BMCR 2009.09.32

Worlds Made by Words: Scholarship and Community in the Modern West

, Worlds Made by Words: Scholarship and Community in the Modern West. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2009. viii, 422. ISBN 9780674032576. $29.95.

Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page (Paris, Seuil, 1998) sont pour le grand public cultivé francophone une riante voie d’accès aux travaux qu’Anthony Grafton consacre depuis le début des années ’70 à l’histoire de l’érudition dans l’Europe des débuts de l’époque moderne. Le présent ouvrage, constitué de 15 chapitres, qui se répartissent en 3 sections, offre un panorama actualisé des thèmes de recherche qui comptent le plus aux yeux de ce chercheur et témoigne de l’ampleur et des ramifications de ses enquêtes, qui optent pour la “longue durée”, jusqu’au présent le plus actuel.

La première section, la plus nourrie, se consacre à la moderne République des Lettres. Dans un chapitre 1, “A Sketch Map of a Lost Continent. The Republic of Letters”,1 la République est cartographiée en tant que communauté interdisciplinaire et internationale d’érudits qui existe à travers un certain nombre de projets et un ensemble de règles pour la conduite de la vie intellectuelle. La République des Lettres est, Grafton y insiste, un monde où chacun pratique son art dans un contexte large, à l’opposé des spécialisations d’aujourd’hui. Si Leibniz et Newton sont actuellement perçus comme de purs scientifiques, tous deux développent leurs intérêts dans d’autres matières : ainsi Newton passe des années de sa vie à faire des expériences alchimiques, à travailler sur l’histoire du monde ancien, à reconstruire le Temple de Salomon et à essayer d’interpréter les prophéties de Daniel et l’Apocalypse. Ces érudits offrent ce qui semble aujourd’hui encore des modèles de conduite pour les intellectuels : ils imaginent des moyens pour mener une recherche avec rigueur, pour publier leurs résultats honnêtement, pour s’élever au-dessus des préjugés, sans perdre leurs convictions. Ils collaborent avec des artistes qui donnent à leurs livres des formes radicalement nouvelles. La République des Lettres existe, d’abord et surtout, comme un kaléidoscope de gens, de livres et d’objets en mouvement. Les villes y jouent un rôle important, lorsqu’elles disposent d’une certaine autonomie, sont dotées de bibliothèques et d’imprimeries qui donnent aux hommes et femmes des lettres le pouvoir de la publicité : Strasbourg, Leyde, Amsterdam, Bâle, Londres et Berlin en constituent autant de “capitales”. Grafton montre bien que nous connaissons la République d’abord à partir de ce que ses citoyens en disent. Il insiste sur le rôle des associations mises en place, qui aident à créer les réseaux épistolaires qui donnent à la République son système circulatoire. À travers les milliers de lettres conservées — qui combinent l’officiel et le professionnel avec le privé d’une façon qui semble alors parfaitement naturelle — les contours et les chemins de la République peuvent être entrevus de la façon la plus vivante. Cet échange de lettres est plus qu’un système pour collecter et échanger des informations : il est le seul moyen de témoigner de la sympathie et de l’affection pour ceux dont ces érudits sont séparés et d’entrer en relation régulière avec les grands qui brillent au loin. Grafton suggère que, comme les chercheurs d’aujourd’hui, les citoyens de la République font des efforts conscients pour créer des communautés — de gens et d’informations — qui dépassent les frontières politiques, linguistiques et religieuses.

Grafton passe ensuite de la “cartographie” à la “chorographie”, ou comment les Républicains des Lettres utilisent leurs canons de conduite pour régler des formes techniques particulières d’enquête. Grafton souhaite comprendre comment des hommes et des femmes maîtrisent la gamme des disciplines de l’époque et des textes qui s’y rapportent, de l’astronomie à la philologie. En ce sens Grafton se penche sur une discipline qui de nos jours a largement été oubliée : la chronologie technique, c’est-à-dire l’étude formelle des dates auxquelles des événements se sont passés en histoire ancienne et médiévale. Même au début de l’époque moderne, le domaine est reconnu comme obscur et requiert des compétences extraordinaires. En théorie, ceux qui la pratiquent ne peuvent pas forcer ou falsifier la preuve, mais dès qu’ils choisissent de s’appuyer sur une date, ils se mettent eux-mêmes en état de négliger d’autres qui contredisent celle-là. Un grand nombre d’érudits du début de l’époque moderne manient cette discipline avec facilité et dextérité : Scaliger et son critique jésuite Denis Petau en sont probablement les experts les plus connus. Mais la chronologie fascine aussi de grands astronomes comme Copernic et Kepler et d’autres, le plus original penseur historique étant Giambattista Vico. Vers 1700, ces hommes ont fabriqué l’armature des dates sur lesquelles les savants modernes accrochent “la chair et le sang de l’histoire ancienne et médiévale”. Enfin, même si Grafton considère que ces spécialistes de la chronologie ne sont pas des modèles d’érudition et de vertu humaine aussi consistants qu’il ne l’a rêvé, ils lui apparaissent aussi comme travaillant avec acharnement et posant effectivement des ponts au-delà des plus profonds clivages idéologiques et théologiques. Dans leurs enquêtes, un Scaliger ou un Casaubon par exemple ont fait appel aux compétences des Juifs. Le contact avec l’Autre a aussi un effet sur ces personnalités. Ils sont devenus plus ouverts, au risque de connaître des ennuis.

