BMCR 2009.10.30

Why Socrates Died: Dispelling the Myths

, Why Socrates Died: Dispelling the Myths. New York: Co., 2009. xxv, 253. ISBN 9780393065275. $27.95.

Au milieu de tant de scories qui encombrent les catalogues de maisons d’édition sur un tel sujet, voici un bon livre. On y retrouve cette qualité d’écriture inaccoutumée en de tels ouvrages qu’on avait déjà appréciée avec le précédent livre de Robin Waterfield sur l’ Anabase de Xénophon, elle allie clarté et précision et rend la lecture toujours très agréable, souvent originale, une lecture enrichissante en raison aussi de la bonne maîtrise du dossier par l’auteur.

Selon le sous-titre qu’il lui donne, cet ouvrage se fixe pour objectif de “dissiper les mythes”, les mythes qui ont trait aux raisons ou à la raison de la mort de Socrate. Il faut bien dire que dans l’affolante bibliographie sur ce sujet,1 fleurissent tant et tant d’articles et d’ouvrages dont les titres et les contenus invitent périodiquement de la même façon les lecteurs à suivre leurs auteurs dans leur nouvelle lecture des sources et dans le projet de donner, enfin (!), la clé interprétative qui manquait et qui permettrait donc de “dissiper les mythes”, qu’on se demande aujourd’hui s’il est bien possible qu’existe une interprétation qu’on n’aurait pas déjà proposée. Après les plus incisives interventions de ces dernières années dans ce débat, interventions qui, à chaque fois se voulaient décisives—je veux parler de celles de Stone,2 de Brickhouse et Smith,3 de Hansen,4 et de Nails5 dans une moindre mesure—et une fois lecture faite de cette nouvelle tentative d’explication, on n’aperçoit pas de raison péremptoire pour que l’intensité de ce flot diminue. Le sujet lui-même ainsi que la nature et la diversité des sources expliquent la difficulté à espérer écrire le dernier mot d’une telle histoire.

Des sources fort problématiques, parce que, chacun le sait, à part quelques vers sur la danse dont l’authenticité est disputée, l’intéressé lui-même n’a rien laissé qu’on puisse lui attribuer, et parce que ses principaux témoins, des témoins contemporains (Aristophane, Xénophon et Platon), non seulement diffèrent entre eux à son sujet, mais sont, chacun, au moins autant soucieux de leur propre message que de celui qu’ils lui attribuent. On pourrait d’ailleurs en dire autant des auteurs de logoi sôkratikoi dont Robin Waterfield parle trop peu.

La question de savoir “why Socrates died”, n’est pas tout à fait la bonne question (même si elle convient au titre d’un livre où l’intention de vulgarisation savante est sensible), celle que l’historien doit plutôt se poser, me semble-t-il, c’est de se demander pourquoi il a été condamné, ce qui pose subsidiairement, mais plus fondamentalement encore, la question de savoir pourquoi il avait été accusé. Et, dans ces deux questions, l’influence des circonstances est bien sûr fondamentale. Ce à quoi il convient encore d’ajouter que ce procès contre Socrate doit être replacé dans le cadre d’une série de procès en cette même année 399, car ces mêmes questions peuvent être posées à propos d’autres citoyens athéniens. Il y a eu Andocide, accusé par le même Mélétos que Socrate, sous deux chefs d’accusation d’impiété, avec la mort aussi comme peine, et puis il y a cet autre grand procès de l’année contre Nicomachos (cf. p. 32-33). La charge qu’on avait retenue contre celui-ci était vraiment proche du délit d’impiété (avoir indûment déplacé des sacrifices annuels et d’en avoir introduit de nouveaux). Mais il est aussi intéressant de noter qu’on soupçonnait aussi Nicomachos d’avoir soutenu les oligarques. A la différence de ce qui se passa pour Socrate, il y eut plus de jurés favorables à l’acquittement. Et l’on voit à cet aperçu combien il est important d’élargir le plus possible le champ d’investigation.

