BMCR 2009.10.23

Porphyre. Sentences. (2 vols.). Histoire des doctrines de l’antiquité classique, XXXIII

, Porphyre. Sentences. (2 vols.). Histoire des doctrines de l'antiquité classique, XXXIII. Paris: Librairie Philosophique J. Vrin, 2005. 874. ISBN 271161320. €45.00.

[Une table des matières est présentée à la fin de cet article]

Cette édition des Sentences de Porphyre est le résultat d’un long travail mené par l’Unité Propre de Recherche no 76 du Conseil National de la Recherche Scientifique à laquelle se sont joints des spécialistes français et étrangers. Le texte grec, qui compte 44 sentences, est accompagné d’un précieux apparat critique dont il faut souligner non seulement la rigueur mais aussi l’étendue. Richard Goulet consacre un chapitre à la question du titre de l’ouvrage. Marie-Odile Goulet-Cazé s’intéresse au genre littéraire des Sentences et Luc Brisson et Goulet-Cazé examinent ensuite la philosophie de Porphyre. Cristina D’Ancona évalue les relations de Porphyre à son maître Plotin. D’Ancona établit un synopse des sources plotiniennes du texte porphyrien puis un synopse des relations entre les Sentences et les Éléments de théologie de Proclus. Tiziano Dorandi dresse quant à lui une brève histoire du texte alors que Jean-Marie Flamand fait la recension chronologique de toutes les traductions et éditions parues depuis 1497 jusqu’à la traduction de Salvatore Cuccia en 1998. Enfin, Goulet-Cazé et Richard Goulet présentent les Sentences et leur apparat. La traduction française prend place aux pages 308 à 379. Le tome 2 répertorie les notes qui accompagnent le texte (381-786), une bibliographie dressant la liste des études consacrées aux Sentences (787-794). Une traduction anglaise entièrement indépendante de la traduction française est réalisée par John Dillon (795-836); puis, suivent un Addenda et les tables comprenant un lexique complet établi par Richard Goulet, un index des passages cités et des mots grecs réalisé par Brisson et Luc Plin. (839-871).

Goulet-Cazé et Richard Goulet précisent que cette édition ne cherche pas à remplacer le travail mené de main de maître par Erich Lamberz en 1975 pour la maison Teubner.1 La traduction française ici présentée suit, sauf exception, le texte édité par Lamberz. Cependant, les éditeurs de cette nouvelle traduction ont eu la bonne idée de répertorier les suggestions des philologues depuis 1975 et que Lamberz n’avait pu inclure dans son travail. L’édition Lamberz a l’avantage de faire intervenir des témoins qui avaient ét/es auparavant négligés. Le manuscrit Marcianus Graecus 519, le Neapolitanus Burbonicus Graecus de même qu’un réexamen complet du Vaticanus Graecus 237. De plus, Lamberz utilise des témoignages indirects tels que Psellus et Stobée.

À propos du titre de l’ouvrage de Porphyre, Richard Goulet rappelle que le terme aphormai était d’usage dans les titres d’ouvrages philosophiques et rhétoriques et que son utilisation la plus ancienne remonterait à Thrasymaque de Chalcédoine à la fin du cinquième siècle avant Jésus Christ. Sentence est un terme qui désigne un ouvrage de synthèse plutôt qu’une exposition en détail d’une doctrine. (14) Goulet explique aussi que la forme littéraire des Sentences a des antécédents: maximes épicuriennes et pythagoriciennes. Cette littérature dite gnomologique, pratiquée par Épictète (15) est d’abord aphoristique et nous présente des sentences ayant une grande autonomie les unes par rapport aux autres, autonomie qui est caractéristique du début du texte de Porphyre, mais qui s’estompe graduellement pour faire place a des développements plus longs.

La question du genre littéraire des Sentences demeure difficile puisque celles-ci forment un ensemble hétérogène. (17) Goulet-Cazé réussit néanmoins à éclairer avec brio ce problème. Les Kuriai Doxai d’Épicure, certains passages du Didaskalikos d’Alcinoos, puis les chapitres des Éléments de théologie de Proclus pourraient servir de référence. Or, les Sentences ne peuvent être comparées à aucun de ces textes puisqu’elles sont parfois très longues. En effet, la sentence 14 vient briser l’enchaînement des sentences courtes du début de l’ouvrage. Concevoir le texte de Porphyre comme une simple introduction à la philosophie de Plotin est abusif parce qu’en certaines sentences Porphyre se laisse aller à des réflexions plus personnelles sans toutefois prendre soin d’expliciter et de clarifier sa pensée. (28) En dernière instance, Goulet-Cazé renonce à identifier les Sentences à un genre littéraire précis puisqu’il demeure impossible de comprendre à partir d’un seul genre le passage des sentences courtes aux sentences longues.

