BMCR 2008.06.37

Rome et l’État moderne européen. “Collection de l’École française de Rome” 377

, Rome et l'État moderne européen. Collection de l'École française de Rome ; 377. Roma: École fran-caise de Rome, 2007. 444 pages : illustrations ; 24 cm.. ISBN 2728307717. €49.00 (pb).

Les 17 textes réunis dans l’ouvrage, qui constitue les actes du colloque international de Rome (31 janvier, 1er et 2 février 2002) — né du programme de recherche Genèse de l’État moderne, soutenu par le CNRS, la Fondation européenne de la science, le Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (UMR 8589) et l’École française de Rome — traitent un des aspects les plus complexes et fascinants de l’histoire institutionnelle de Rome, c’est-à-dire le rôle du modèle ancien dans la naissance de l’État moderne. Le nombre des textes, l’ampleur et la finesse de la recherche rendent l’ouvrage un point de repère pour les études qui suivront.

Jean-Philippe Genet ( Rome et l’État moderne: pour une comparaison typologique) médite sur l’héritage de Rome dans les sociétées médiévales et sur les possibilités d’une étude comparative. Le premier terme de comparaison est l’État moderne’ de l’Occident dès la fin du XIIIe siècle; le deuxième est la Rome ancienne, avec sa pluralité de développements temporelles (République, Principat, Empire) et ses structures profondes (temps, espace, famille, justice, religion). Ces dernières peuvent être l’objet d’une comparaison typologique.

Michel Sot ( Références et modèles romains dans l’Europe carolingienne: une approche iconographique du prince) réfléchit sur une quinzaine de représentations de souverains carolingiens entre les années 800 et 887. Les types de représentation imperiale qui peuvent être qualifiés comme ‘romains’ ou ‘antiques’ sont ‘l’empereur trônant en majesté’, ‘l’empereur victorieux, triomphant par la croix’ (1 cas), et ‘l’empereur à cheval’ (1 cas). En tout cas, ‘on a utilisé un langage romain pour désigner des réalités nouvelles, ou au moins différentes de celles que ce langage exprimait dans l’empire romain même tardif’ (p. 42).

Jörg Rüpke ( The role of the Roman calendar for the formation of the imperium romanum and for the confessional states of the XVIth century) réfléchit sur le rôle, dans la formation de l’État moderne, du calendrier, c’est-à-dire du calendrier romain, qui ‘probably leads the list of the most unchanged and pervasive survivals from classical antiquity’ (p. 43). Après une discussion des Fasti et leur diffusion et de l’importance du calendrier dans la vie sociale et la publicité, l’auteur souligne le rôle de la réforme Grégorienne dans la création d’un calendrier universel, capable de réduire les identités politiques locales.

Jean-Patrice Boudet et Olivier Guyotjeannin ( Temps romain, temps chrétien, temps de l’État) analysent le développement de la notion du ‘temps’, et en particulier le ‘temps’ hérité de l’ancienne Rome et réaménagé au cours des siècles médiévaux. Le ‘temps’ se déroule suivant un parcours riche d’évolutions et de retours; le ‘temps’ médiéval a été christianisé, même si, ‘à l’instar des empereurs romaines, les princes laïcs cherchent désormais à influer sur le calendrier et à s’approprier la mesure du temps, le passé et le futur’ (p. 65). Ces tentatives deviennent plus nombreuses et concertées au milieu du XVI e siècle, avant la réforme Grégorienne.

Pierre Gros ( Le concept d’espace à Rome) propose une réflexion sur l’espace urbain de Rome, ‘seul endroit où, jusqu’à la Tétrarchie, pouvait légitimement s’exercer le pouvoir’ (p. 97). Le conflit entre Rome (le territoire) et l’ Urbs (sa définition juridico-religieuse), a survécu jusqu’à la fin de la période antique, en s’exprimant dans l’immutabilité des sacra et des templa et dans les vicissitudes de l’extension du pomerium. En effet, l’espace de l’ Urbs est un espace immuable dans sa définition et intouchable dans son organisation (p. 101).