Je me suis apparemment un peu éloigné du livre de Robin Waterfield, mais c’est pour mieux y revenir. Car il faut lui rendre cette justice que, dans le cadre d’un ouvrage qui ne se présente pas comme une somme érudite, mais plutôt comme une contribution suggestive et personnelle, il ne manque pas de procéder à cet élargissement indispensable. Pour ce qui concerne les sources, il va bien au-delà des Apologie de Xénophon et Platon où l’on en reste dans nombre de livres sur ce sujet (mais il laisse toutefois une place trop exiguë à Aristophane). Et, pour ce qui concerne la signification historique de la mort du fils de Sophronisque, il déborde bien au-delà de la question de son procès proprement dit, faisant une place à la restitution des circonstances au sens large. On peut néanmoins regretter que, d’un point de vue général, la matière religieuse des choses soit quelque peu négligée et qu’il n’évoque pas ou pas assez certains phénomènes contemporains importants de la société athénienne, je pense par exemple à la philia institutionnelle, à l’image des phrontistai et au développement et aux diverses significations de la laconophilie.

Le livre se présente de façon emboîtée du point de vue chronologique. Alors que l’unité de temps du premier et du dernier chapitre est la même—c’est l’année 399—, ces deux parties en encadrent deux autres qui sont consacrées aux trois dernières décennies avant le procès. Le premier chapitre va directement à ce moment névralgique—il en expose les conditions légales, la procédure suivie et le fonctionnement du tribunal6—, et il se termine par l’examen du contenu de l’accusation d’impiété dans lequel se trouve incise une réflexion que je trouve un peu courte sur la “religion de Socrate”. Dans toute cette première partie, Robin Waterfield n’hésite pas à proposer un exposé pédagogique des rouages principaux des institutions athéniennes à la fin du Ve s. Quant au dernier chapitre, qui est consacré à l’élaboration d’une réponse à la question posée par le titre, il est divisé en deux parties : d’abord l’examen des rapports de Socrate avec la politique — entendue surtout dans le sens l’exercice du pouvoir —, enfin la réponse de l’auteur à la question qui motive le livre. Selon Robin Waterfield, Socrate a joué pour la cité le rôle d’un bouc émissaire (“scapegoat”) pour évacuer ses difficultés, un rôle dont il pense (“I like to think”, écrit-il) qu’il a pu être joué de manière délibérée par Socrate. Socrate, précisément. “As a figurehead”, on dirait presque, en français, en tant que tête de turc. Voilà pour la forme qu’aurait revêtue cette condamnation. Robin Waterfield donne aussi les raisons diverses qui se trouvent à l’origine de sa mise en accusation. Je les transcris : à cause d’un conflit intergénérationnel installé au coeur de la société athénienne où le rôle des individus, pourtant, doit être considéré, dit-il, comme moins important que les facteurs sociaux ; en raison de son enseignement d’une “morale subversive” ; en raison d’une “critique de la démocratie”, alors qu’il était “loin d’être le seul à le faire” ; enfin, parce que les Athéniens voulaient se débarrasser de “tendances (“trends”) indésirables, et pas seulement d’un individu indésirable”, c’est-à-dire de Socrate lui-même (p. 202). Telle est la thèse finale. Elle est complétée par une ultime extension qui consiste, pour l’auteur, à dépasser le caractère métaphorique de l’expression “bouc émissaire” (qui n’a pas d’appui direct dans les textes) pour retrouver dans la condamnation à mort de Socrate une valeur religieuse analogue à celle que l’on connaît dans le rituel des Thargélies. Plus qu’un “bouc émissaire”, donc, et dans la continuité de sa “mission”, à laquelle Robin Waterfield ajoute foi, Socrate jouerait volontairement le rôle d’un pharmakon dans la perspective de favoriser la “régénération” d’Athènes (p. 204). L’hypothèse est outrée.

Et puis, enchâssée entre ces deux morceaux qui concernent l’année 399, deux chapitres de contextualisation sont consacrés, le premier, aux années de guerre et le second à la crise et aux conflits sociaux et politiques de cette période, qui viennent donner au lecteur l’arrière plan politique, social et intellectuel de la cité depuis les années 430 au moins. Il y est beaucoup question de l'”Aristocratic Milieu”, d’Alcibiade, de son ascension et de sa chute (le personnage intéresse beaucoup Robin Waterfield, dont il a traduit la Vie de Plutarque7), de la défaite et puis de la révolution et du pouvoir des Trente.

Les notes sont en fin d’ouvrage et il n’y est pas fait appel en cours de lecture (ni signe ni numéro), de sorte que le lecteur ne sait pas qu’elles existent ni où. L’ouvrage est complété par un bon index et par une bibliographie essentiellement récente où manquent pas mal d’ouvrages fondamentaux.8 On doit à la tendance louable de l’ouvrage à la pédagogie de contenir aussi un glossaire.

