BMCR 2008.12.13

Sappho in the Making: The Early Reception. Hellenic Studies 28

, Sappho in the making : the early reception. Hellenic studies ; 28. Washington, D.C.: Center for Hellenic Studies, Trustees for Harvard University, 2007. xx, 442 pages : illustrations ; 23 cm.. ISBN 9780674026865. $19.95 (pb).

D. Yatromanolakis, dont la bibliographie sapphique est d’ores et déjà importante,1 se focalise dans ce livre sur la réception de Sappho de l’archaïsme tardif à l’époque classique incluse (Athènes essentiellement), avec un aperçu sur les débuts de la période hellénistique. Mais le livre porte aussi sur la méthodologie de l’anthropologie culturelle et son épistémologie. Elles font l’objet du premier chapitre (p. 1-49), intitulé “An Anthropology of Reception”, et sont une préoccupation constante de l’auteur dans les autres chapitres, de telle manière qu’on pourrait presque réintituler le livre Essai sur la méthode en anthropologie culturelle d’après l’exemple de la première phase de la réception ancienne de Sappho. Le titre adopté a l’avantage de l’économie. Selon l’auteur, la démarche classique consiste à tenter d’atteindre et de restituer la Sappho originelle en séparant, dans la documentation, ce qui est déformation et ce qui est prétendument original. C’est ce qu’il appelle, p. 364, “a corrective approach to ancient Greek evidence”. Avec cette méthode, on parvient, d’après l’auteur, plutôt à une reconstruction (“rewriting”, selon une expression pour laquelle il a une prédilection très marquée) qu’à une restitution. Il préfère, quant à lui, étudier en anthropologue la construction multiforme par une culture, à une époque donnée, de son image de Sappho.

Cette image, l’auteur l’étudie d’abord (chapitre II, “Ethnographic Archives of Vraisemblance in Attic Ceramics”, p. 51-164) dans les représentations vasculaires. Il suggère que Sappho est conçue d’après le paradigme masculin d’Anacréon et que l’ensemble formé par Sappho et ses compagnes (son thiase, mot que, sauf erreur, Yatromanolakis n’emploie jamais, certainement à dessein) est représenté, physiquement et mentalement, sur le modèle du banquet masculin. L’auteur examine en détail la documentation vasculaire, décrit et analyse minutieusement les scènes à chaque fois très utilement reproduites en noir et blanc. L’étude riche et passionnante, qui constitue à mon avis la meilleure partie du livre, est menée avec brio, habileté, et même clarté, bien que la clarté ne soit pas la qualité par laquelle cette monographie se signale le plus. En effet, dès que l’auteur généralise ou théorise, il recourt d’une manière souvent abstruse et parfois vague à l’abstraction jargonnante. En voici un exemple tiré de ce chapitre (p. 141) et qui n’est pas le plus prononcé du livre:

“The highly marked figure of that Eastern female poet was subjected to a variety of naturalizing processes of vraisemblance or mythopractical associations. The multilayeredness of such receptorial practices—at times habitually enacted, at other times originating from and performed by localized discursive agencies—contributed to the trafficability of the image of Sappho in terms of a polyvalent socioaesthetic coinage. The value of her figure and poetry was thus constructed and assessed to the different symbolic capitals privileged in specific discursive contexts”.

Il est vrai que le chapitre I s’est appesanti sur les concepts mis en oeuvre dans ce passage. Ainsi pour la mythopraxis, évoquée p. 42-48, qui “encapsulat(es) the dynamic dialogue between sanctioned discourses ( muthoi) and their activation on different occasions and by different, individual, collective, or institutionally authorized agents ( praxis)” (p. 43). L’auteur ainsi que la notice de la dernière de couverture, relayés par les éloges magnifiques de Marcel Detienne et de Chr. Sourvinou-Inwood cités là-même, mettent en avant la nouveauté de la méthode et de la Problematik de l’auteur. Au cours de son examen de la documentation vasculaire, Yatromanolakis étudie également avec soin les modalités et la fonction de la représentation du papyrus et de la figuration de lettres ou de mots dans les vases.