Michel Lauwers et Laurent Ripart ( Représentation et gestion de l’espace dans l’Occident médiéval: Ve-XIIIe siècle) analysent les modèles à la base de l’inscription des pouvoirs médiévaux dans l’espace, ‘le résultat d’une construction qui renvoie, indissociablement, à un système de représentation et à des pratiques sociales’ (p. 115). Ils délinéent, dans la période entre le Ve et le XIIIe siècle, trois phases. ‘Déterritorialisation’: transformation du modèle romain dans une logique non-territoriale, des possessions foncières et des liens personnels. ‘Polarisation’: féodalisation de la société et de l’espace, ‘agglómerat de droits morcelés—reposant autant sur les hommes que sur leurs terres—qui gravitaient autour de pôles rayonnant’ (p. 145). ‘Territorialisation’: croissance de l’institutionnalisation de la société occidentale des XIIe et XIIIe siècles, qui ‘se manifesta surtout par un nouveau processus d’hiérarchisation et de découpage interne de l’espace politique, qui donna naissance à une nouvelle géographie administrative’ (pp. 168-169). Alors que le territoire constituait dans l’Antiquité le prérequis nécessaire à l’établissement d’une cité et à son organisation sociale, il ne constitua au Moyen Âge qu’un produit second de l’institutionnalisation des rapports sociaux (p. 171).

Mireille Corbier ( Parenté et pouvoir à Rome) réfléchit, dans une perspective comparatiste, sur la succession au pouvoir aux débuts de l’Empire romain. Rome ignore, en effet, au début de l’Empire, des règles de succession: le princeps est un magistrat, tandis que les Julio-Claudiens ont légitimé leur maison par des signes de connotation civique ou religieuse. En particulier, dans la politique de la maison, le divorce a permis de redistribuer les alliances matrimoniales, tandis que l’adoption a permis de construire un ordre différent dans la succession. Pourtant, ces pratiques n’ont pas transformé la société romaine en ‘société à maisons’ (p. 192), mais sont restées une exception.

Anita Guerreau-Jalabert ( Rome et l’Occident médiéval: quelques propositions pour une analyse comparée de deux sociétés à système de parenté complexe) parcourt les écarts entre les systèmes de parenté romain et médiéval. Le contexte médiéval, en particulier, se caractérise par la pratique universelle de la parenté baptismale: ‘comprendre le fonctionnement de la parenté et son évolution impose de tenir compte du cadre général que constituent notamment la domination du christianisme et la configuration des rapports de production et de pouvoir, eux-mêmes organisés en système’ (p. 216).

Claudia Moatti ( La communication publique écrite à Rome, sous la République et le Haut Empire) pose une question importante: ‘Qu’est-ce que gouverner? Faire croire, écrivait Hobbes. Et comment faire croire sinon en communiquant? . . . Pour autant, Rome a-t-elle pensé en tant que tel un système de communication. . .?’ (p. 217). Au cours de la République, la communication publique écrite relève des magistrats, tandis que dès l’époque augustéenne c’est l’empereur qui communique. Le rôle de l’écrit va donc augmenter, pour permettre à l’empereur de renforcer son contrôle, son pouvoir et son image. Dans ce dessin, la pratique de donner la parole (écrite) aux administrés ‘a imposé l’idée que l’Empereur (ou son délégué, le gouverneur) pouvait répondre à tous, arbitrer sur les moindres problèmes juridiques, qu’entre l’Empereur et ses sujets la communication était possible’ (p. 239); ce lien direct a contribué à la disparition de la respublica.

Richard Britnell ( La communication écrite et son rôle dans la société médiévale de l’Europe du Nord) souligne la tendance, dans la culture médiévale du nord de l’Europe, à se référer à des origines antiques et légendaires, en posant l’accent sur ‘la grande ancienneté des structures politiques existantes et de leur lien avec l’Antiquité’ (p. 251). En réalité, l’influence de Rome n’a pas été si forte: certes, le droit romain et le latin ont eu un rôle primaire, mais la communication écrite a suivi directions différentes. Les inscriptions ont eu moins d’importance; les livres ont eu un rôle indéniable dans la divulgation, mais les élites se méfiaient d’une augmentation du taux d’alphabétisme des classes inférieures; les élites mêmes ont créé de nouvelles formes de documents (les commandements écrits, les diplômes, la diplomatique administrative) pour garantir et exercer leur pouvoir.

