BMCR 2008.05.35

Die Demagogen und das Volk. Zur politischen Kommunikation im Athen des 5. Jahrhunderts v. Chr. Klio, Beiträge zur Alten Geschichte, Beihefte, Neue Folge Band 13

, Die Demagogen und das Volk : zur politischen Kommunikation im Athen des 5. Jahrhunderts v. Chr.. Klio, n.F., Bd. 13. Berlin: Akademie Verlag, 2007. 347 pages ; 25 cm.. ISBN 9783050043517. €59.80 (€44.80 for subscribers to the journal Klio).

L’auteur se propose pour objet d’étude les relations entre les dirigeants et le peuple, et plus généralement la communication politique, dans l’Athènes du Vème siècle; il veut démontrer la continuité dans la nature de ces relations, à savoir la toute-puissance du peuple, depuis la victoire sur les Perses jusqu’à la paix de Nicias de 421, et refuse les points de rupture souvent mis en avant dans la recherche, la réforme d’Ephialte en 462/1 et la mort de Périclès en 429 — qui signifieraient que le peuple aurait joui de moins de pouvoir avant ces deux dates, dans le premier cas du fait des institutions, dans le second cas du fait de la personnalité de Périclès. Son ouvrage, qui peut apparaître d’une certaine manière comme une histoire politique d’Athènes de 462 à 411, s’insère dans la dynamique des recherches internationales en cours sur le fait politique à Athènes, qui bénéficie depuis plusieurs années d’un foisonnement d’études, tant dans le cadre de monographies que de publications de colloques.

L’auteur précise d’emblée qu’il n’emploie — comme nous le ferons ici à sa suite — le terme “démagogue” que dans son sens originel de “chef du peuple”, sans aucune connotation sociale ou morale qui en réserverait l’usage aux hommes politiques d’origine non aristocratique postérieurs à Périclès: les “démagogues” sont tous les Athéniens qui, des guerres médiques jusqu’ à 411, limites chronologiques de l’ouvrage, se proposèrent pour guider le peuple. Dans une longue introduction, Christian Mann s’attache à présenter sa thèse, selon laquelle, contrairement à ce qu’écrit Thucydide II 65, la mort de Périclès ne provoqua pas de changement profond dans la démocratie athénienne, avec l’arrivée sur la scène politique de personnalités nouvelles qui auraient joué un rôle néfaste en contribuant à instaurer la véritable domination du peuple, responsable de la défaite finale d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse. Estimant que la recherche récente, y compris l’ouvrage de Connor, The New Politicians, n’a pas remis en cause suffisamment la césure qui aurait existé dans la succession de chefs du peuple entre Périclès et ses successeurs d’un genre nouveau, l’auteur, utilisant comme sources les oeuvres de la Comédie ancienne pour la période de la guerre d’Archidamos et, pour la Pentékontaétie, les Vies parallèles de Plutarque, dont il souligne la valeur et l’intérêt pour une étude prenant en compte la construction de l’image des hommes politiques auprès de leurs contemporains, affirme vouloir montrer que la stabilité à l’intérieur et la puissance à l’extérieur dont a bénéficié Athènes de 480 à 421 sont des éléments positifs qu’il faut attribuer à la démocratie telle qu’elle a fonctionné pendant cette période, au cours de laquelle les démagogues ont joué leur rôle en informant le peuple, et en le laissant décider: le régime démocratique athénien aurait été caractérisé par la continuité de la domination du peuple, qui aurait su, pour être servi le mieux possible, exploiter le manque d’organisation des démagogues et encourager la compétition entre eux, et cela durant toute la Pentékontaétie et la guerre d’Archidamos.