Dans les deux gros chapitres suivants (“The Anthropology of Ancient Reception: The Late Archaic and Classical Periods”, p. 165-286, et “Traditions in Flux”, p. 287-367), l’auteur se penche plus particulièrement sur la réception de Sappho vue au travers de la littérature, aux époques de l’archaïsme tardif et du classicisme, ensuite à l’époque de la comédie moyenne et au début de l’époque hellénistique. D’abord, Sappho est vue 1) au prisme du banquet masculin sous un quadruple jour érotique, hétairique, pédérastique et homéoérotique; 2) au prisme des réunions musicales de femmes dont les arts figurés se font l’écho; 3) au prisme de l’institution du mariage et des rites nuptiaux. S’affirment ensuite la docte Sappho, dixième Muse hellénistique, et la musicale amante de Phaon. C’est, me semble-t-il, avec un succès modeste que Yatromanolakis (p. 294 et suivantes) met en question les thèses de Welcker sur la responsabilité de la comédie athénienne dans la construction de la Sappho réceptoriale. L’auteur étudie chaque stade de cette construction avec une multiplicité d’éclairages qui néglige peu d’aspects socioculturels et, comme l’auteur aime à dire, socioesthétiques. Très variable est la force persuasive des arguments qu’il avance pour fonder les différentes figures de Sappho qu’il dégage d’une documentation peu abondante, fragmentaire et non toujours univoque. La documentation littéraire sur le réemploi et la recontextualisation des poèmes de Sappho (à la différence de ceux d’Alcée) dans le cadre du banquet est extrêmement restreinte et l’auteur, suppléant pour ainsi dire par lui-même aux lacunes de la documentation, est amené à imaginer comment certains poèmes de Sappho ou certains passages de ces poèmes pouvaient être, volontairement ou involontairement, détournés par leurs réutilisateurs symposiaques. Les ambiguïtés relevées dans les poèmes de Sappho par Yatromanolakis au sein de la section “Contextual Plasticity” (p. 279 ss.) peuvent être réelles mais, quand la documentation fait défaut, il paraît singulièrement aléatoire de chercher à savoir quels passages ont pu être détournés et dans quel sens. Les analyses de l’auteur sont, ici tout particulièrement, exposées au risque d’avoir une probabilité inversement proportionnelle à leur subtilité. Ces ambiguîtés n’en disent-elles pas plus sur Sappho comme auteur que sur sa réception? L’idée de voir dans ἐθέλοισαν (Sappho fr. 1,24 Voigt) une réécriture signifiante, liée à la reperformance, de ἐθέλοισα (p. 348) paraît ingénieuse mais est doublement fourvoyée. La philologie, critiquée ici ou là en certaines de ses pratiques par Yatromanolakis (p. 10 n. 34;2 p. 353), peut ou doit ici servir de borne à l’imagination du mythopraticien : attestée, la variante déterminée comme fautive devrait selon toute probabilité être assignée à une faute de copie banale, mais, loin que ἐθέλοισαν soit une variante, l’accusatif appartient à une conjecture moderne (G. H. Schäfer, 1808).

