Quoique je sois malheureusement juge et partie dans un débat sur L’historia. Les commencements grecs, je ne suis obligé qu’envers la qualité de la recherche elle-même et il m’a semblé indispensable d’apporter à la recension de Peter van Nuffelen, à qui j’ai fait part de mes réserves, quelques compléments d’information. L’auteur de la critique parue dans BMCR 2008.11.12 a fait un compte rendu de l’ouvrage de Mme Darbo-Peschanski d’un point de vue d’historien et non du point de vue de la question philologique. Il a ainsi apprécié plus particulièrement les deux premières parties de l’ouvrage parce que, à ses yeux, l’auteur renouvelait la question de l’ historia, en rattachant son origine à la sphère judiciaire et non, comme le fait encore la majorité des historiens de l’Antiquité grecque, à celle de l’autopsie.

La remise en cause du lien de l’historia avec l’autopsie a déjà été faite; cela a été notamment l’objet de la thèse que j’ai soutenue à Genève et publiée sous le titre: De l’épopée à l’histoire. Fondement de la notion d’historié (Lang, Frankfurt am Main, 1992); j’y examinais les mots de la famille (histô, histôr, historeô, historiê) dans deux tragédies de Sophocle ( Les Trachiniennes; Oedipe roi) et dans Prométhée enchaîné, dans des traités de médecine et chez Hérodote. Je mettais alors en évidence que l’historié était une procédure pour construire un objet de connaissance fiable, que dans la procédure, ce qui était important, ce n’était pas l’autopsie, en effet; au contraire, l’historié n’intervient que lorsqu’il s’agit de s’assurer de la parole d’un témoin faisant le récit d’un événement qui s’est déroulé dans un ailleurs spatial ou temporel. Dans un réexamen de la notion d’un point de vue strictement linguistique, dans le contexte d’une étude sur le parfait grec ( Les degrés du verbe, Lang, Berne, 2000) j’aboutissais à la conclusion qu’il y a un lien généalogique entre la formule “histô”, par laquelle on invoque Zeus notamment dans un certain type de serment (l’impératif parfait signifie dans ce cas: “Que (Zeus) rende visible que…”), le nom d’agent “histôr” (ni juge, ni arbitre, ni témoin, mais celui qui, par un détour singulier, tient le témoin à ce qu’il dit, fait d’un témoin un garant, et, par là, rend visible une vérité cachée), le verbe “historeô” (“rendre visible quelque chose comme si on l’avait vu en première personne”, “attester” ou “faire attester”) et enfin le nom d’action, déverbatif, historié (procédure d’attestation de la vérité d’une sentence). Ainsi l’historié n’est pas “l’autopsie”, mais un substitut de l’autopsie lorsqu’il est impossible d’obtenir un témoignage visuel (ce qui est le cas pour des événements passés ou les particularités des plantes ou des animaux n’existant que dans des pays lointains, ce qui ne permet pas de vérifier visuellement la source de l’information rapportée).

On voudra bien me pardonner d’avoir été trop circonstancié dans l’introduction de mon propos proprement dit: je comprends les raisons de P. Van Nuffelen quand il explique que les deux premières parties de l’ouvrage de Mme Darbo-Peschanski “generated enthusiasm” (in him). Cela a été possible parce que l’auteur de l’historia a d’une certaine manière trompé le lecteur non spécialiste des détours philologiques en escamotant systématiquement les références gênantes pour son point de vue dans les deux premières parties de son ouvrage. Pour comprendre ce qu’est un “histôr”, j’ai fait, dans la thèse, l’analyse des deux passages de l’Iliade où le mot apparaît. Rien n’est dit de cette analyse. Rien n’est dit de l’interprétation que je fais du prologue de l’oeuvre d’Hérodote. L’ouvrage sur le parfait où j’étudie l’historié peri phuseôs n’est jamais cité. Mme Darbo-Peschanski est chercheur au CNRS, elle n’est pas vulgarisatrice. L’éthique de la recherche ne requiert-elle pas d’un chercheur qui prétend apporter un point de vue neuf sur l’usage d’une notion importante qu’il fasse l’état de la question? Admettons que mes conclusions ne sont pas recevables: l’honnêteté intellectuelle voudrait que l’on en fasse la démonstration (je dis bien que l’on en fasse la démonstration, et non qu’on les disqualifie par des raisonnements viciés ou en les ignorant).