Les pistes exposées dans ce propos liminaire sont approfondies dans une série d’études de cas, autour des notions-clefs, précédemment dégagées, de projets collectifs, de langage commun, de passage des frontières, de querelles mais aussi de poursuite de la vérité et de la paix. D’une part, les protagonistes — plus fascinants les uns que les autres — qui, dans ces études, retiennent l’attention d’Grafton sont, dans la mesure du possible, examinés à travers tout ou partie de leurs oeuvres, en vue d’essayer de comprendre et de replacer celles-ci dans les contextes et les communautés qui les ont façonnées. Outre aux sources de première main, Grafton est particulièrement attentif à suivre “la réputation” de ces érudits depuis leur époque jusqu’à nos jours, en passant par le XIXe siècle. Il en va ainsi pour l’architecte et théoricien de l’art Leo Battista Alberti (chapitre 2, “A Humanist Crosses Boundaries. Alberti on Historia and Istoria“),2 pour Johannes Trithemius (chapitre 3, “A Contemplative Scholar. Trithemius Conjures the Past”),3 pour Francis Bacon (chapitre 5, “Where Was Salomon’s House ? Ecclesiastical History ant the Intellectual Origins of Bacon’s New Atlantis“)4 et pour Johannes Kepler (chapitre 6, “Chronology, Controversy, and Community in the Republic of Letters. The Case of Kepler”).5 Dans cette entreprise, Grafton montre que l’on peut décrire le monde intellectuel de ces penseurs et écrivains d’une façon stimulante sur le plan de la construction des savoirs, “in a way that is neither prettily hagiographical nor emptily sociological” (p. 7). D’autre part, quatre chapitres autour de dossiers thématiques complètent cette section. Le chapitre 4, “The World in a Room. Renaissance Histories of Art and Nature”,6 examine la relation entre l’inventivité humaine et le monde naturel telle qu’elle s’exprime, de façon innovante, au cours de la Renaissance, avec une attention particulière portée à La Cité du Soleil de Tommaso Campanella. Le chapitre 7, “The Universal Language. Splendors and Sorrows of Latin in the Modern World”,7 au départ d’une nouvelle collection de littérature latine de la Renaissance italienne, la I Tatti Renaissance Library — une entreprise amenée selon Grafton à transformer l’étude et l’enseignement de la culture de la Renaissance —, réfléchit sur la place du néo-latin entre le XIVe et le XVIIe siècles et s’interroge sur le pourquoi de ce choix du latin qui limite les possibilités d’expression même s’il en ouvre d’autres. Le chapitre 8, “Entrepreneurs of the Soul, Impresarios of Learning. The Jesuits”,8 au départ en réaction à un ouvrage de parution récente,9 se place dans la perspective de l’écriture d’une histoire globale des Jésuites. Le chapitre 9, “In No Man’s Land. Christian Learning and the Jews”,10 pose la question, longtemps négligée, des rôles majeurs que les Juifs ont joué à la fois dans la vie et dans l’imaginaire européen. Deux ouvrages récents, qui ont passionné l’auteur, sont chroniqués : Judaism and Enlightment de Adam Sutcliffe (Cambridge, 2003) et The Languages of Paradise : Aryans and Semites, a Match Made in Heaven, trad. du français, de Maurice Olender (New York, 2003). L’un et l’autre de ces livres aident à voir comment les intellectuels occidentaux ont imaginé les Juifs qui vivent parmi eux et montrent que l’histoire de l’érudition n’est pas seulement affaire de technique, mais est aussi foncièrement humaine. Chez l’un comme chez l’autre, il apparaît que Edward Said, dans son Orientalisme, ne décrit pas une unique construction, mais une parmi celles que les écrivains occidentaux ont imaginées et avec lesquelles ils donnent à voir les cultures et les peuples non occidentaux. À l’arrivée, Grafton met en exergue, à travers l’exemple des XVIe et XVIIe siècles, que l’histoire des représentations européennes du judaïsme est bien plus complexe encore que ne le suggèrent les deux auteurs : “they [the authors] have shown how much we still do not known about the no man’s land in which learned Jewish and Christian armies struggled over the centuries” (p. 187).