Ce n’est pas le seul endroit où l’armature et le jugement de l’auteur en matière philologique présentent des failles: en commentant la version restituée du fr. 118 Voigt dans les deux éditions (1923 et 1935) d’Ernst Diehl (fr. 103), il affirme (p. 9) que ce dernier “did not detect any metrical incertainties in the text”, ce qui est évidemment faux; il dit (p. 10) que les épithalames de Sappho étaient familiers au Byzantin Michel Italicos, ce qui est douteux ou faux (voir mon édition d’Alcée, I, p. LXV n. 223) et en tout cas méritait plus ample discussion; lui qui plus d’une fois vitupère le “rewriting” de certains philologues, il commente (p. 140) dans Aristophane, Thesm., 162, une leçon sans s’aviser ou préciser que c’est une correction, d’ailleurs moins audacieuse que brillante; critiquant (p. 169 ss.) comme “a quite speculative rendering of the transmitted text” la correction de Rudolf Pfeiffer que j’ai adoptée dans le célèbre fragment 384 d’Alcée,3 il envisage la leçon prônée par Paul Maas et adoptée par Voigt ἄπφοι mais ne paraît pas s’aviser de l’énorme difficulté que constitue l’hiatus stylistique entre l’hapax hypocoristique ( petite chérie, mignonne ou quelque chose de ce genre) et le reste du vers ( ô, sainte… à la couronne de violettes et au sourire de miel); il affirme (p. 252 n. 374) qu’Alcée a composé des “pederastic songs”, et, à en croire certains témoignages, cela semble exact, mais il est curieux que les erotica d’Alcée soient si peu nettement représentés dans nos fragments d’Alcée et la question de la valeur de nos témoignages, à laquelle Yatromanolakis est par ailleurs si méthodologiquement sensible, se pose ici; il se figure (p. 300) que chez Antiphane fr. 194,13 Kassel-Austin l’adresse de Sappho à son interlocuteur, πάτερ, peut faire allusion aux noms différents dont la tradition affuble le père de Sappho (l’interprétation évidente est présentée p. 304 en note à titre de possibilité); “I agree that κοιμήσατο in the transmitted text should not be dismissed” (p. 326 à propos de Posidippe 122,1 Austin-Bastianini): l’ennui, c’est qu’avec cette leçon le vers est irrémédiablement inintelligible et inconstructible. La discussion métrique du fr. 44 Voigt (p. 199) part, comme si elle allait de soi, de la théorie de G. Nagy, qui suppose l’hexamètre épique dérivé d’un vers éolien; il est maladroit de dire que la base éolienne, terme trompeur inventé par G. Hermann, est un archaïsme métrique. Je ne sais trop que penser de cette affirmation: “that Anakreon must have been familiar with Sappho’s songs is firmly established, as I have shown, by the parallel existence of their visual representations on Attic vases” (p. 217). D’abord, peut-on tirer une telle conclusion de représentations vasculaires?; ensuite, où est la démonstration?

L’auteur évoque brièvement (p. 360 n. 341) le cas de P. Kôln inv. 21351 + 21376 (début du IIIe s. av. J.-C.) et suggère que la pièce non-sapphique pourrait represent a poem attributed at an earlier period to Sappho in the context of performances and reperformances of her songs in Attic symposia. Le poème-pastiche est écrit par un autre copiste: en est-il l’auteur (cf. Studi e Testi di Papirologia, 9, 2007, p. 51)? Pour ce qui est de la recontextualisation des poèmes, la chaine symposiaque (cf. les Theognidea) semble présenter un intérêt que Yatromanolakis aurait pu exploiter. Sappho elle-même a pu exécuter plusieurs pièces dans un ordre de succession signifiant, qui éclaire ou oriente le sens de chaque poème et peut-être même donne lieu à des ensembles plus ou moins stables; parallèlement et ensuite, on a pu, dans des cadres et selon des modalités différentes, exécuter des chansons de Sappho seules ou avec des poèmes d’autres auteurs de telle manière que l’ordre soit signifiant et engendre des groupes préfigurant en quelque sorte les recueils de poèmes plus ou moins purement livresques des époques hellénistiques et romaines. À elle seule, la concaténation symposiaque offre des possibilités intéressantes de recontextualisation. Y-a-t-il des traces de tels ensembles dans ce qui reste des éditions alexandrines d’Alcée et même, par delà les critères de rangement métriques, de Sappho? Dans sa discussion rapide de la transmission des poèmes de Sappho (p. 207 ss.), Yatromanolakis ne se pose pas la question de savoir comment autant de poèmes de dimension variable mais toujours, pour autant qu’on sache, modeste ont pu survivre à Sappho et parvenir aux éditeurs alexandrins: ce fait n’implique-t-il pas une transmission écrite intervenue très tôt?