Isabella Lazzarini ( La communication écrite et son rôle dans la société politique de l’Europe méridionale au Moyen Âge) réfléchit sur l’écriture documentaire publique dans l’Europe soumise à l’influence de la culture romaine de l’écrit. L’attention est focalisée par la péninsule italienne, dans quatre contextes (IXe-XVe siècle): les plaids de IXe-XIe siècle; les cartulaires-chroniques des monastères bénédectins de l’Italie centrale (XIIe siècle); les listes produites par les gouvernements de popolo des villes de l’Italie du centre-nord (XIIIe-XIVe siècles); les registres administratifs et les sources diplomatiques des états territoriaux (XIVe-XVe siècles). À partir des XIIe-XIIIe siècles, l’utilisation de l’écriture connaît un gros développement, dans tous les milieux sociales.

Jean-Michel David ( Aux sources de la sanction pénale: les conditions procédurales de la définition du crime, à Rome, sous la République) réfléchit sur la nature du crime et de sa sanction sous la République romaine, en soulignant les différences entre l’Antiquité et les États modernes. Le thème est très important: ‘S’il est un domaine dans lequel l’État trouve sa définition, c’est bien celui de la capacité à établir la loi en matière pénale et à déterminer le champ de son application’ (p. 287). L’examen des procédures pénales dans la Rome de la République montre que le caractère délictueux d’un acte et le châtiment sont souvent évaluées au cours des débats publics, dans lesquels le Peuple et les magistrats étaient souverains.

Yann Rivière ( Le contrôle de l’appareil judiciaire de l’État dans l’Antiquité tardive) focalise son étude sur l’acception du ‘totalitarisme’ pour l’Empire romain tardif. En effet, la bureaucratisation n’a pas apporté des moyens pour un contrôle total, en raison de la faiblesse des pouvoirs publics. Dans l’apparat judiciaire, les reformes perfectionnées pendant la Tetrarchie visaient à mieux contrôler et rationaliser les procédures; en synthèse, ‘il est certainement inexact de dire que l’État romain du Bas-Empire était ‘totalitaire’, en revanche l’on pourrait admettre que le développement de l’appareil judiciaire qui se perfectionne au IVe siècle illustre le principe suivant lequel ‘la vocation de l’État c’est d’être totalitaire, c’est-à-dire finalement de faire un contrôle précis de tout’ (Michel Foucault)’ (pp. 338-339).

Claude Gauvard ( Pouvoir de l’État et justice en France à la fin du Moyen Âge) analyse les bases romaines de la justice du roi en France. En ce cas, le droit romain se mêle à la rhétorique et aux coutumes. La théorie du roi justicier a été à la base des pratiques et aussi des découvertes du droit savant, même si au cours du XIVe et XVe siècles le roi oscille entre un modèle christique qui lui confère le droit de gracier et un modèle romain qui tend à définir les crimes irrémissibles, tandis qu’il laisse au Parlement le droit de contrôler l’application de son droit souverain. Ce mode de fonctionnement interdit de voir dans l’État médiéval un monstre froid et impuissant. Le roi, par ce dialogue, tient compte de normes partagées par tous, au premier rang desquelles se situe une violence conçue comme légitime quand l’honneur est blessé (p. 364).

