BMCR 2008.04.30

Myth, Ritual and Metallurgy in Ancient Greece and Recent Africa

, Myth, ritual, and metallurgy in ancient Greece and recent Africa. Cambridge: Cambridge University Press, 2006. xiv, 328 pages : illustrations, maps ; 27 cm. ISBN 0521855004. $90.00.

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Sandra Blakely publie ici sa dissertation soutenue afin d’obtenir le titre de docteur, travail préparé au sein du département des Etudes Classiques et Anthropologie de l’Université de Californie du Sud. Dès l’introduction, on devine l’ampleur du travail réalisé. Cela est confirmé par la bibliographie, qui compte plus de 900 titres, et par la diversité annoncée en titre des aires culturelles étudiées.

L’objet de l’étude et sa méthode sont explicités en introduction, réflexe classique mais ô combien ici nécessaire, tant le titre de l’ouvrage peut amener non seulement à interrogation mais aussi à confusion ou quiproquo. L’objet réel de l’étude est constitué par les Dactyles, divinités grecques secondaires, à propos desquelles on dispose d’une tradition littéraire riche, variée mais très éparse. Généralement assimilées aux Telchines, Corybantes, Cabyres ou encore Courètes selon les régions et les auteurs considérés, ces divinités constituent une catégorie très difficile à cerner, que les mythes associent généralement à la métallurgie du fer et à Rhéa, à l’enfantement et à la protection de l’enfant ou encore à la magie. En dehors des Cabyres, bien connus pour leur sanctuaire à Thèbes et objets d’une étude iconographique approfondie de Michèle Daumas, et de pratiques cultuelles à Samothrace, ces Daimones ne semblent guère avoir reçu de cultes qui leur fussent propres. C’est la cohérence de ces figures aux multiples facettes, souvent abordées comme un amalgame dénué de sens, qui constitue le coeur de la réflexion de l’auteur.

De longue date, ces figures, du fait de leur polymorphisme apparent, ont donné lieu à des travaux d’anthropologie comparée, le parallèle étant fourni par les pratiques rituelles de certains peuples d’Afrique autour du fourneau et de l’extraction du fer. Là aussi, on trouve des rapports entre la métallurgie et la fertilité ou la magie. Qu’elles émanent d’anthropologues ou d’historiens des religions, ces études sont aujourd’hui datées, fort judicieusement replacées par l’auteur dans le contexte historique et idéologique qui fut le leur, finalement rejetées.

Avec des matériaux anciens, Blakely propose donc une analyse totalement nouvelle, forte des avancées réalisées ces dernières décennies dans le domaine de l’ethno- et socio-anthropologie. Elle propose de voir dans les structures et symboles communs aux aires culturelles étudiées un invariant humain qui l’amène à privilégier plutôt les différences constatées comme autant de caractéristiques propres à chaque civilisation. Les relever, les insérer dans leur contexte avant l’élaboration de toute hypothèse doit l’amener non à la construction d’un modèle universel mais bien plutôt à une meilleure compréhension des sociétés humaines considérées dans ce qui leur est propre : “The goal of investigation is a more nuanced set of questions rather than a new answer” (p. 10). Voilà qui est intellectuellement stimulant.

A partir de cette déclaration d’intention, l’ouvrage s’articule en trois parties. Les notes infrapaginales se trouvent toutes rejetées à la fin de l’ouvrage, avant la bibliographie, un index des sources et un index général. On trouvera la table des matières, celle des illustrations, très soignées, parmi lesquelles d’indispensables cartes, et la liste des abréviations au début de l’ouvrage. L’ensemble est clair, de très belle présentation. En tout, l’auteur avance pas à pas, au risque parfois de se répéter. On peut éventuellement émettre un regret en ce qui concerne la bibliographie, qui présente les ouvrages par ordre alphabétique des auteurs sans distinction des aires culturelles concernées et constitue ainsi un ensemble lourd et difficilement exploitable.

La première partie, sous le titre “Data and Methodologies” (p. 13-76), s’articule en trois chapitres. Son ambition est clairement de donner une vue d’ensemble des objets de l’étude, mais aussi des sources disponibles à leur sujet. Il s’agit donc dans un premier temps de dégager les principales caractéristiques des Daimones présentés ici les uns après les autres. Il en ressort notamment que, parmi les cinq catégories considérées, ce sont pour les Dactyles et les Telchines que le lien mythique à la métallurgie est le plus marqué. Mais dans un deuxième chapitre consacré à l’iconographie disponible, seuls apparaissent les Kabyres, très présents à Thèbes mais aussi sur les monnaies d’époque impériale de Thessalonique et de Lemnos. Aucune source iconographique ne semble donc disponible pour les deux catégories autour desquelles on s’attend à ce que l’ouvrage se centre. Sans lien direct, le troisième chapitre emmène le lecteur en Afrique.1 Blakely y propose alors un aperçu historique de la technologie du fer, présente sur ce continent depuis au moins le VIIe siècle de notre ère, comme l’attestent des fonds de fourneau découverts dans la région des chutes Victoria, sur le cours du Zambèze. A cette occasion, l’auteur pose le problème de l’origine des connaissances métallurgiques africaines et présente les différentes théories diffusionnistes en cours, de celle de l’introduction par les Phéniciens à celle de l’ouvrage de M. Bernal, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization. Blakely les rejette toutes en bloc, avec des arguments convaincants.