Cela dit, dans la première partie de l’ouvrage de Mme Darbo-Peschanski, il y a des défauts de méthode plus graves que l’omission de pans entiers de la recherche.

Le principal de ces défauts consiste dans une totale absence de rigueur en ce qui concerne l’analyse de la genèse d’un mot de la langue. L’auteur prétend expliquer le sens de “historia”

1—en passant totalement sous silence que ce mot est un nom d’action qui dérive d’un verbe; jamais elle n’évoque les emplois du verbe “historeô” ou ses significations; cela se comprend aisément; elle n’aurait pu mettre aucun contexte en évidence dans lequel le verbe signifie “j’agis en tant que juge de première instance”!

2—en escamotant l’histoire de la langue et de la civilisation grecques. La première notion nominale dérivée de “historeô” est celle de “historie;” et non celle de “historia”; la notion est ionienne et non attique; elle a d’abord été et non celle de “historia”; la notion est ionienne et non attique; elle a d’abord été en usage, selon toute vraisemblance, chez Héraclite, chez Hérodote et en médecine; l’occurrence la plus ancienne de “historia”, dans l’état actuel de nos sources, se rencontre chez Euripide. Il s’agit d’une occurrence isolée, dans le fragment (Nauck, 902), dont je propose un commentaire dans Les degrés du verbe, p.669.

“Chapter 5, nous dit Peter van Nuffelen, shows that ‘historia’ is just a first step towards a full knowledge as offered by a science or an art. It starts with a long discussion of Aristotle’s Analytica priora (1.30.46a, 1.27.43b) that shows that for him ‘historia’ is the accumulation of judgements on empirical data, which precedes and conditions the operations of the mind that lead to secure knowledge and truth. The same pattern is confirmed by a discussion of what Plato ( Phaedo 96 a 8) and others say on ἱστορία περὶ φύσεως and of the use of the term in medical literature.” Dans les Analytiques, la formule d’Aristote n’offre aucune matière à une longue discussion, si l’on comprend que, dans le contexte, “historia” désigne tout simplement une “procédure de découverte”. “En effet, si, dans un objet (d’étude ou de soin artisanal), au cours de la procédure de découverte de ses éléments réellement constitutifs, rien n’est laissé de côté, nous aurons, pour tout ce dont il y a démonstration, la capacité de trouver (cette démonstration) et de la développer, pour ce dont il n’existe pas par nature de démonstration, nous aurons la capacité de le rendre évident.” Certes, l’historia est une procédure préalable à la démonstration, une analyse, dont les opérations sont complexes et ne concernent pas que le “jugement” (mais d’abord la perception, le discernement, l’observation, la décomposition d’un tout en ses éléments ultimes). Sur les usages médicaux de la notion et pour le débat de Platon avec Anaxagore, je me permets de renvoyer le lecteur aux Degrés du verbe (2000).

3—en recourant à des usages béotiens du début du 2e siècle a. C. pour rendre compte d’une notion apparue au début du 5e siècle dans le domaine ionien.

L’usage que l’auteur fait des inscriptions thébaines est d’ailleurs purement scandaleux. Elle se réfère, par exemple, à une inscription d’Orchomène dont elle donne un commentaire confus et dont elle tire des conclusions fausses. Elle orthographie mal le nom (elle lit “histôr” au lieu de “wistôr”) dont elle prétend donner l’explication. Il s’agissait pour elle de masquer le lien entre le nom d’agent “histôr” et la racine verbale “w(e)id-“, lien pour lequel l’orthographe thébaine offre justement un élément de preuve. La seule référence qu’elle donne de l’inscription est celle de Schwyzer. Elle prétend que le sens de la procédure rapportée est embrouillé. Or l’inscription a été publiée, traduite en français et commentée dans le Recueil des inscriptions juridiques grecques, R. Dareste, B. Haussoulier, Th. Reinach, Paris, Leroux (1895) pp. 275-303. Elle passe totalement sous silence cette référence, elle ne mentionne ni Dittenberg, ni Collitz!