Goulet-Cazé et Luc Brisson tentent pour leur part de reconstituer la philosophie de Porphyre telle qu’elle est développée dans les Sentences. Afin de caractériser la métaphysique du philosophe, Goulet-Cazé identifie d’abord les deux principes à partir desquels Porphyre élabore sa philosophie: la distinction entre monde corporel et monde incorporel et le principe du tout est dans tout selon différents modes. Á ces deux principes s’ajoutent deux processus dynamiques: procession et conversion. La procession, insiste Goulet-Cazé, est une action sans contact telle que la présente Porphyre dans la sentence 6 et implique la doctrine de la participation telle que présentée dans le Parménide de Platon. La conversion, quant à elle, exposée en sentence 13 implique trois possibilités: une non conversion de l’engendrant vers l’engendré, une conversion de même qu’une non conversion, puis une conversion vers l’engendré seul. (53-61) Viennent ensuite une exposition détaillée des trois hypostases: l’Un, l’Intellect, l’Âme. L’Un, qui est fort peu mentionné dans les Sentences, n’en demeure pas moins important pour le philosophe. L’Un reçoit plusieurs noms empruntés aux Ennéades de Plotin. (64) Apres en avoir fait la liste, Goulet-Cazé, reprenant la thèse de Lilla,2 explique que, situé au-delà de toute détermination, l’Un de Porphyre et de Plotin se comprend à la lumière de la théologie négative. (65) Goulet-Cazé rappelle à cet effet que la sentence 25 illustre ce principe en insistant sur la non-intellection comme manière de contempler cet Un. (67) Quant à l’Intellect, Porphyre, qui use de plusieurs expressions lorsqu’il veut le nommer, formule une distinction importante dans la sentence 44 entre le sensible et l’intelligible. Goulet-Cazé s’attache ensuite à la sentence 41 et explique que l’Intellect agit par lui-même contrairement au sensible qui nécessite une médiation sous la forme d’un corps. L’Intellect est donc un incorporel, ce qui lui permet d’échapper à toute caractéristique spatiale. La sentence 39 oppose les propriétés de l’intelligible à celles du sensible, à propos desquelles Goulet-Cazé rappelle qu’elles furent énumérées par Plotin.3 Sur l’âme, la sentence 31 explique que l’Intellect est cause de l’âme qui, par la suite, se multiplie en une pluralité d’autres âmes. (86) Porphyre reprend les concepts d’âme divine, d’âme du monde et d’âmes individuelles dont Goulet-Cazé retrace les linéaments jusque chez Plotin (87) en s’appuyant sur l’interprétation d’ Ennéades III 5 [50], 2-4 par Pierre Hadot.4 Goulet-Cazé explore ensuite les principales caractéristiques de l’âme. La sentence 17 établit quatre propriétés de l’âme dont l’absence de grandeur, de matière et de corruptibilité. (90) Elle étudie aussi la sentence 5, qui définit l’âme comme une médiation entre l’intelligible et le sensible pour conclure sur un développement des plus intéressants sur les manières dont Porphyre parle de l’âme. (104-105) Luc Brisson complète ce chapitre sur la philosophie de Porphyre en consacrant les pages 107 à 138 à la question difficile du rapport entre physique et éthique. Brisson examine tour-à-tour la matière, la masse et le corps pour déboucher sur une étude du rapport entre la connaissance et l’éthique. (126-138) Brisson rappelle d’abord que la sentence 20 de Porphyre postule que la matière fait partie des incorporels; dépourvue de qualité, de quantité et de puissance, elle est le non-être véritable. Ce non-être, si on lui attribue la quantité, devient masse. Brisson souligne que certains platoniciens comme Alcinous, à la fois fidèles au Timée de Platon et influencés par le stoïcisme se représentaient ce type de matière comme ὄγκος, terme que Plotin utilise pour désigner la matière pourvue de quantité mais dépourvue de qualité. Les corps naissent de l’addition de qualités aux quantités de la masse. Ce qui est nommé connaissance par Porphyre est en fait une des activités de l’âme associée à un corps. La sentence 43 intitulée “L’intellect est multiple” énumère les facultés de la connaissance: sensation, imagination, intellect; liste à laquelle Brisson ajoute la mémoire. (127) Sensation et intellection sont deux mouvements contraires; dans la sensation l’âme s’expand vers l’extérieur alors que dans l’intellection l’âme revient sur elle-même. De plus, c’est l’intellect qui contient ce que Brisson nomme les modèles des vertus (131) qui, chez Porphyre, sont des vertus dites “paradigmatiques” (sentence 32, lignes 63-64) alors que chez Plotin, rappelle Brisson, ces modèles ne sont en aucun cas considérées comme des vertus. (131)