La progression dans la démonstration s’articule ensuite en deux grandes parties. La première partie, scindée elle-même en deux chapitres, couvre la période qui va de la veille de la réforme d’Ephialte au lendemain de la paix de Nicias. Le premier chapitre, qui suit la chronologie, en passant par une longue étude de l’ostracisme, s’attache à montrer la stabilité du régime, reposant sur la domination incontestée du peuple, la thèse de la domination de l’Aréopage avant 461 ne résistant pas à l’examen et l’étude des ostraka ne confortant pas la thèse de l’utilisation de l’ostracisme dans les luttes entre aristocrates; l’absence d’une césure qui aurait eu lieu dans la communication politique en 462/1 est prouvée par les ennuis judiciaires que connaissent Thémistocle et Cimon malgré les services rendus, comme en connaîtront plus tard Périclès et Alcibiade. Quant à la mort de Périclès, même si l’auteur reconnaît qu’aucun démagogue ultérieur n’approcha par la suite de Périclès pour la durée et la stabilité de sa position, cette autorité n’était pas une véritable domination comme l’affirme Thucydide, mais bien une domination sans cesse remise en question par le peuple, comme le serait un peu plus tard celle de Cléon, puisque l’historien rapporte lui-même que les Athéniens, mécontents de Périclès, le mirent en accusation et le condamnèrent. Le second chapitre de cette première partie s’intéresse au groupe des démagogues en lui-même, et plus précisément au rapport existant entre le statut social et le fait de diriger le peuple: pour étudier la question de l’existence ou non d’un lien entre le statut social et l’influence politique, étant acquis que le démagogue doit posséder, pour pouvoir se consacrer à la chose publique, un niveau minimum de richesse, l’auteur examine la documentation disponible en la classant d’après quatre critères principaux, les relations, l’origine familiale, la richesse et la manière de se présenter. Il en ressort que les démagogues s’efforcent en permanence dans leur comportement public de diminuer la distance sociale qui peut exister entre eux et les simples citoyens athéniens, car, jusque vers 415, inégalité économique et sociale et égalité politique vont de pair.

La deuxième grande partie, plus brève, est consacrée à l’examen de l’évolution politique qui mène au coup d’Etat oligarchique de 411: partant de l’attitude nouvelle de revendication d’Alcibiade, telle qu’elle est exposée par Thucydide VI 16-17, qui marque un tournant dans l’histoire de la démagogie athénienne, car le comportement d’Alcibiade, qui attend de la reconnaissance, ne correspond pas aux règles traditionnelles de communication démocratique, Christian Mann fait le point des recherches sur l’ostracisme d’Hyperbolos, les scandales de la mutilation des hermès et de la parodie des Mystères et, pour finir, sur les protagonistes du coup d’Etat de 411, leurs objectifs et leurs méthodes: les démagogues de 411, qui réclament le pouvoir politique au nom de leur statut social, parviennent à mettre fin à la domination centenaire du peuple parce que, par un fait exceptionnel et de peu de durée, ils adoptent une position unitaire, parlant d’une seule voix face au peuple.