Jérôme France ( Fiscalité et société politique romaine) recherche les groupes concernés par une approche examinant la fiscalité romaine du point de vue de la ‘société politique’. L’attention est retenue par le personnel administratif et ses catégories subalternes, très importantes au sein de l’État impérial et très proches de l’idée de modernité appliquée au fonctionnement de l’État. Plusieurs éléments indiquent l’existence d’une bureaucratie fiscale, c’est-à-dire: l’existence de bureaux au sens concret du terme, la permanence du personnel dans le service, la stabilité des fonctions et l’encadrement des carrières, liens d’amitié et matrimoniaux, formes d’agrégation et d’enseignement et aussi valeurs communes. En particulier, le pouvoir des agents subalternes de l’administration était celui ‘dont disposent ceux qui ont la connaissance intime et routinière des dossiers et des procédures, par rapport à des hauts fonctionnaires certes rompus aux questions techniques, mais qui tournent assez rapidement d’un poste à un autre’ (p. 376). En conclusion, France propose des critères de modernité de l’État qui ont un écho dans le monde romain: rationalité dans les procédures de fonctionnement, domaine public dégagé de la sphère patrimoniale, gestion directe des revenus, un groupe socio-administratif spécialisé.

Jean-Philippe Genet ( Légitimation religieuse et pouvoir dans l’Europe médiévale latine: l’État moderne et les masques de la monarchie sacrée) réfléchit sur l’opposition structurelle de la religion entre la Rome ancienne et le monde médiéval. À Rome, sacer est un concept fondé sur la domination de la nature et l’intermédiation des prêtres. En revanche, l’Église chrétienne est seule maîtresse du sacré; le pouvoir impérial lui était soumis, même si la coupure grégorienne entre laïcs et clercs, par paradoxe, donne espace à la monarchie sacrée de l’Occident. ‘Cette concurrence, comme l’impossible sacralité du souverain chrétien, conduisent à donner à la société politique un rôle qui va aller croissant. . .Cette dualité est pourtant l’un des éléments qui facilitera la renaissance de la citoyenneté en Occident : en ce sens, comme le disait Claude Nicolet, ‘nous sommes tous des citoyens romains” (p. 418).

Claude Nicolet, dans les Conclusions, analyse le projet du colloque, en illustrant le rôle de Jean-Philippe Genet et de Claudia Moatti. Genet a ouvert le projet Genèse de l’État moderne aux historiens de la Rome ancienne, dans une entreprise comparatiste. Avec attention aux dangers de l’anachronisme, Genet a recommandé de s’intéresser aux structures fondamentales des sociétés humaines: parenté, temps, espace. Nicolet est persuadé de l’altérité profonde des mondes antiques et des sociétés modernes. Mais ‘lorsqu’on est un peu plus assuré des quelques nouveautés qu’on pense avoir mis en lumière; lorsqu’on vient . . . à pressentir ou à déceler des ‘structures’ . . . alors on peut commencer à s’interroger sur les étapes de notre, ou plutôt de nos, visions d’un passé dont l’actualité peut sembler nous interpeller’ (p. 421). Parmi tous les aspects des sociétés passées et présentes qui peuvent se prêter à cet exercice, les tentations se révélent particulièrement grandes en quelque endroit: les pouvoirs dans les ‘États’, les forces armées, la ‘fiscalité’ entendue largement et aussi les bases des procédures administratives. ‘Alors on s’apercevra — en apportant toutes les nuances et les précisions nécessaires — que la question des rapports entre les mondes du passé (oriental, grec, romain), et les locuteurs ou acteurs ‘modernes’ (je veux dire non antiques, ce qui englobe en partie ce que nous appelons, depuis quatre ou cinq siècles, le ‘Moyen Âge’) s’est posée de façon quasiment interrompue, lancinante, souvent douloureuse, parfois inconsciente, mais le plus souvent délibérée’ (p. 422). Le procès a été très différent selon les temps et les lieux: en Occident, la référence à la Grèce est disparue jusqu’à la redécouverte savante après 1453 et politique au cours du XVIIIe siècle. La présence de Rome a été prégnante jusqu’aux temps modernes, même si on doit individuer les ‘paravents ou habits imaginaires’ (p. 425); les concepts d’influence, de modèle, de continuité (ou rupture) doivent être mis à la preuve en considérant les institutions et les comportements; données heuristiques privilégiées permettent quelquefois ‘d’esquisser une telle enquête par delà les siècles . . . Mais le plus souvent c’est plus près de nous, dans l’Europe moderne ou contemporaine, que l’étude comparative précise et détaillée s’imposera et apportera des éléments de réponse’ (p. 426).