Pour prouver que “histôr” dans l’ Iliade ne signifie ni “arbitre”, ni “témoin”, mais “juge”, elle procède par élimination; dans la course de chars, Agamemnon, cité comme “histôr” potentiel par Idoménée, n’est pas un “témoin” puisque celui qui a vu (croit, du moins, avoir vu), c’est Idoménée lui-même (certes!); il n’est pas un arbitre non plus, puisque, dans le contexte, l’arbitre c’est Achille. Or, loin d’être un arbitre, Achille intervient pour empêcher que le pari entre Idoménée et Ajax ait lieu, et donc empêcher également la procédure de l’historié ! Nous apprenons, incidemment, en note, dans le chapitre suivant, qu’il y avait une autre possibilité; il y en a qui vont répétant que “histôr”, c’est un “garant”. Bien sûr, les rabâcheurs ne sont pas nommés. Un second petit tour de passe-passe, et la notion est évacuée: le mot ne peut signifier “garant” puisqu’en grec, il y a un autre mot pour dire “garant”! N’y a-t-il pas deux verbes en anglais pour “garantir” (to warrant / to guarantee)? Celui qui est caution, en français, n’est-il pas aussi garant? Ne va-t-il pas de soi qu’un dieu “histôr”, “garant de la vérité” de celui qui prête serment selon l’interprétation que je propose, n’est pas son “egguos”, son “garant” commercial. Ce n’est pas le dieu qui paiera la dette du mensonge!

Peter van Nuffelen a remarqué que dans la partie sur l’historiographie les références données par l’auteur de l’Historia étaient partielles; l’usage que les historiens grecs font de la notion après le 5e siècle, loin d’être discuté, n’est même pas examiné. Le traitement par l’auteur de l’histoire en tant que “succession” “donnée” de “faits” est singulièrement dénué d’esprit critique, comme si elle ignorait qu’une chronologie est une représentation construite du temps ou que les faits ne sont tels que dans le cadre d’une théorie qui leur confère leur statut de fait. Elle paraît ignorer qu’Hérodote commence son récit en récusant l’explication de l’histoire en tant que suite d’une injustice et de sa rétorsion, entraînant à son tour une réponse de la partie lésée, à laquelle succédera une nouvelle rétorsion, etc.

Enfin, d’un point de vue de l’histoire des institutions, un “juge de première instance” implique l’existence d’au moins deux instances judiciaires. A-t-il existé, soyons généreux pour l’Iliade, aux 8 e, 7 e ou 6 e siècles un seul espace civique en Grèce où l’institution judiciaire comprenait deux instances?

Qu’un membre d’une institution scientifique procède de manière aussi brouillonne, compile des références avec si peu de jugement critique, construise une argumentation de façon aussi peu rigoureuse, traite de manière aussi cavalière les références qui dérangent son point de vue (je pense au Recueil des inscriptions juridiques grecques), cela me laisse pantois.

Le lecteur que cela intéresse trouvera dans un site Internet en cours d’élaboration (www.histor.ch) un examen critique détaillé de la première partie de l’ouvrage de Mme Darbo-Peschanski.

Notes

1. Sans compter Platon, dans la première moitié du 4 e siècle, sauf erreur de ma part, le mot n’est attesté que dans l’oeuvre d’Isocrate. a — Panathénaïque, 246 ; significativement le mot est sur le même plan que celui de “philosophia” (l’historia est une procédure de la connaissance dans le domaine judiciaire, en médecine et en philosophie). b — La seconde est dans une lettre où Isocrate invite les autorités de Mytilène a accueillir, dans la cité “la plus versée dans la musique” de la Grèce, un maître en cet art. Ce dernier occupe un rang éminent, selon la formule d’Isocrate, περὶ ἱστορίαν τῆς παιδείας ταύτης. Aurait-il composé une “histoire” magistrale de la musique ? “Un jugement en première instance” sur elle ? Ou bien n’occuperait-il pas plutôt une place éminente dans “la mise en évidence” des ressources de la musique, dans la “connaissance” de cet art ? ( Ad reges Mytilenaeos (epist. 8), TLG = ed. G. Mathieu and É. Brémond, Isocrate. Discours, vol. 4. Paris: Les Belles Lettres, 1962: 199-202.