La thèse soutenue par l’auteur, de la continuité de la toute-puissance du peuple, de 480 jusque vers 418 environ, remporte certes l’adhésion, même si, nous le verrons, il est difficile de nier l’existence non pas nécessairement de ruptures, mais au moins de tournants, sur une période aussi longue et aussi chargée en événements. On regrettera cependant, dans cet ouvrage riche qui traite de presque toute l’histoire politique athénienne du Vème siècle, des longueurs et des répétitions, qui tiennent à la manière de procéder par accumulation d’études qui font le point sur la recherche récente concernant telle ou telle question importante, par exemple la réforme d’Ephialte, l’ostracisme, telle ou telle affirmation de Thucydide, les hétairies, etc. …, dans des développements qui prennent parfois beaucoup trop d’ampleur par rapport au sujet initial, surtout lorsque certains points sont acquis et ne prêtent guère à contestation. L’ouvrage aurait gagné en force et en netteté si l’auteur, refusant de céder à la tentation de tout embrasser, avait condensé son texte en se concentrant sur son seul objectif. On reprochera aussi à la démarche son caractère trop systématique, là où, s’agissant du comportement d’êtres humains, des nuances seraient parfois les bienvenues. Qu’il y ait eu en effet continuité dans la toute-puissance du peuple, et cela au moins dès 489 avec la condamnation de Miltiade, semble sûr en effet; mais, si la domination du peuple est bien continue pendant cette période, il n’empêche que, s’ajoutant aux changements du monde, les aménagements institutionnels athéniens qui sont apportés au régime durant cette soixantaine d’années, en faisant progressivement évoluer la nature de l’administration de la cité par le peuple et la conscience qu’a le peuple de ses propres affaires, font évoluer et se renouveler l’autre protagoniste, les démagogues, à la fois parce qu’ils sont issus de ce peuple qui change et aussi parce qu’ils ont eux aussi conscience de l’évolution du peuple et de ses exigences: insensiblement et nécessairement, les relations se transforment entre les dirigeants et le peuple dont ils sont issus. Ainsi, même en minimisant l’importance de la réforme d’Ephialte, les aménagements démocratiques comme l’examen des redditions de comptes par le peuple, l’ouverture de l’archontat aux zeugites, quand bien même cette magistrature avait perdu de son pouvoir depuis l’attribution de son recrutement au sort en 487, et surtout, au moment où le décret de 451 restreignait l’accès à la citoyenneté, la généralisation de la misthophorie qui devait permettre à beaucoup de participer un tant soit peu à la chose publique, eurent nécessairement pour effet, en formant les citoyens, c’est-à-dire le peuple, en les rendant plus compétents et plus attentifs, de changer la considération et la crainte que les démagogues pouvaient éprouver à l’égard de ce peuple, maître de les élire ou non à la stratégie, de voter ou de repousser leurs propositions devant l’Assemblée, de les acquitter ou de les condamner devant les tribunaux. Les sources, que ce soit Thucydide ou Plutarque, insistent bien sur la crainte, ou les précautions face au peuple, de Périclès, l’un des acteurs de la mise en place de la misthophorie; Nicias lui aussi, et après lui nombre d’accusés dans leurs discours, disent éprouver cette crainte de déplaire au peuple souverain ou de le lasser.