Cristina d’Ancona consacre un chapitre particulièrement fouillé aux rapports entre les Sentences, les Ennéades de Plotin et les Éléments de théologie de Proclus. Les pages 139 à 152 établissent les rapports textuels entre les Sentences et les Ennéades en retraçant les travaux consacrés à cette question depuis les tentatives de Paul Henry 5 et de Hans-Rudolf Schwyzer.6 Alors que Henry s’attache à montrer les passages tirés littéralement de Plotin par Porphyre, Schwyzer, lui, part des Sentences de Porphyre pour démontrer qu’il s’y trouve des éléments provenant des Ennéades puis, au même moment, des distinctions à la fois doctrinales, lexicales et structurales. (145) D’Ancona rappelle la thèse principale de Schwyzer selon laquelle le rapport de Porphyre à Plotin est pleinement compréhensible dans l’ouvrage que Porphyre a consacré à la vie de Plotin7 et dans lequel Porphyre marque son désaccord quant au statut des intelligibles par rapport à l’intellect. Schwyzer en conclut que chez Porphyre les éléments plotiniens et non plotiniens s’entremêlent. D’Ancona consacre ensuite une partie de son chapitre à dégager la typologie des emprunts de Porphyre à Plotin. (152-185) Les tableaux que D’Ancona a établis dans l’Appendice I (198-250) de son chapitre résument de manière magistrale ces divers emprunts. Enfin, une autre partie est consacrée à l’étude des rapports des Éléments de théologie de Proclus aux Sentences, rapports qui sont résumés dans l’Appendice II. (186-197 et 251-274) D’Ancona rappelle que Proclus s’est souvent inspiré non pas des Ennéades de Plotin mais des Sentences (187), et c’est ainsi que, par exemple, la proposition 176 des Éléments de Proclus reproduit l’abrégé de Plotin tel que formulé par Porphyre dans la sentence 2. (187-188) Dans d’autres cas, là où Porphyre ne s’est pas contenté d’abréger Plotin, le fait que Proclus part des Sentences a des conséquences importantes. (188) D’Ancona donne l’exemple du “tout est dans tout” de la sentence 10 créé par Porphyre à partir de divers passages plotiniens. Porphyre, d’une part, généralise les thèses plotiniennes sur le mode d’être des choses dans l’intellect puis dans l’âme, mais cela donne une doctrine peu satisfaisante; or, Proclus, lorsqu’il hérite de cette théorie du “tout est dans tout” tente d’éviter les difficultés engendrées par la généralisation porphyrienne en appliquant cette doctrine seulement aux principes qui, chez lui, organisent la réalité: l’être, la vie, l’intellect. En plus de ces emprunts, D’Ancona relève les différences entre les Éléments et les Sentences (193-197); différences de structures d’abord, mais aussi différences dans le mouvement de la pensée. (195)

L’histoire du texte des Sentences est examinée par Tiziano Dorandi dans un chapitre des plus utiles. L’auteur y distingue la tradition directe de la tradition indirecte. Dorandi rappelle qu’il existe trois manuscrits principaux, le Marcianus Graecus 519, le Vaticanus Graecus 237 et le Neapolitanus Burbonicus, qui constituent la tradition directe, puis des témoins comme Stobée et Psellus forment la tradition dite indirecte. Dorandi donne ensuite un résumé des analyses de Lamberz, qui fut le pionnier des études sur la tradition manuscrite des Sentences et le découvreur, doit-on le rappeler, du Neapolitanus Burbonicus.

Jean-Marie Flamand dresse le catalogue de toutes les éditions et traductions des Sentences, allant de la traduction de Ficin datée de 1497 jusqu’à la traduction récente de Cuccia réalisée en 1998. Les éditions anciennes qui exigent naturellement des développements plus longs que les éditions modernes sont fort bien présentées ; nous en voulons pour preuve la fort belle et très complète introduction rédigée par Flamand de l’édition Holstensius publiée à Rome en 1630. (290-293).

