BMCR 2007.08.48

Dissimulazioni della violenza nella Grecia antica

, Dissimulazioni della violenza nella Grecia antica. Pavia: Ibis, 2006. 246 pages ; 24 cm. ISBN 8871642120. €18.50.

Table of contents

Ce volume, édité par Giampiera Raina, présente les recherches des participants au séminaire de grec du Département des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Pavie durant l’année universitaire 2002/2003. Il contient six contributions, dont deux sont déjà parues dans des revues spécialisées en 2004, consacrées aux représentations des actes de violence dans la littérature grecque, que ce soit dans le mythe ou dans la réalité historique. Malgré la variété des textes, qui vont d’Homère à Ménandre en passant par les Tragiques grecs, le résultat commun de ces recherches est que la violence, au lieu de s’exhiber, se dissimule de multiples manières, offrant un caractère de suggestion plutôt que de provocation: des événements qui seraient désagréables par leur violence sont dissimulés au moyen de stratégies diverses, comme le transfert opéré dans le songe, le changement sémantique du discours ou le jeu de la fin heureuse au théâtre.

La contribution d’Anna Beltrametti, intitulée “Pensare, raccontare e rappresentare la violenza. Anche questo abbiamo imparato dai Greci?”, pages 13-46, publiée déjà dans les Quaderni di Storia 60 (2004), ouvre le volume par une réflexion générale sur les rapports de la culture grecque avec la violence. Après un examen de l’historiographie récente, qui tend à proposer un cadre plus idéal qu’historique de l’Antiquité grecque, l’auteur, se fondant surtout sur des textes grecs du Vème siècle, pour la plupart empruntés aux tragédies, étudie les notions d’ hybris et de stasis, montrant comment les termes bia et ischus s’opposent à nomos et à logos, particulièrement dans Médée, où, avec le personnage de Jason, pour lequel la faute de Médée est de ne pas connaître les traductions et les dissimulations de la parole, se découvrent l’hypocrisie et la fausseté inscrites dans la légalité et la raison dominante. Parmi les stratégies du contrôle de la violence, l’auteur examine le logos de la persuasion et celui du mensonge: elle souligne comment l’ apatè, la tromperie, est un trait particulier de la culture grecque qui recourt à la mètis, l’astuce, et la valorise pour limiter la violence: la mètis est qualité des dieux et des héros, et elle s’incarne dans Ulysse. Autre antidote à la violence, l’oubli, qui vise, en empêchant la réaction, à briser la chaîne du sang: bien avant l’amnistie de 403, Ismène, dans l’ Antigone de Sophocle, met en avant l’aspect vital du besoin d’oublier (vers 49-68). Ainsi, la bonne argumentation, la ruse, le mensonge et l’oubli président à la concorde de la cité historique, et sont aussi les règles d’or de la cité utopique de La République de Platon. La société grecque n’ignore pas la violence des rapports humains, mais dispose de moyens destinés à apaiser l’agressivité des individus, à punir les illégalités et à isoler les déviances de manière à les empêcher de nuire à la communauté. Cette image de la cité grecque qui veut dominer la violence, donnée par les Tragiques athéniens, la comédie d’Aristophane, qui dit ce que l’on ne pourrait dire dans un registre sérieux, la remet en question, elle qui utilise la parole comme une arme, destinée à frapper ses victimes dans leur identité profonde jusqu’à leur mort sociale: les centres de violence apparaissent non plus dans les massacres mythiques de la tragédie, mais dans l’affrontement politique, où l’on joue double jeu et où l’on manipule les complicités.

Tout comme la contribution d’Anna Beltrametti, celle de Diego Lanza, “La memoria degli dei”, pages 47-63, a été publiée en 2004, dans la revue Philologus. Elle étudie des textes tirés de l’ Iliade, dans lesquels il est question d’un souvenir d’Achille, qui se rappelait que sa mère Thétis lui racontait/ comment elle avait préservé Zeus d’une conjuration des autres dieux: dans sa colère, Zeus apparaît comme supérieur à tous les autres dieux, qu’il tient sous la menace d’une expulsion de l’Olympe. Les dieux olympiens peuvent se souvenir parce qu’ils sont imaginés comme des hommes dans leurs pensées, leurs actions et leurs sentiments: leurs souvenirs servent en fait à raconter des récits divers, dans lesquels ils sont présentés d’une manière qui souvent est inconciliable avec le panthéon olympien tel qu’il accompagne la société héroïque dans la poésie homérique. La conclusion de l’auteur est que la mémoire de l’expérience religieuse des hommes, mémoire de contradictions et de contrastes, aurait en quelque sorte été consignée à la mémoire des dieux: le Zeus de l’ Iliade, dans sa toute-puissance ostentatoire et perpétuellement menacée, pourrait bien figurer comme l’emblème de cette situation conflictuelle non résolue.