Au-delà de cette description et de ses conclusions, quelle est la matière du livre, quelles sont ses options interprétatives ? D’une façon très générale (donc simplificatrice de ma part), des trois grands témoins contemporains, ce livre fait surtout son miel de la vision qu’avait Platon de la cité athénienne et de son évolution, Xénophon et Aristophane étant relativement moins utilisés. Cela va de son analyse de la société et de la vie politique à ses critiques, aux modèles et aux solutions qu’il propose. Et une des difficultés de méthode qui découle du fait que l’auteur s’est prioritairement glissé dans une source principale, c’est que quand il s’agit de faire penser Socrate, ce héros absent de sa tragédie, c’est insensiblement, peut-être à son corps défendant, que Robin Waterfield écrit “Socrates” quand il devrait écrire “Plato”, de sorte que le Socrate platonicien est considéré une grande partie du temps comme le Socrate du siècle, le Socrate vivant. Maladie commune des ouvrages sur Socrate! Cette absence de précaution à distinguer le discours platonicien de l’insaisissable pensée du Socrate vivant — car c’est bien celui-ci qui a été condamné à mort — est particulièrement sensible dans le chapitre consacré aux “Socratic Politics”. Quelques précautions langagières mises à part (p. 179), point de vraie solution de continuité de Platon à Socrate, et cette caractéristique constitue un sérieux handicap méthodologique dont souffre un livre qui jouit par ailleurs de qualités insignes.

Certains traits de la société athénienne de la fin du Ve s. semblent évidents à Robin Waterfield qui ne m’apparaissent pas tels. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans une discussion sur des points de détail, je n’en citerai que quelques uns. Qu’est-ce qui fait croire que la pédérastie fût un phénomène limité à la classe supérieure (p. 56) ? Présenter (p. 151) Socrate comme un conservateur en politique, même en minorant cette proposition d’un “in a sense”, risque d’induire en confusion tant le concept est mal adapté, vague et trop marqué par l’histoire contemporaine. Une observation à propos d’une interprétation du portrait de Socrate dans les Nuées me semble relever moins du détail que du rapport entre sa personne et la catégorie des sophistes. A l’inverse de ce qu’écrit Robin Waterfield, la satire (car c’est bien de ça qu’il s’agit) est dirigée au moins autant, si ce n’est plus, contre l’ensemble des phrontistai que contre Socrate lui-même (p. 13). Cela change la valeur sociologique de la charge aristophanesque.9

Le débat à propos du caractère plus ou moins ouvert, plus ou moins tolérant, de la société athénienne, je dirais même de sa culture, est plus important et il me semble mal posé. Je peux comprendre que, pour des raisons de “mise en scène” d’un texte, un historien fasse appel à une réaction contemporaine vis-à-vis d’une culture lointaine afin d’illustrer ce que peuvent avoir d’erronées les représentations communes de ladite société (p. 155). Et je ne nie pas que de telles représentations soient erronées. Mais faut-il ajouter que ce qu’une société comme l’Athènes du Ve s. pouvait avoir d’intolérant à nos yeux ne constitue pas un critère de jugement en ce temps et en ce lieu ? Que le seul moyen pour mesurer de la capacité de tolérance et/ou d’intolérance de cette cité consiste à la comparer avec ce qui serait comparable, c’est-à-dire avec des cités grecques contemporaines? Et, malgré les procès, je plaiderais pour l’exception positive athénienne. Ne faudrait-il pas se demander plutôt quel est l’endroit de la Grèce antique et dans quelle société a vécu Aristophane, où s’est développée la comédie ancienne, le théâtre et aussi les Sophistes … et jusqu’à un Socrate? Où ont-ils pu écrire, enseigner, même si c’est difficilement ? Se demander aussi si tout cela était possible “ailleurs” ?