Le tome 2 répertorie les notes sur les Sentences. (384-786) La richesse de ces notes est assurée par le fait qu’elles peuvent à certains moments se critiquer. De plus, certaines notes sont très longues alors que d’autres sont courtes. Cette diversité des points de vue fera de cette édition un outil de travail indispensable pour les futurs exégètes.

Michel Christiansen établit une bibliographie des ouvrages consacrés aux Sentences. (787-794) tout en laissant de côté les éditions, traductions et commentaires des oeuvres d’auteurs anciens. Cette bibliographie fait apparaître le fort petit nombre d’études, sept en tout, entièrement consacrées aux Sentences.

Enfin, de la traduction anglaise des Sentences réalisée par John Dillon (795-835) nous ne pouvons juger de la qualité; cependant, Dillon, il faut le souligner, a eu la bonne idée de faire référence aux notes rédigées en français. La note 27 annotant la sentence 16 de la traduction anglaise renvoie ainsi à la note en français sur cette même sentence 16 aux pages 445 à 447 telle que rédigée par Marie-Odile Goulet-Cazé.

Les Sentences de Porphyre, condensé des Ennéades de Plotin, est un ouvrage qui a la réputation d’être d’une grande difficulté. Pourtant, le travail réalisé par le groupe d’historiens de la philosophie antique de l’unité 76 a relevé avec brio le défi qui consiste à donner aux lecteurs non seulement un texte clair mais aussi un outil de travail à partir duquel il sera désormais possible de comprendre avec précision l’apport de Porphyre dans la grande histoire du néoplatonisme.

Table des matières:

Tome I Avant-Propos, 5
Introduction générale, 9
Le titre de l’ouvrage (Richard Goulet), 11
Le genre littéraire des Sentences (Marie-Odile Goulet-Cazé), 17
Le système philosophique de Porphyre dans les Sentences, (Goulet-Cazé et Brisson), 31
A. Métaphysique (Goulet-Cazé), 31
B. Physique et éthique (Brisson), 107
Les Sentences de Porphyre entre les Ennéades de Plotin et les Éléments de théologie de Proclus (Cristina D’Ancona), 139
Appendice I: Synopse des sources plotiniennes des Sentences, (198)
Appendice II: Synopse des relations entre les Sentences et les Éléments de théologie, (251)
La tradition manuscrite (Tiziano Dorandi), 275
Annexe I—Liste des Sentences citées par Stobée, (280)
Annexe 2—Liste des principaux manuscrits de Stobée, (281)
Anneze 3—Liste des Sentences citées ou paraphrasées par Psellus, (281)
Annexe 4—Éditions des oeuvres de Psellus utilisées, (282)
Annexe 5—Synopse, (283)
Éditions et traductions des aphormai de Porphyre (Jean-Marie- Flamand), 285
Présentation du texte et de l’apparat (Goulet-Cazé et Goulet), 301
Sigles, 302
Texte grec et traduction française, 305

Tome II Notes sur les Sentences, 381
Bibliographie sur les Sentences, (Michel Christiansen), 787
Traduction anglaise et notes (John Dillon), 795
Addenda, 837
Tables, 839
Lexique complet des Sentences (Goulet), 843
Index des passages cités (Brisson et Plin), 857
Mots grecs (Brisson et Plin), 871

Notes

1. Porphyrii Sententiae ad intelligibilia ducentes, edidit Erich Lamberz. Adiectae sunt octo tabulae. coll. “Bibliotheca Scriptorum Greacorum et Romanorum Teubneriana”, Leipzig, Teubner, 1975, LXXXVIII-89 p.

2. S. Lilla, “La teologia negativa dal pensiero greco classico a quello patristico e byzantino”, Helikon, 22-27, 1982-1987, 211-279 et 28, 1988, 203-279.

3. Plotin, Ennéades, VI 5 [23], 2, 12-16.

4. Plotin, Traité 50, III 5, traduction et commentaires de Pierre Hadot, Paris, Cerf, 1990, 46-61.

5. Paul Henry, Études plotiniennes, I. Les états du texte de Plotin, Paris, Bruxelles, 1938, p.41-67.

6. Hans-Rudolf Schwyzer, “Plotinisches und Unplotinisches in den aphormai des Porphyrios”, Plotino e il neoplatonismo in Oriente e in Occidente, Atti del Convegno di Roma promosso dall’Accademia Nazionale dei Lincei, coll. “Problemi attuali di scienza cultura”, 198, Roma, 1974, p.221-252.

7. Porphyre, Vie de Plotin, trad. de Luc Brisson, Paris, Vrin, 1982.