Bien que Yatromanolakis parle beaucoup de Sappho et d’Anacréon et de leur association, le problème de la chronologie de la poétesse n’est évoqué que d’une manière fugitive (p. 334 n. 219), dans la partie qui discute l’histoire célèbre de Doricha-Rhodopis et de Charaxos. Le problème chronologique, vu sous l’angle de cette seule histoire, est le suivant: Charaxos, le plus âgé des frères de Sappho d’après le traité de Chamailéon sur la poétesse, s’éprend, selon Hérodote, de la courtisane Rhodopis, dont l’historien place le floruit sous le règne du pharaon Amasis (569-525); or Sappho est censée être célèbre en 600-599 et son floruit est placé par la Souda en 612-609. Si, contre J. Beloch, S. Mazzarino et D. Fehling, qui font de Sappho une contemporaine d’Anacréon, on maintient la chronologie haute de la poétesse, la question chronologique ne se résoud pas, comme d’aucuns l’ont cru, par la dissociation de Rhodopis et de Doricha, la maîtresse de Charaxos, qu’Hérodote confond avec Rhodopis (certains Modernes font de Rhodopis le nom de courtisane de Doricha, mais Athénée maintient qu’il s’agit de deux personnes distinctes). En effet, on ne peut être certain qu’Hérodote ne fixe pas la date de Rhodopis (personnage aussi historique qu’Ésope?) en prenant pour repère la date où il place Sappho. J’avoue n’être plus aussi convaincu de la justesse de la datation haute des poètes lesbiens et de Pittacos, adoptée par une écrasante majorité d’érudits. Le poème 48 d’Alcée est trop fragmentaire pour être décisif. Une nouvelle enquête approfondie me semble nécessaire.

Par le biais du mot περιλεσχήνευτος employé par Hérodote, Yatromanolakis rattache son récit sur Rhodopis au banquet, auquel il lie aussi l’association indirecte, dit-il, des poèmes de Sappho aux fables d’Ésope. Le symposiocentrisme (si j’ose dire) de Yatromanolakis l’amène peut-être à négliger certains angles de vue. L’histoire d’Ésope et de Rhodopis me semble avoir une dimension folklorique marquée, à certains éléments de laquelle Welcker avait été sensible, dans une étude pionnière que Yatromanolakis n’utilise pas, “Aesop eine Fabel”, 1839 (reprise dans ses Kleine Schriften, II, p. 228-263). On a un couple antithétique d’esclaves qui connaît une destinée exceptionnelle et sort de sa condition, l’une, Rhodopis au visage de rose, grâce à sa beauté, l’autre, grâce à son astuce et à son intelligence, Ésope, l’homme au visage brûlé, selon Welcker, d’après une étymologie fausse mais peut-être antique, Glücksauge selon une étymologie plus satisfaisante pour un Moderne et tout aussi parlante. Hérodote ayant séjourné à Samos et Ésope et Rhodopis étant esclaves d’un certain Iadmon de Samos, c’est peut-être là que l’historien a entendu (de la bouche, suggère Welcker, de Iadmon petit-fils du Iadmon propriétaire des deux esclaves) leur histoire — Lokalgeschichte qui, argue Welcker, servait les intérêts de la maison de Iadmon. Évoquant les reproches adressés par Sappho à son frère au sujet de sa liaison avec celle qu’il nomme Rhodopis, Hérodote se réfère à une poésie de Sappho, chez qui selon toute apparence il n’était pas question de Rhodopis. Strabon précise que la poétesse appelle Doricha celle que d’autres nomment Rhodopis. Se fondant sur un examen autoptique, Yatromanolakis confirme contre J. B. Lidov (“Sappho, Herodotus and the Hetaira”, CPh, 97, 2002, p. 203-237) la leçon du papyrus qui rend pour ainsi dire inévitable la restitution du nom de Doricha dans le fragment 15 Voigt de Sappho (voir également fr. 7 selon un supplément de Lobel). La présence du nom de Doricha chez Sappho frappe de caducité totale ou en tout cas partielle la thése de Lidov attribuant à une invention de la comédie ancienne l’affaire évoquée par Hérodote. Yatromanolakis présente d’intéressants éléments pour expliquer la confusion dont Hérodote est censé être le vecteur. Cette confusion, qu’Hérodote, connaisseur des poètes lesbiens, n’a pas corrigée, lui parut-elle étayée par le fait que Doricha était quelque part qualifiée de l’épithète ῥοδῶπις (maintenant attestée à notre connaissance chez le seul Nonnos) ou par un passage ambigu de Sappho où, par exemple, figurait l’adjectif βρόδωπις ? On trouve chez la poétesse des composés analogues, où cependant le second terme vise les yeux. Ce ne serait pas la seule fois qu’on aurait abusé d’un passage de la poétesse pour mettre en rapport avec elle un autre personnage célèbre.