Robin Waterfield joue avec bonheur sur le registre de ce que j’appellerais la comparaison elliptique et suggestive, il le fait remarquablement. C’est ainsi qu’après avoir introduit, dès la p. 55, le thème (en très grande partie platonicien) de la “régénération morale”, il y revient avec les Trente, p. 123, avec cette accusation contre la démocratie (terme employé un peu trop uniment dans le livre, sans en dater les phases contrastées) d’être responsable de la défaite. C’est que les deux idées sont liées dans une partie vindicative de la société athénienne. Qu’on pardonne au lecteur français, mais la comparaison avec le mise en accusation explicite du Front populaire de la part du régime de Vichy à la fois de cette même dégénérescence morale et de la défaite militaire de 1940 lui vient d’elle-même. Et c’est de façon heureuse que Robin Waterfield reprend la théorie de la “faute morale” dans une autre comparaison explicite entre Critias et Franco où il donne la parole à ce dernier : “The Fatherland must be renewed, all evil uprooted, all bad seed extirpated. This is not a time for scruples” (p. 128, référence p. 218). Athènes avait été corrompue par des années de démocratie!

Il est tout à fait justifié (p. 47 et passim) de prétendre que le portrait moral de Socrate par ses contemporains rend compte d’un personnage qui irritait ses contemporains. Son accoutrement, le caractère élitiste de son groupe de neoi, les vues qu’il développait sur la vie en société, une certaine condescendance vis-à-vis des croyances et du système polythéiste en usage et enfin sa prétention à communiquer intimement et singulièrement avec le divin (le daimonion), bref, une attitude qui témoignait d’une certaine supériorité qui a pu indisposer ses concitoyens. Qu’il ait été stigmatisé, lui et ceux qui, avec lui, “socratisent”, qui “lacédémonisent”, en raison de leur attitude provocatrice, de leur esprit de contradiction, de leur certitude d’être dans le juste si ce n’est dans la vraie piété, voilà qui n’a rien d’étonnant et qui, sans être sans doute déterminant dans un vote final, a pu peser dans l’opinion commune.

Le manque de place et l’abondance de la matière m’obligent à laisser de côté d’autres problèmes qu’aborde Robin Waterfield et à conclure rapidement. Comme je l’ai dit d’emblée, c’est un bon livre, dont on doit recommander la lecture. Plus original, personnel et savant qu’il y paraît d’abord, il est aussi fort agréable à lire.

Notes

1. Devons-nous étonner du fait que la bibliographie de l’auteur. ne comporte d’autre littérature qu’anglo-saxonne ? Il y a bien vingt ans qu’a commencé à se manifester chez des auteurs anglo-saxons cette coupable négligence envers toute historiographie rédigée en une autre langue que la leur, on s’en étonne donc de moins en moins, mais, le danger, c’est qu’il semble que cette façon de faire (cette façon de ne pas lire) gagne du terrain! La surdité affichée d’une partie de nos interlocuteurs nous prive d’un dialogue.

2. The Trial of Socrates, New York, 1988.

3. Socrates on Trial, Oxford UP, 1989.

4. “The Trial of Sokrates — from the Athenian Point of View” (ce qui, tout le monde en conviendra, constitue bien le seul point de vue historique possible), Kgl. Danske Vidensk. Selskab, hist.-filos. Meddelelser, 71 (1995), texte tardivement publié dans M. Sakellariou (éd.), Démocratie athénienne et culture, Athènes, Acad. d’Athènes, 1996, 137-170 (le contenu était déjà en germe dans Mus. Tusc., 40-43 (1980) 55-82).

5. “The Trial and Death of Socrates”, dans S. Ahbel-Rappe et R. Kamtekar (éds), A Companion to Socrates, Oxford, Blackwell, 2006, 5-20.

6. On trouvera une remarquable introduction de L. Brisson à la fois sur les mécanismes du procès et sur le fond des accusations dans le volume consacré à l’ Apologie de Socrate et au Criton (trad. et notes) (Paris, Garnier-Flammarion, 2e éd., 1997, 11-74).

7. Plutarch : Greek Lives, avec des notes de Ph. Stadter, Oxford UP, 1993, 218-259.

8. Signe du splendide isolement évoqué à la n. 1 je n’en citerai qu’un. Ainsi, à propos des sources sur Socrate (p. 228), comment omettre la gigantesque et si précieuse somme des Socratis et Socraticorum reliquiae de G. Giannantoni (4 vol., 2e éd., Napoli, Bibliopolis, 1990) ?

9. Sur l’usage de la comédie ancienne dans la recherche d’une éventuelle opinion commune vis-à-vis des sophistai et de Socrate, je me permets de renvoyer à mon article : “Contribution des Nuées au problème de l’incroyance au Ve siècle”, dans P. Brulé (éd.), La norme en matière religieuse en Grèce ancienne, Kernos Supp. 21 (2009), 49-67.