Si, comme on le considère habituellement, la République des Lettres atteint sa fin naturelle à la fin du XVIIIe siècle, il n’en va pas de même pour la vie de l’érudition. Une deuxième section du livre se concentre sur le développement d’une sous-discipline, l’histoire des idées, et examine comment deux mondes institutionnels différents — l’Université d’Oxford d’une part et le Warburg Institute d’autre part — ont façonné le travail de Mark Pattison pour le premier et d’Arnaldo Momigliano pour le second. Dans le chapitre 10, “The History of Ideas. Precept and Practice. 1950-2000 and Beyond”,11 l’auteur retrace l’évolution des différentes branches de l’histoire des idées — et du journal du même nom fondé dans les années ’40 par Arthur Lovejoy — aux USA, non pas tant du point de vue de ce qui se passe à l’intérieur de la discipline histoire que de celui de l’interdisciplinarité. Les courants qui, en Europe comme aux USA, ont contribué à donner de la vigueur à l’histoire des idées sont aussi passés en revue. Le chapitre 11, “The Messrs. Casaubon. Isaac Casaubon and Mark Pattison”,12 apparaît en partie motivé par la biographie de Pattison publiée par H.S. Jones en 2007.13 Si cette dernière corrige un certain nombre d’idées reçues sur plusieurs aspects de la vie du personnage, selon Grafton, elle n’éclaire que partiellement l’intérêt que Pattison — pour l’époque victorienne, le mieux connu des défenseurs de la culture et de l’érudition allemande — a porté à l’histoire de l’érudition. Dans ce chapitre qui repose sur les travaux publiés par Pattison et sur ses papiers — carnets de notes et correspondance —conservés à la Bodleian Library, Grafton soumet l’érudition de celui-ci au même examen critique que celui auquel sa personnalité a été soumise par Jones. Il nous entraîne alors sur les pas de ce personnage, avec une attention particulière portée aux interactions entre la vie, l’oeuvre et le contexte général, dans l’intention de mesurer les limites et la portée de son oeuvre d’historien de l’érudition. C’est Arnaldo Momigliano, qui est au coeur du chapitre 12, “Momigliano’s Method and the Warburg Institute. Studies in His Middle Period”.14 En commençant par faire référence à un compte rendu que Peter Green a publié en 1955 dans le Times Literary Supplement à propos du Contributo allo storia degli studi classici, Grafton pose d’emblée une idée forte de ce chapitre : le savant italien a fait souffler un vent nouveau sur l’histoire de l’histoire ancienne. Un épisode autobiographique illustre comment Momigliano, qui, lors d’un échange épistolaire en 1973, apparaît à Grafton isolé dans son approche de l’antiquarisme et de la méthode historique en oeuvre dans l’Europe moderne, lui ouvre en fait des voies à suivre. De façon à mieux cerner l’apport de ces années londoniennes, le fond, la forme et le style des contributions que Momigliano propose entre 1944 et 1959 sont examinés. La mesure en est aussi prise à l’aune des productions antérieures et postérieures du savant. Est aussi scruté l’environnement personnel (Momigliano a dû quitter l’Italie en 1938) et intellectuel (en termes d’ouvrages disponibles par exemple). Dans le contexte londonien, le rapport de Momigliano avec les membres du Warburg Institute, Friz Saxl et Frances Yates en particulier, est étudié de près : la correspondance éclaire à la fois les origines et les limites de l’intérêt qu’il porte alors aux études d’historiographie.

L’ultime section du livre offre des portraits de deux intellectuels américains de premier plan ainsi qu’une enquête sur les mutations des livres et des médias au cours du XXe siècle. Le chapitre 13, “The Public Intellectual and the American University. Robert Morss Lovett”,15 nous plonge dans l’Université de Chicago de la première moitié du XXe siècle, et nous invite, à travers le récit, fondé sur une autobiographie et des documents d’archives, de la vie de Robert Morss Lovett, à réfléchir à ce que peuvent être la place et le rôle de l’universitaire engagé dans le monde d’aujourd’hui et de demain. Fondé sur les souvenirs d’Grafton ainsi que sur des archives de Samuel Grafton, le père d’Grafton — apparues en 1997 lors du décès de celui-ci —, le chapitre 14, “The Public Intellectual and the Private Sphere. Arendt et Eichmann at the Dinner Table”,16 se penche sur la polémique suscitée par la publication par Hannah Arendt dans le New Yorker en 1963 d’articles sur Eichmann in Jerusalem. L’holocauste commence alors seulement à occuper la place centrale qui est devenue la sienne dans les représentations et discussions des Juifs autour de leur passé récent. L’article avorté de Samuel Grafton, un journaliste, inspire à Grafton des réflexions intenses et parfois désappointées sur le sujet, cher à l’auteur, des intellectuels dans le monde d’aujourd’hui. Le chapitre 15, “Codex in crisis. The Book Dematerializes”,17 offre un état des lieux de ce qu’ont été, de ce que sont et de ce que seront dans les prochaines années, en terme de conservation et d’accès aux savoirs écrits ainsi que pour ce qui concerne les règles de leur mise à disposition, le monde de l’internet et celui des livres-papier.