Le bref chapitre V (p. 363-367), “In Search of Sappho’s Companions: Anthropological Fieldwork on Socioaesthetic Cultures”, sert de conclusion. Il est suivi par une bibliographie très riche et diverse (p. 371-426), à quoi on peut ajouter l’opuscule susmentionné de Welcker, B. Marzullo, Studi di poesia eolica, Florence, 1958 (que Yatromanolakis aurait dû citer dans sa discussion de la langue d’Alcée et Sappho, p. 241, tout en mentionnant qu’en 1897 W. Schulze avait déjà vu juste en cette matière); Fr. Lasserre, Sappho. Une autre lecture, Padoue, 1989. Suivent un index of subjects, un index of names et un index of Greek terms (translittérés); l’absence d’un index des passages est très regrettable. Deux remarques, avant de passer à une conclusion générale. La connaissance de la suggestion d’Henri Weil ( JS, 1902, p. 138) n’aurait pas desservi la discussion rapide (p. 351 ss.) du dialogue prétendu entre Sappho et Alcée.4 Yatromanolakis (p. 333 ss.) traduit et discute rapidement le célèbre fragment 55 Voigt de Sappho: when you are dead you will lie there and never any memory of you
or any verse for you will there be in the future; for you have
no share in the roses of Pieria, but unnoticed in the house of Hades too
your soul will wander among the faded corpses.

Pour ma part, je préfère de beaucoup, dans la crux bien connue du v. 2, la correction indépendamment faite par Bucherer et Wilamowitz ( Sappho und Simonides, p. 88 n. 2, cf. Il., 14,368), οὐδὲ πόθα εἰς, il n’y aura ni souvenir ni regret de toi, à celle de Yatromanolakis, οὐδ’ ἔπος εἰς, qui offre un sens et une phraséologie ( σέθεν… ἔπος, verse for you) moins satisfaisants. Une mauvaise ponctuation dépare toujours ce superbe morceau: il convient, je crois, de mettre entre parenthèses ou points en haut le texte grec correspondant à for you have… Pieria.

