuseum (p. 13-17) avaient-elles tout autant leur place au quatrième chapitre, qui traite des questions d’identité nationale. En somme, un livre léger mais foisonnant et instructif sur une catastrophe planétaire en cours, reflet du gigantesque déséquilibre entre les nations qu’illustre bien le tourisme de masse et des processus qui risquent de l’amener à court terme à broyer la discipline archéologique telle que nous la connaissons et, avec elle, les archéologues, qu’ils soient adversaires déclarés ou partisans enthousiastes du nouveau cours des choses. Ce monde où, selon la première thèse de la Société du spectacle de Guy Debord, “tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation”.
Notes
1. Cf., en dernier lieu, C. Gere, Knossos and the Prophets of Modernism, Chicago, 2009.
2. Cf., en dernier lieu, N. de Hann, M. Eickhoff et Marjan Schwegman (dir.), Archaeology and National Identity in Italy and Europe 1800-1950, Fragmenta, Journal of the Royal Netherlands Institute in Rome, 2, 2008, et le débat suscité par cet ouvrage dans le BMCR ( 2009.09.75 and 2009.11.06).
3. De fait, à propos d’un exemple récent, évoqué ici p. 61 et 182, le public peine à suivre le débat encore en suspens des spécialistes qui se divisent encore sur le cas emblématique de la louve capitoline, antique pour les uns, médiévale pour les autres.
4. Dont on peut rapprocher, tout récemment (été 2009), celle de la cenatio rotunda dont Suétone affirme la présence dans la domus Aurea : plus encore que dans le cas du “Lupercal”, la structure turriforme mise au jour à un angle de la vigna Barberini, sur le Palatin, présente un immense intérêt, mais l’effet d’annonce a ici très largement dépassé le niveau d’hypothèses normalement admis en milieu scientifique.