La plupart des chapitres de ce volume sont des essais déjà publiés et revus pour éliminer des sections qui font double emploi et prendre en compte des publications ultérieures. Comme Grafton s’en explique dans l’introduction, ce livre est le fruit de son expérience comme enseignant et écrivain : 30 ans de fréquentation des érudits de l’époque moderne, 30 ans et plus vécus dans l’université et dans le monde des media et de l’édition. À travers les mots des savants, ceux des livres, des carnets de notes ou des lettres (l’apport des archives dans l’approche des oeuvres et des personnalités de Casaubon et de Pattison est lumineux), Grafton nous introduit dans les pratiques intellectuelles et au-delà dans les mondes des érudits de l’Occident. Pour Grafton, étudier les seules grandes figures du savoir n’a pas de sens. C’est en s’attachant à la fois à l’expérience des individus et des groupes que l’on est le mieux à même de comprendre les subtiles interactions qui opèrent dans la production, le maniement et le circulation des savoirs. Au total, ce livre, très soigné également sur le plan de la forme, est celui d’un historien attentif à décrire et à analyser, sans jamais juger, les mouvements intellectuels d’hier et d’aujourd’hui. En cela, il apparaît un peu comme un “livre-laboratoire” à la façon d’un ouvrage paru récemment en France, sous la direction de Christian Jacob, Les lieux de savoir 18 —auquel Grafton a contribué —, qui prend en compte l’ensemble des cultures ayant disposé de l’écrit : une échelle mondiale à laquelle Grafton n’est pas insensible, lorsqu’il suit le curieux et l’intellectuel pour qui le savoir se construit certes dans “l’isolement et la liberté” (p. 2 et 289), mais aussi au sein d'”espaces et communautés” qui continuent, en dépit des moyens modernes de diffusion de la connaissance, de dessiner une géographie avec ses écoles et ses traditions, ses haut lieux et ses quasi déserts.

Notes

1. Originellement présenté comme conférence à l’Université de Stanford à la fin 2007.

2. Publié originellement comme ” Historia and Istoria : Alberti’s Terminology in Context”, I Tatti Studies 8 (1999[2000]), p. 37-68.

3. Originellement présenté comme conférence à l’Université de Pennsylvanie en avril 2003.

4. Originellement publié dans H. Jaumann (éd.), Die europäische Gelehrtenrepublik im Zeitalter des Konfessionalismus, Wiesbaden, 2001, p. 21-38.

5. Originellement présenté au Séminaire du Département d’Histoire et de Philosophie des Sciences, à l’Université de Cambridge, le 2 mai 2007.

6. Originellement publié dans B. Bensaude-Vincent – William R. Newman, The Artificial and the Natural : An Evolving Polarity, Cambridge, Mass., 2007, p. 185-210.

7. Originellement publié dans le New York Review of Books, le 5 octobre 2006, et dans le London Review of Books, le 1 novembre 2001.

8. Originellement publié dans le New York Review of Books du 3 mars 1994.

9. J. O’Malley, The First Jesuits, Cambridge, Mass., 1993.

10. Publié initialement le 26 février 2004 dans le New York Review of Books.

11. Publié originellement dans le Journal of the History of Ideas 67 (2006), p. 1-32.

12. Publié pour la première fois dans American Scholar 52 (printemps 1983), p. 229-236.

13. H.S. Jones, Intellect and Character in Victorian England : Mark Pattison and the Invention of the Don, Cambridge, 2007.

14. Initialement publié dans Peter N. Miller, Momigliano and Antiquarianism : Foundations of the Modern Cultural Sciences, Toronto, 2007, p. 97-126.

15. Originellement publié dans American Scholar 70 (automne 2001), p. 41-54.

16. Originellement publié dans American Scholar 68 (hiver 1999), p. 105-119.

17. Une première version de cet article a été publiée dans The New Yorker, 5 novembre 2007, p. 50-54. La version publiée ici, plus longue, a déjà été publiée en 2008 par Crumpled Press.

18. C. Jacob (ss dir.), Lieux de savoir. Espaces et communautés, Paris, Éditions Albin Michel, 2007.