Le livre de Yatromanolakis me semble pleinement réussi en tant qu’il montre qu’à ses différentes étapes la réception de Sappho en dit moins sur la Sappho originelle que sur l’époque qui construit ses figures particulières de Sappho. Il a étudié avec beaucoup de subtilité les modalités anthropologiques, sociologiques et culturelles de cette construction et de certaines recontextualisations auxquelles elle a donné ou pu donner lieu; il a très bien relevé la nature le plus souvent androcentrique de cette construction. En faisant de l’étude des époques tardo-archaïque et classique au miroir de leur réception de Sappho le préalable à la recherche anthropologique de la Sappho originelle, l’auteur a été paradoxalement confronté à une raréfaction de la base documentaire textuelle. En effet, je crois pouvoir dire que nos plus abondants documents de ce type sur Sappho ne sont pas, aujourd’hui, les divers témoignages tardo-archaïques et classiques sur elle, mais ses poèmes. Certes, nous connaissons ces derniers par le truchement des éditions alexandrines, dont le texte nous est livré incomplètement et fragmentairement par la tradition indirecte (citations) et la tradition directe papyrologique, mais il n’empêche: jusqu’à preuve du contraire, il s’agit des poèmes de la Sappho originelle. à la paucité irréductible de sa documentation textuelle réceptoriale (si j’ose dire) Yatromanolakis me semble avoir trop souvent répondu tantôt par une sollicitation excessive des documents (cf. par exemple le repérage dans les poèmes sapphiques d’ambiguïtés susceptibles d’avoir été exploitées par les réutilisateurs symposiaques), tantôt par un excès de métadiscours abscons et parfois par des déclarations d’intention programmatiques. La superficialité de certaines analyses en particulier textuelles, le manque occasionnel d’acribie et de jugement philologiques contrastent, me semble-t-il, avec la force remarquable de l’engagement et des exigences épistémologiques affichées et développées par l’auteur. Une ombre pèse sur son étude, celle de la Sappho de Lesbos au VIIe s. Pour l’étude de cette Sappho, encore bien plus que pour l’étude des premières phases de sa réception, les données sociologiques et anthropologiques manquent, mais rien n’y fait: l’étude approfondie de cette Sappho est indispensable, le seul accroissement de notre documentation textuelle la commande. Yatromanolakis (p. 258, 364 ss.) l’appelle aussi de ses voeux, à condition qu’elle soit anthropologique et conforme à la méthode qu’il met en oeuvre dans ce livre. Pour tenir debout, cette étude devra, selon moi, être aussi fortement historique et philologique. Jamais autant qu’aujourd’hui on n’a eu les moyens de mener cette étude, mais la parfaite maîtrise de tous ces moyens par un seul homme est très difficile. Le jour éventuel où cette étude sera réalisée, je ne doute guère que certains aspects obscurs de la réception de Sappho n’en reçoivent une lumière nouvelle. L’étude de la Sappho primitive et celle de la Sappho réceptoriale sont solidaires. Quels que soient ses défauts et ses lacunes, le livre souvent brillant de Yatromanolakis, fruit d’un travail considérable, est incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la réception de Sappho, à l’histoire et à l’anthropologie de l’archaïsme tardif et de la période classique, et à ceux qu’intéresse l’insaisissable Sappho (ou plutôt les Sappho) primitive.

Notes

1. Je regrette de n’avoir pas connu son article “Alexandrian Sappho Revisited”, HSCP, 99, 1999, p. 179-195, lorsque j’écrivis “L’édition alexandrine de Sappho”, Studi e Testi di Papirologia, 9, 2007, p. 41-65. Yatromanolakis n’évoque pas en détail dans le présent livre la question de l’organisation de l’édition alexandrine de Sappho; peut-être le fait-il dans son commentaire sur Sappho (2008), que je n’ai pas vu.

2. L’auteur vise Edgar Lobel et ceux que, selon lui, anime “a desire to undermine everything the ancients (or medieval Greek sources) report”. Mais lui aussi met très souvent en question ce que les Anciens nous disent: ainsi, par exemple, il doute avec raison, je crois, de la fiabilité du témoignage d’Aristote sur le dialogue d’Alcée et de Sappho (p. 355) et il nous avertit (p. 87) à juste titre que tel témoignage d’Élien sur Solon apprenant au banquet un poème de Sappho reflète non la réalité archaïque mais une pratique plus rapprochée d’Élien dans le temps.

3. Selon l’auteur, le fragment pourrait être de Sappho. Mais le contexte précis de la citation par Héphaestion semble en faveur de l’attribution à Alcée. Il est regrettable que Yatromanolakis ne se soit pas intéressé d’assez près à la technique de citation d’Héphaestion (cf. L. Righini, SFIC, 24, 1950, p. 65-75).

4. Pour une récente réhabilitation enthousiaste du témoignage d’Aristote, voir Colin Austin, Nuits chaudes à Lesbos, Studi e Testi di Papirologia, 9, 2007, p. 121-122.