Martina Treu, dans “Il sogno della regina”, pages 65-101, étudie des songes de souveraines ayant trait à des événements violents, dans la littérature grecque d’Homère à Euripide. Le sommeil de Pénélope, tel le long sommeil serein dans lequel elle est plongée pendant qu’Ulysse massacre les prétendants, est reconnu comme un contrepoint aux phases particulières de l’action: les songes sont pour la reine un moyen, sans y prendre part directement, de les anticiper et de les revivre. La violence, employée d’abord par les ennemis du cercle familial, puis tournée contre eux, assume en quelque sorte le rôle essentiel de relier les histoires des protagonistes par les deux voies parallèles de la veille et du sommeil, la veille pour les hommes, le sommeil pour Pénélope, qui alternent dans le récit et sont même pénétrées d’influences réciproques. Les songes rapportés dans des tragédies sont, comme dans l’ Odyssée, des songes de femmes, et de reines, qui les rapportent à autrui, ou qui se les font rapporter, ou qui en tentent une interprétation: à la différence de ceux de Pénélope, appartenant au monde tragique, ils n’annoncent que des désastres, ou ne sont favorables qu’en apparence. Chez Eschyle, l’auteur s’intéresse au songe d’Atossa dans Les Perses et aux songes de Clytemnestre dans l’ Orestie : la reine est le fil conducteur de la trilogie, dans laquelle elle passe du personnage de la meurtrière insensible à la suggestion des songes à celui de spectre communiquant depuis l’au-delà avec le monde réel à travers un songe. Dans l’ Electre de Sophocle, le songe de Clytemnestre, comme celui de la reine dans Les Choéphores, annonce évidemment symboliquement la vengeance d’Oreste, mais le soin de relier le songe aux événements ultérieurs est confié à Electre, ce qui permet de diminuer la composante féminine dans la descendance et, par suite, dans la succession dynastique. Dans le théâtre d’Euripide, M. Treu étudie le rôle de l’Ombre de Polydore, le jeune fils de Priam envoyé en Thrace, dont l’apparition équivaut à une véritable vision onirique, en raison du rapport direct entre le jeune garc,on victime de violence et la première destinataire du message, reine, mère et sujette à faire des songes, Hécube. Dans sa conclusion sur les songes dans la littérature grecque, l’auteur souligne notamment, parmi leurs fonctions, l’importante composante de la violence, qui fait communiquer le plan onirique avec le plan réel du récit, épique ou tragique, à travers un réseau de renvois et d’anticipations.

Patrizia Pinotti, dans un long article touffu qui va de la p. 103 à la p. 174, intitulé “Cadaveri eccellenti. Strategia della diffamazione, cultura dell’imboscata e violenza politica dall’ affaire delle erme al processo di Socrate”, apporte une contribution nouvelle au dossier complexe du scandale de la mutilation des hermès en juin 415 à Athènes, auquel s’est particulièrement intéressé ces dernières années le groupe de recherche centré autour de Marta Sordi: elle étudie, dans ses méandres et ses cheminements les plus souterrains, la période trouble de l’histoire athénienne qui, de 415 à 399, avec quelques protagonistes et comparses demeurés actifs d’un bout à l’autre de la chaîne, voit la dernière phase de la guerre du Péloponnèse, deux coups d’Etat, l’effondrement d’Athènes, la stratégie proclamée de réconciliation et deux procès pour impiété, tout cela au milieu de luttes civiles dans lesquelles l’emploi de la violence est caractérisé par le recours à la diffamation et à l’embuscade. S’appuyant avant tout sur Thucydide, mais aussi sur les divers auteurs, contemporains ou postérieurs à l’historien, qui nous ont laissé des témoignages sur cette période riche en affrontements, elle part du scandale provoqué en 415 par la mutilation publique des hermès pour s’intéresser à la figure, déjà très controversée à cette date, d’Alcibiade et aux ramifications secrètes du complot dont il fut victime: l’étude du coup d’Etat de 411 et des multiples imbrications dans lesquelles sont inextricablement mêlés ses divers acteurs, d’Alcibiade à Androclès, Pisandre, Phrynichos et Tissapherne, permet de dénouer l’écheveau complexe du jeu, ouvert ou souterrain, des uns et des autres, les machinations et les revirements, et d’expliquer, depuis 411, l’affaire des hermès de 415. L’auteur souligne, descendant jusqu’au bref retour d’Alcibiade à Athènes et à l’étude de la justification mise en avant par le stratège et par ses partisans, combien l’affaire des hermès reste obscure, en raison du silence absolu sur les noms des commanditaires, et cela malgré l’abondance de noms qui apparaissent dans des procédures judiciaires anormales ou des stratégies diffamatoires: double jeu, collusions, infiltrations, trahisons, font à partir de 415 de la pratique politique un conflit dépourvu de toute règle. Après la chute des Trente, alors qu’est proclamée la volonté de réconciliation, se déroulent deux procè pour impiété en 400/399, l’un contre Andocide, l’autre contre Socrate. Le procès intenté à Andocide est pour l’orateur l’occasion de remonter jusqu’à 415 et 411, et de rappeler notamment la conduite de quelques oligarques, qui trahirent leur patrie au profit de Sparte: il permet à l’auteur d’embrasser, comme en un “album de famille”, ces années si denses, de 415 à 399, au cours desquelles intriguent des Pisandre, Théramène et Critias, et qui voient, avec la culture de l’embuscade, s’opérer une mutation des équilibres politiques au profit d’un système complexe s’appuyant sur un réseau de collusions.