Les deux parties suivantes sont consacrées à l’exploration d’aspects plus particuliers des Daimones. Il s’agit alors de comprendre le lien de certains d’entre eux à la métallurgie, lien qui ressort clairement des mythes, mais qui ne se révèle ensuite dans aucune pratique cultuelle. C’est en explorant le rapport des Daimones à la métallurgie, puis de la métallurgie au pouvoir politique, au genre et à la magie que l’auteur espère comprendre la signification de ces figures et leur place dans la culture grecque.

La deuxième partie s’intitule “Metallurgy and Birth” (p. 77-162). Un chapitre y est consacré aux pratiques de différents peuples sub-sahariens ou du centre de l’Afrique, les trois autres chapitres se centrent autour des Daimones grecs. En Afrique, l’auteur s’arrête plus particulièrement sur les Fipa, peuple qui vit à l’ouest de la Tanzanie, entre les lacs Tankanyika et Rukwa. Elle en présente les chants et les danses autour du fourneau où est réduit le minerai et souligne la connotation sexuelle tant des rites que de la forme du four lui-même. Autour de ces pratiques, c’est toute une réflexion qui peut alors être menée sur la distinction entre les genres mais aussi leur perméabilité. Il en va tout autrement en Grèce et l’on comprend vite, avec l’auteur, combien les rapprochements menés jusqu’à présent entre les deux aires culturelles étaient artificiels. Si les mythes grecs rapprochent bien les Daimones de la fécondité de la terre, ils ne font intervenir les Dactyles ou les Courètes qu’après la naissance de l’enfant, qu’ils protègent de leurs armes. Pour illustrer cela, Blakely propose l’étude de quelques testimonia généralement mis en avant dans cette problématique. Elle aborde ainsi un hymne à Apollon et aux Dactyles, hymne du IVe siècle, trouvé gravé sur une stèle dans le sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros à Erétrie et montre que les Dactyles y jouent le rôle de faire-valoir d’Apollon dans un hymne de circonstance, nourri d’une version populaire du mythe. Son argumentation passe ensuite à un extrait des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (I,936-1152) et à l’hymne du sanctuaire de Zeus Diktaios de Palaikastro, en Crète, texte du IVe siècle avant notre ère mais dont la gravure remonte seulement au IIe ou IIIe siècle de notre ère. Cette partie se termine par l’examen des rapports entre les Daimones et la médecine avec, pour constat initial, que ce sont les Dactyles et les Telchines, Daimones les plus liés à la métallurgie, qui sont dans ce contexte aussi les plus souvent mentionnés. Si les Telchines semblent ici jouer un rôle plus volontiers destructeur, en contact avec le poison et la stérilité, Héraklès dit Daktylos, lui, aurait été honoré pour ses pouvoirs en matière de guérison. Des amulettes à son effigie, mises en parallèle avec d’autres amulettes représentant le dieu Bès, et la mise en lumière de ce que les Grecs appellent la “pierre d’Héraklès” constituent ici les principaux arguments de l’auteur. On voit bien, avec Blakely, que les explications parfois un peu simplistes proposées jusqu’alors pour apprécier les figures des Daimones ne résistent pas à une analyse plus fine des données disponibles. La magie ne doit pas être prise comme une conséquence évidente de connaissances métallurgiques. Magie et métallurgie sont plutôt deux aspects différents de personnages pour lesquels il convient par ailleurs de distinguer, comme toujours en religion grecque, les rites et les mythes.