A cette remarque générale, on en ajoutera quelques autres à caractère ponctuel, à propos de l’ostracisme, de Périclès ou d’Alcibiade. A propos de l’ostracisme, sur lequel nos connaissances ont été renouvelées par les publications récentes de Stefan Brenne et de Peter Siewert, il est sûr que c’était bien le peuple qui affirmait son pouvoir, puisque c’était lui qui votait et qui décidait d’ostraciser tel ou tel: mais les ostraka, lorsqu’ils nous font connaître les noms de personnages que les textes littéraires ne mentionnent pas une fois, nous montrent aussi notre ignorance quant aux personnalités qui jouissaient parmi les Athéniens d’une certaine réputation, et aussi, dans une procédure où une personnalité était ostracisée plutôt qu’une autre, quant aux relations que ces démagogues pouvaient entretenir entre eux. Les ostraka, en nous faisant toucher du doigt notre ignorance quant aux acteurs de la vie politique jusque vers 462, rendent ainsi incomplète l’affirmation selon laquelle il y a eu continuité de 480 à 421, puisque cette domination du peuple, incontestable, nous ne savons pas toujours au préjudice de quel citoyen aspirant à jouer un rôle dans la cité, et dans quel contexte elle s’exerça. A propos de Périclès, au sujet duquel Connor faisait déjà remarquer, dans The New Politicians en 1971, sa rupture avec les cercles d’amis, comportement que ne ferait que reprendre Cléon, on comprendra que les contemporains, et pas seulement Thucydide, aient pu éprouver l’impression de vivre un tournant à la disparition d’un homme qui avait connu une longévité politique, au premier plan dans la cité, d’une trentaine d’années. Le fait que Périclès, qui a joué un rôle majeur à Athènes surtout en temps de paix, soit mort au début d’un long conflit qui va demander effort et rigueur à la cité, et inspirer l’exaltation aussi bien que le découragement, explique aussi l’impression de rupture ressentie avec ses successeurs, alors même que l’Olympien était, au même titre que ses prédécesseurs et ses successeurs, soumis au vote des citoyens, qui choisirent de le réélire stratège pendant des années. Enfin, au sujet d’Alcibiade, on pensera que celui-ci, plutôt que d’ “utiliser” son statut social comme argument dans la lutte pour le pouvoir, refuse l’hypocrisie qu’impose à ses pareils, Périclès le premier, la crainte du peuple, et revendique le droit d’être lui-même en estimant que l’affirmation de ce qu’il est ne doit pas être un empêchement à obtenir la reconnaissance de ses capacités, et donc d’un rôle politique s’il en mérite un: être riche et bien né n’est pas un vice dont il faudrait se cacher, surtout lorsque des dépenses privées profitent en définitive à la cité. Si Christian Mann a raison lorsqu’il écrit qu’Alcibiade, rompant avec l’image que les démagogues voulaient traditionnellement donner d’eux, s’est construit une image nouvelle en liant son charisme personnel à tout ce que pouvait évoquer pour les Athéniens une illustre origine, on ne le suivra pas lorsqu’il écrit qu’Alcibiade privilégie ses relations d’ordre privé au détriment de sa cité, car toute la conduite d’Alcibiade, à partir de sa condamnation par ses concitoyens, montre son désir forcené de rentrer chez lui, coûte que coûte certes, et même contre l’intérêt de sa cité, mais dans la seule ville qui compte pour lui, Athènes. On notera que Critias s’est finalement opposé à Alcibiade, comme à Théramène, en partie au nom de la loyauté envers les “amis”, l’un des principes de l’éthique aristocratique, ainsi que le souligne U. Bultrighini dans “Maledetta democrazia”. Studi su Crizia. A propos de la reconnaissance qu’Alcibiade attendait de ses concitoyens pour les services rendus, on remarquera aussi que cet état d’esprit, nouveau certes, était déjà dans l’air du temps, puisque Cléon, après sa victoire de Sphactérie, nous l’apprenons par une allusion obscure du choeur dans Les Cavaliers d’Aristophane, vers 573-576, avait sollicité et obtenu du peuple les honneurs de la proédrie et de la nourriture au prytanée, honneurs personnels que Périclès, travaillant pour le peuple sans rien attendre en retour, n’avait jamais sollicités: ne pourrait-on déceler, ici, une évolution dans le changement des mentalités? La consultation de certains ouvrages de langue française aurait pu, malgré leur visée qui déborde sur le IVème siècle, être profitable pour l’étude du comportement et des attentes réciproques des citoyens face à la cité: on pensera, par exemple, à deux ouvrages classiques, l’un d’Edmond Lévy, Athènes face à la défaite de 404, l’autre, de Philippe Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs. La situation d’Alcibiade, rival, dans la faveur du peuple souverain et courtisé, des successeurs de Cléon, est intéressante encore, outre l’image nouvelle que l’Alcméonide donne de lui, par la rivalité entre chefs du peuple dont il fut l’un des acteurs à la fois prestigieux et honni. Ce type de compétition, qu’étudie bien l’auteur, et qui remontait aux premiers temps du système politique athénien, quand Clisthène avait mis le peuple de son côté, était à même de faire avancer le système par les propositions ou contre-propositions des uns et des autres, que le peuple était maître d’accepter ou de rejeter: en effet, si celles-ci prouvaient toujours la toute-puissance de ce peuple qui, Christian Mann le souligne, savait mettre les démagogues en concurrence pour son plus grand profit, elles attestaient aussi de la capacité de ceux auxquels il accordait sa confiance à faire évoluer l’administration de la chose publique dans une direction plutôt que dans une autre, et donc, aussi, de leur relative influence.

Ainsi, même s’il nous semble que la thèse de la continuité de la domination du peuple est défendue avec une excessive rigidité, là où l’étude d’individus, par définition uniques et changeants, devrait requérir plus de finesse et de souplesse, le travail solide de Christian Mann apporte une intéressante contribution à l’étude de l’histoire politique athénienne du Vème siècle, riche et généralement bien documentée.