Massimo Stella, dans un article intitulé “La violenza occultata: esoterismo del potere e rieducazione delle élites nelle Leggi platoniche”, de la p. 175 à la p. 228, étudie en trois points les thèmes de la violence, de l’oubli et de la violence occultée chez Platon. Le premier point, qui traite “de l’écriture du dialogue comme forme de mémoire: entre anamnèse et réélaboration du passé politique”, traite du thème de la violence, de La République aux Lois : à cette réflexion sur la violence, Platon ne peut échapper, lui dont la cité, déchirée par les luttes civiles depuis 415, a été, à l’issue de la guerre avec l’étranger, la proie d’un régime de violence et de terreur, dans lequel des membres de sa famille proche ont joué un rôle éminent. Les deux points suivants sont longuement développés à partir de la discussion qu’entretiennent, dans le cadre de la Crète, renommée pour la sagesse de sa législation associée au souvenir de Minos, les deux principaux personnages des Lois, l’ Athénien anonyme et le Crétois Clinias. La question de la lutte pour le pouvoir dans la cité, la stasis, y est abordée, et la violence fratricide y est condamnée, mais sans que soit nommée l’Athènes de la fin du Vème siècle; de même est condamnée, toujours sans que soit nommée Athènes, l’incapacité des hommes, par ignorance ou stupidité, à faire bon usage de leur domination sur autrui. Les principaux responsables de cette folie sont ceux qui forment l’élite politique, parce qu’ils se considèrent comme supérieurs aux lois et sont en désaccord entre eux: l’absence de contrôle fait que les archai particulières remplacent l’ archè générale, ce qui est le principe de toute guerre civile. La figure d’Alcibiade se dessine comme le symbole du mal collectif qui atteint les couches du gouvernement à Athènes. D’après l’Athénien des Lois, pour cette élite, la position pour ou contre la démocratie n’est qu’une fac,ade idéologique destinée à masquer la volonté de dominer le jeu politique: là réside l’origine de la violence politique. Après ce travail de mémoire, l’Athénien, passant au projet de réaliser une cité “bonne et juste”, développe le projet d’une colonie où la violence se transforme en ordre, discipline et sérénité. Mais en fait, la violence n’apparaît plus comme telle parce qu’elle s’exerce avec le consentement de celui qui la subit: le projet des Lois n’est pas dans le châtiment de l’homme mauvais, mais dans le consentement de l’homme à son châtiment, dans la rééducation de la nature humaine. Cet emploi de la violence préventive est soutenu par le système de gouvernement de cette colonie, dans laquelle la violence ne sera plus une impulsion ou un désir, mais une méthode, une science à appliquer de manière rationnelle dans la surveillance et la correction des hommes. La plus grande réalisation de cette violence scientifique est la cité-prison qui promet la justice aux bons, le repentir aux méchants: cette violence est bien occultée, elle qui ne coïncide plus avec agressivité, mais avec l’harmonie du spectacle de marionnettes qu’est dans son essence la cité de l’Athénien des Lois.

Giampiera Raina, l’éditrice du volume, livre pour finir, p. 229 à 246, une contribution sur Ménandre, dans laquelle elle s’interroge, s’appuyant plus particulièrement sur l’une des plus anciennes pièces de Ménandre, l’ Aspis, où elle étudie les champs lexicaux de la violence et de la honte, sur l’existence et la nature de la violence dans un théâtre dont ont souvent étés soulignés le réalisme et la vraisemblance des situations: elle conclut que, si ce théâtre présente en apparence une harmonie qui n’est pas sans rappeler le monde idyllique de Théocrite, cette tentative d’éloignement de la violence, dont on perc,oit cependant la présence, laisse transparaître un monde plein de contrastes et de contradictions.

Ce volume offre ainsi aux spécialistes de littérature et d’histoire grecques, depuis Homère jusqu’à Ménandre, et avec une faveur particulière pour l’Athènes classique, le fruit de stimulantes réflexions sur un sujet très actuel dans l’étude de la société grecque, la violence.