La troisième partie (p. 163-226), sous le titre “Metallurgy and political power”, propose quatre chapitres, équitablement répartis entre Afrique contemporaine et Grèce ancienne. L’ambition de Blakely est d’y comprendre le lien entre les Daimones et l’autochtonie, le territoire, et par là le pouvoir et la tradition. A propos de l’Afrique, Blakely souligne les ramifications politiques de la technologie du fer, en s’attardant en particulier sur le cas des peuples du Congo, leurs insignes, leurs rites et leurs mythes qui permettent de comprendre les liens très forts qui peuvent exister entre pouvoir politique et maîtrise de la technologie. Revenant à la Grèce, elle centre sa réflexion sur deux sources littéraires. La première est l’un des rares fragments que l’on possède de la Phoronide, texte de sept vers transmis par une scholie à Apollonios de Rhodes. Il y est question du don du feu fait par Phoroneus, héros civilisateur de la cité d’Argos, aux Dactyles de Phrygie. Après bien des détours, Blakely conclut à l’existence à Argos, dès l’époque archaïque, d’un discours de prestige, dont la Phoronide se fait l’écho. Ce discours idéologique commence à être bien connu et décrypté, notamment grâce aux travaux de Marcel Piérart, dont aucun des articles n’est cité en bibliographie. Dans ce discours, les Dactyles ne sont évidemment pas centraux : ils apparaissent juste comme un épiphénomène, au service avant tout de la figure éponyme du texte, le héros Phoroneus, pendant argien de Prométhée. Soulignons par ailleurs que nous ne possédons de la Phoronide que six fragments, dont Blakely utilise ici le plus long. Remis dans ce contexte, la mention des Dactyles de Phrygie confine à l’anecdote, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’est pas signifiante. De là à dire qu’elle a une signification politique, au sens large du terme, parce que, entre autres, le métal tient dans l’histoire argienne une place qu’il n’occupe pas nécessairement ailleurs (l’auteur ici mentionne les bronzes dits argiens d’Olympie et le roi semi-légendaire Pheidon), il y a un pas qu’il me semble bien hardi de franchir. Le dernier chapitre s’attarde sur les Héliades rhodiens, fils d’Hélios, mentionnés par Pindare dans la 7e Olympique pour Diagoras de Rhodes (vers 131 et suiv.) et assimilés aux Telchines. Certaines traditions grecques veulent que les cités rhodiennes aient été des fondations argiennes. Blakely montre que, dans ce contexte, les Telchines pourraient être interprétés comme les autochtones du territoire rhodien, ceux qui le défendent mais qui peuvent aussi, à l’occasion, guider le colonisateur.

A l’issue de la lecture de cet ouvrage, on reste d’accord avec l’auteur qu’historiens de l’Antiquité et anthropologues ne peuvent travailler de concert qu’après de multiples précautions de méthodes, même si les uns et les autres ne peuvent cerner réellement l’objet de leurs études que par une attention très soutenue portée aux contextes de production des phénomènes étudiés, sans aucun a priori. A propos des Daimones eux-mêmes, le néophyte regrette que la notion n’ait pas été l’objet, au début de l’ouvrage, d’une tentative de définition. Seuls sont présentés certains d’entre eux, entre lesquels des liens semblent exister de fait, bien qu’ils ne soient jamais explicités. On passe donc des Dactyles aux Courètes ou aux Telchines en fonction, semble-t-il, des besoins de l’auteur et des quelques documents sur lesquels elle se concentre. Certains développements ont alors du mal à se justifier. S’en tenir à une ou deux de ces catégories (Dactyles et Telchines, les deux seules ayant réellement un rapport à la métallurgie du fer?) aurait certainement donné au propos de l’ouvrage une plus grande lisibilité.

On comprend mal enfin certains aspects de l’argumentation. Faut-il, par exemple, en passer par quelques affirmations insuffisamment argumentées à propos de l’Age du fer en Eubée, puis sauter quatre siècles, pour interpréter l’hymne aux Dactyles d’Erétrie comme un hymne de circonstance, lié au contexte politique et culturel de l’île au IVe siècle? Tout aussi rapide est le traitement de l’Héraion argien à l’époque géométrique. Sur une question aussi controversée, peut-on se contenter de quelques travaux et omettre les plus récents, qui datent, de façon convaincante, le mur dit cyclopéen des années 710-680 et le restituent avec un parement? Doit-on tirer des arguments politiques de bronzes que l’on dit argiens faute d’avoir trouvé, pour l’heure, une réponse plus satisfaisante? Claude Rolley lui-même, dans un article invoqué par Blakely, se montrait prudent.

Tous ceux que la religion grecque intéresse trouveront dans l’ouvrage de Blakely matière à réflexion, particulièrement dans ce domaine particulier mais peut-être un peu vieilli que constituent les relations entre l’histoire des religions et l’anthropologie. Mais, en ce qui concerne le domaine propre de l’étude, il faut en convenir avec l’auteur, la notion de Daimon, parmi lesquels on compte les Dactyles et les Telchines, est et demeure “among the most fluid in Greek religion.” (p. 22). Comme il avait été annoncé en introduction, des questions se posent, et il est essentiel de bien les poser, mais les réponses restent à formuler.

Notes

1. Je ne peux ici que reconnaître mon incompétence dans ce domaine d’étude. En ce qui concerne l’Afrique, je me contenterai donc de mentionner les chapitres de Blakely.